Anthologie (Pierre de Coubertin)/I/XII

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/I
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 28-32).

Sanatoriums pour bien-portants.

Au premier abord, l’accouplement de ces deux mots a quelque chose d’ahurissant. Qu’est-ce qu’un bien-portant peut venir chercher dans un sanatorium ? À la réflexion, on reconnaîtra pourtant que le nom est approprié à l’objet dont il s’agit. Le sanatorium dont il est ici question a bien en vue la conservation ou la consolidation de la santé, mais nous concevons le régime de cet établissement en telle façon que seuls des bien-portants le puissent efficacement fréquenter.

Et pourquoi le fréquenteraient-ils ?… Pour deux motifs : afin d’y trouver, quand besoin s’en fait sentir, le délassement le plus propre à les maintenir en bonne santé, et aussi afin de prendre occasion d’y augmenter leur « coefficient de capacité ».

Les occupations de la plupart des hommes d’aujourd’hui sont abondantes ; elles présentent de plus ce double caractère d’exiger la sédentarité et d’utiliser principalement la force nerveuse. Seuls certains métiers manuels demeurés sains et s’exerçant en plein air ont bénéficié d’une réduction de la tâche quotidienne en durée et en intensité d’effort ; mais ils sont rares. Beaucoup d’autres métiers dits manuels ont évolué, par contre, grâce aux progrès scientifiques et aux perfectionnements de la machinerie dans la direction des métiers cérébraux ; ils s’en rapprochent sensiblement désormais par leurs procédés et les résultats qui en découlent au point de vue de l’organisme humain. Parmi ces derniers enfin, il en est qui font vivre le travailleur dans une atmosphère de surchauffe incessante et le placent, en quelque sorte, sous une pression mentale assez exagérée pour devenir dangereuse. Il s’ensuit que la majorité des hommes commencent à éprouver et éprouveront chaque jour davantage le besoin de certains temps d’arrêt ou de repos coupant opportunément les longues périodes de pleine activité. L’état désirable auquel doivent aspirer ces hommes, tant au point de vue de leur bien-être personnel qu’au point de vue de leur productivité plus ou moins grande, est l’équilibre. En regard de la dépense considérable de force nerveuse et mentale qu’exige d’eux la civilisation moderne, il leur faut un approvisionnement équivalent de force musculaire ; l’homme équilibré est, de nos jours, celui auquel la fortune réserve ses faveurs. Il y a donc tout avantage à profiter des périodes de repos devenues nécessaires pour s’approvisionner de force musculaire. On le peut d’autant mieux que, en ce qui concerne les bien-portants, — et par là il faut entendre non pas ceux assez rares qui sont demeurés exempts de toutes misères physiques, mais ceux très nombreux dont les organes se révèlent de façon générale en bon état normal — la fatigue musculaire est à la fois un incitant et une détente. Cela est presque toujours vrai pour les jeunes hommes et la plupart du temps pour les hommes mûrs.

Pour qu’il en soit ainsi toutefois, il est essentiel que les deux fatigues ne se produisent pas simultanément. Le métier cérébral ne s’interrompt pas complètement par la cessation du geste qu’il provoque. Il n’est pas aussi facile de donner congé au cerveau qu’aux bras. D’ailleurs, les occupations connexes subsistent le plus souvent. Que si, dans ces conditions, l’on se borne à introduire dans sa vie une série d’efforts physiques, on a chance d’aboutir au surmenage ; en tous les cas, on n’aboutit pas au repos fortifiant. Les Américains, ces grands empiriques, savent cela d’instinct depuis longtemps. Quand le financier de Wall street, un des plus trépidants au sein d’une société trépidante, a décidé que l’heure avait sonné pour lui d’un répit obligatoire, il s’en va dans les Adirondacks camper, chasser, pêcher, ramer, sans souci possible de ce qui se passe au delà de l’horizon soudainement sauvage au centre duquel il s’est réfugié. Les Adirondacks constituent pour lui et pour ses compatriotes un vaste « Sanatorium pour bien-portants ». Vaste et provisoire, car cette région comme tout le reste du Nouveau-Monde connaîtra l’ère de l’exploitation parcellaire, verra se multiplier les défrichements, les enclos, les routes et s’élever les habitations. C’est là précisément où nous en sommes en Europe. Il n’est pas facile d’y trouver à portée les districts solitaires ou établir des camps à l’américaine, sinon en troupe ou à grands frais. De là le recours à un établissement permettant la pratique des sports artificiels, escrime, gymnastique, cyclisme — ou artificialisés comme l’équitation sur piste ou la natation en piscine.

L’heure a sonné où un tel établissement peut être utile à tous. Dans certains pays — par exemple, dans une grande partie de l’Europe continentale — on se serait trouvé jusqu’ici hors d’état d’en profiter parce que l’éducation sportive avait été trop longtemps négligée. Pour qu’un homme soit à même de faire ses « vingt-huit jours », comme on dit en France, ou de suivre son « cours de répétition », comme on dit en Suisse, il faut qu’il ait accompli, au préalable, la période réglementaire de service comme recrue et qu’il ait ainsi appris les éléments du métier militaire. De même, les « vingt-huit » ou les « treize jours » sportifs dont il est ici question, supposent une initiation antérieure qui n’a pas besoin d’avoir été très complète, mais qui doit avoir existé en quelque manière. Or, le nombre augmente — partout et rapidement — de ceux qui reçoivent cette initiation.

Ceci dit, comment se représenter l’organisation du sanatorium pour bien-portants ?… Il comprendra : un grand gymnase et des salles d’escrime et de boxe très aérées, avec en annexe, un préau couvert, des douches, un à deux salons, une salle à manger, enfin vingt à trente chambres simples et confortables. Comme nourriture : trois repas par jour avec des menus copieux à tendances végétariennes, sans exagération toutefois ; du vin de table pour ceux qui le désirent, mais aucun spiritueux. Comme genre de vie, lever à sept heures, coucher à neuf, trois heures de travail musculaire le matin et autant dans l’après-midi, une heure et demie de sieste entre deux et le reste en flânerie. C’est là, bien entendu, sinon un minimum, du moins une moyenne inférieure. Il n’y a pas lieu de prévoir de direction médicale proprement dite ; un « directeur des Exercices physiques », dont le type s’importera d’Amérique, suffira à remplir la double besogne de conseiller hygiénique et technique. Ce sera à chacun, s’il le juge nécessaire, à se faire examiner, au préalable, par son médecin habituel.

Deux points essentiels. D’abord la proscription du concours sous quelque forme que ce soit ; évidemment, on ne saurait empêcher les hôtes du sanatorium de se mesurer entre eux s’ils le veulent absolument, mais ce sera le devoir du directeur de chercher à les en détourner et de ne s’y prêter en aucune manière. L’émulation ne doit naître, ici, que de la consultation des records et, notamment, de ces « records moyens » qui indiquent les résultats auxquels peut viser selon son âge, les conditions de son organisme et la fréquence de ses exercices un homme de force moyenne. Celui qui fait un séjour au sanatorium n’a pas besoin d’être incité à l’effort musculaire puisqu’il est venu tout exprès pour cela, mais il a besoin que cet effort soit également réparti sur toute la période de son séjour ; il a besoin surtout que nulle excitation nerveuse n’agisse sur lui. Ceci est de toute nécessité.

Le second point connexe au premier a trait à « l’organisation du repos ». Avant et après l’exercice, il faut obtenir la détente immédiate et totale de tout le corps, le silence des muscles. Le sanatorium devra être abondamment pourvu de ces chaises-longues de paille et de ces divans composés de simples planches de bois sur lesquelles on pose un matelas mince et mobile en crin ou en varech serré ; meubles dont l’empirisme américain a suscité l’utilisation avant même l’étude scientifique du dételage humain et de ses avantages. Dans l’intervalle des exercices, les hommes devront s’y étendre, non pour chercher un sommeil superflu, mais pour tâcher d’y réaliser la stagnation complète des membres et de la pensée.

L’occasion sera bonne évidemment pour se livrer à quelques essais naturistes ; en général, en faire l’essai, c’est s’y fixer. Le bain d’eau ne suffit pas à l’être humain ; il lui faut encore le bain d’air ; il a été longtemps frustré de tous les deux ; il l’est encore du second. La peau a besoin de s’exercer à nu ; non seulement la santé y gagne, mais le perfectionnement technique aussi. Quant au « bain de soleil » et surtout au bain d’« air ensoleillé », il ne saurait présenter d’inconvénients dès que le climat ou la saison le permettent.

Nous avons mentionné tout à l’heure la possibilité pour le client du sanatorium d’augmenter son « coefficient de capacité ». Que si, en effet, il est assez énergique pour forcer un peu la note au bout de quelques jours et, prenant tout à fait au sérieux son travail pour demander à ses muscles des efforts progressifs, il est assuré d’obtenir certaines modifications corporelles d’importance — et notamment un accroissement thoracique. C’est dans le manuel de Gymnastique utilitaire, il y a déjà quelques années, qu’a été signalée, pour la première fois, cette possibilité d’une « plus-value » physique désignée sous le nom d’augmentation du coefficient de capacité. « De telles modifications, y était-il proclamé, sont réalisables, non seulement bien au delà de l’adolescence, mais en plein âge mûr ; de fait, elles sont réalisables tant que le système artériel n’a pas perdu sa souplesse et son élasticité. Leur valeur est double. On peut comparer l’effet produit à l’emménagement dans une demeure plus vaste que celle que l’on quitte, où l’on se sentira, par conséquent, plus à l’aise et où l’on jouira d’un plus grand confort. Un second résultat plus précieux encore sera la constitution de « réserves » propres à accroître la résistance éventuelle à la maladie. La maladie met, en quelque sorte, le siège devant l’organisme ; la principale difficulté que rencontre le médecin n’est-elle pas de faire passer des vivres à l’assiégé ? Rien ne vaut les réserves fraîches que chacun aura sagement ajoutées au cours de sa vie virile aux approvisionnements dont la nature et l’éducation l’avaient muni. C’est pourquoi, il serait infiniment désirable que l’homme s’efforçat à deux ou trois reprises différentes, entre vingt-cinq et quarante-cinq ans, d’augmenter de la sorte son coefficient de capacité.

Revue Olympique, 1907.