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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV/I

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 133-136).

Californie d’autrefois (1893).

Il pouvait être six heures du soir quand le petit chemin de fer s’arrêta au fond d’une vallée roussie, devant un massif montagneux qui décidément lui barrait la route. Il avait couru depuis midi au milieu des longues herbes sèches, les rails posés tout uniment sur le sol, franchissant les ruisseaux sur des ponts improvisés et s’arrêtant à des stations minuscules dont les noms poétiques à désinences espagnoles évoquaient les lointains ensoleillés du sud. Et c’était, au coucher du soleil, une grande féérie rouge comme si mille flammes de bengale se fussent allumées tout à coup. Des aigrettes de feu s’attachaient partout sur la crête des collines, aux cailloux du sol, aux rebords des petits nuages qui descendaient, très pressés, derrière l’horizon.

Au milieu de ce paysage à grandes lignes primitives sans culture encore et d’une beauté intacte, deux petites maisons de bois, de celles qu’en Amérique on transporte partout si aisément, se dressaient proprettes et puériles posées comme des joujoux sur la terre nue ; l’une d’elles servait de domicile au chef de gare et portait en grosses lettres bleues le nom de la localité : Santa Margarita. Une sorte de quai la prolongeait le long duquel le train avait fait halte ; un peu plus loin la voie se perdait dans les herbes en attendant que fut creusé sous la montagne le tunnel qui devait lui permettre d’atteindre San Luis Obispo.

Il y eut sur ce quai tout un déballage d’hommes et de choses : instruments aratoires perfectionnés, barils, caisses, sacs de toile, paniers de fruits. Pour enlever toute cette marchandise et la répartir, il fallut une heure comme si sur ce versant de la rude Amérique, le temps avait absolument cessé de représenter de l’argent ; les hommes bavardaient entre eux, riaient, chantaient tandis que s’allumaient les constellations dans l’azur rapidement assombri. Et la nuit était venue quand les deux lourdes diligences à huit chevaux s’engagèrent dans la prairie. C’étaient deux de ces pataches mexicaines, sortes de calèches suspendues sur d’épaisses lanières de cuir tressé, avec les bagages amoncelés par derrière, des rideaux de coutil remplaçant les glaces absentes et, sur la caisse, des enluminures en couleurs vives, ; on eût dit des voitures de cardinaux romains visitées par des brigands et déchues de leur splendeur mais continuant de dodeliner doucement selon les hasards du chemin et imposantes encore dans leurs silhouettes d’ensemble.

À l’automne, les herbes californiennes brûlées par le soleil, s’inclinent sur le sable doré comme elles et forment le tapis le plus mœlleux qui se puisse rêver ; les chevaux, couverts de clochettes et d’oripeaux se mirent à trotter gaîment, tandis que le cocher coiffé du classique sombrero faisait claquer au-dessus d’eux son interminable fouet d’un mouvement ample et vigoureux. Mais bientôt le sable et les herbes firent place au rocher ; les traits se tendirent et l’ascension commença.

Au brusque détour d’un contrefort granitique un étrange spectacle apparut ; là s’ouvrait dans la montagne l’orifice du tunnel : de gros feux rouges éclairaient le chantier. S’élevant le long de la profonde tranchée, la route passait devant une suite de cabanes hâtivement construites avec des troncs d’arbres et de la boue ; les portes ouvertes laissaient voir des intérieurs rugueux, la lampe fumeuse pendant du toit, le souper sur la table. Les ouvriers attendaient le passage de la diligence ; ils portaient le costume du travailleur yankee, la chemise de flanelle entr’ouverte sur le cou et le pantalon enfoncé dans les hottes de cuir fauve ; seulement, je ne sais quelle souplesse dans l’attitude, quel sens artistique, dans la manière de poser le chapeau ou de nouer la cravate dénonçaient les approches du Mexique ; parfois, au travers de l’anglais sec et martelé, les jurons et les invocations de la vieille Espagne jetaient comme une note de musique.

Ayant abandonné ses chevaux à eux-mêmes, le conducteur fouillait dans une sorte de panier suspendu à portée de sa main. Il y prit des rouleaux, des paquets de lettres, des journaux sous bande et lisant d’un coup d’œil les destinataires pour s’assurer que nulle erreur ne s’était glissée dans son triage, il les lança devant chaque demeure ; quelques-uns pénétrèrent par les portes ouvertes ; d’autres furent arrêtés au vol par ceux auxquels on les lançait ; d’autres roulèrent à terre, attendant qu’on vienne les relever. Un peu après la dernière cabane, la diligence tourna presque à angle droit et coupa la ligne souterraine du railway. D’un côté une paroi à pic, noire, démesurée montait sur le ciel ; à gauche, la même paroi tombait dans le vide. Ensuite, ce furent le silence et la nuit ; des oiseaux tournoyaient et la brise secouait les arbres ; bientôt fut atteint le sommet du col ; l’allure devint rapide sans souci de la route étroite et des lacets à détours brusques. Un moment des points lumineux étincelèrent au flanc d’un promontoire qui s’allongeait abrupt, séparé de nous par une vallée ténébreuse ; c’étaient des fanaux électriques ; le chemin de fer devait courir là à ciel ouvert pendant quelques centaines de mètres ; on creusait dans le granit de quoi placer les rails ; le bruit des pics se répercutait sinistrement et l’éclat blanchâtre de la lumière avivait les contrastes et grandissait les proportions de ce site sauvage La descente s’accentuant, bientôt nous perdîmes de vue cet atelier suspendu en l’air ; la vallée s’ouvrit et gentiment niché dans un cirque de collines, San Luis Obispo apparut.

Dans les montagnes de Santa Ynez ; changement de véhicule ; la diligence de Los Olivos passe ses voyageurs et leurs bagages à la diligence de Santa Barbara. Cette fois, ce ne sont plus des carrosses de cardinaux mais des chars à bancs très légers et infiniment rudimentaires. L’échange s’opère dans un ravin exquis, plein d’eaux murmurantes et de chants d’oiseaux. Le Pacifique a disparu. Une petite auberge se trouve là ; assise sur deux roches entre lesquelles sautille une cascade. D’étranges laitages et des fruits inhabituels composent un menu plus pastoral que réconfortant. On charge les colis et le conducteur de Los Olivos, amarrant un carton à chapeaux récalcitrant, adresse à son propriétaire cette admonestation où il entre plus de pitié que de rancune : « what’s the use of a man having two hats ! »

Toutes les missions ne sont pas ruinées : il y en a dont les chapelles à demi restaurées servent de paroisses. On y voit encore des peintures enfantines et des statues contournées représentant la Vierge en robe à paniers ou les saints en abbés de cour. Quand, au matin, par une aurore empourprée ou bien à l’angélus du soir la cloche, apparente au-dessus de la façade dentelée se met à tinter doucement, elle évoque les pauvres Indiens raclant le sol avec leurs instruments primitifs, les lourds chariots aux roues massives, la sentinelle montant autour de l’enceinte une garde fantaisiste et les longues processions avec les cierges de cire et les images de bois doré. Vous trouverez la mission de Monterey discrètement cachée derrière un pli de terrain et se mirant dans un étang bordé de roseaux à fleurs blanches ; celle du Carmel proche de la baie où, comme au temps des Franciscains les vagues caressent sans contrainte la belle plage arrondie sans que nul bruit humain interrompe leur rythme musical. Dans les chemins poussiéreux, vous croiserez des hommes à cheval qui chantent des paroles yankees sur des airs espagnols et poussent devant eux des bestiaux. Ces hommes ont la chemise ouverte sur la poitrine nue, leur déshabillé est artistique et chacun de leurs mouvements charme par la grâce inconsciente dont il est empreint.

Quand vous aurez passé les montagnes de Santa Ynez et aperçu la plaine de Santa Barbara et l’Océan Pacifique semé de grandes îles lumineuses, ce sera la Californie du Sud plus exubérante, plus chaude de teintes, presque tropicale par endroits. Vous irez visiter la mission de Santa Barbara qui, seule, est complètement intacte, et le vieux franciscain irlandais qui entr’ouvre d’un air bougon la porte vermoulue sourira presque, s’il sait que vous venez de Paris. Vous attacherez votre cheval à l’ombre d’un poivrier et vous écouterez la fontaine qui joue dans le grand silence de midi tandis qu’une avalanche de soleil tombe sur la terrasse blanche et que les cactus et les aloès détachent sur les murs de pisé leur dentelure bleue.