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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV/III

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Anthologie (Pierre de Coubertin)/IV
AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 143-146).

Notre épopée lointaine.

Ils étaient plusieurs français imbus du préjugé séculaire, dissertant au fumoir sur les incapacités coloniales de leur patrie. « Cette exposition d’Hanoï, conclut l’un d’eux en se carrant dans son fauteuil et en déposant dans un cendrier le reste de son cigare, me fait songer aux villages de carton qu’une administration trop zélée élevait jadis sur le passage de Catherine la Grande et qui, peuplés à la hâte de moujiks d’occasion, égaraient l’impératrice sur la prospérité de ses États ». Les autres acquiescèrent en riant et l’on rentra au salon pour y parler d’actualités plus passionnantes.

Or, cette même nuit, celui qui avait comparé l’exposition tonkinoise aux constructions trompeuses des fonctionnaires moscovites, s’endormit en se rappelant, avec un sourire, sa comparaison qu’il jugeait exacte et spirituelle ; et la fantaisie des songes, aussitôt l’emporta vers l’Extrême-Orient. Il rêva qu’il se trouvait dans un angle du palais central de l’Exposition, le soir de l’inauguration. Autour de lui, l’ombre était profonde ; dehors les derniers lampions s’étaient éteints et, dans les galeries, le pas alourdi des veilleurs troublait seul l’épais silence… Soudain, par une large verrière cintrée, un rayon de lune filtra et le Français, retenant son souffle aperçut un cortège étrange qui glissait le long des parterres et, lentement, s’acheminait vers le palais. Les ombres indécises montèrent le perron monumental, passèrent au travers de la porte sans que celle-ci se fut ouverte et se répandirent dans l’exposition. C’étaient les grands coloniaux de France sortis de leurs glorieux tombeaux. Ils étaient venus par milliers et regardaient, avides

En tête s’avançaient les marchands normands qui fondèrent, dès 1365, les premiers établissements de la côte de Guinée, le Petit-Paris, le Petit-Dieppe… et avec eux les aventuriers de génie dont nos enfants savent à peine les noms et dont les exploits, pourtant, auraient dû susciter des poètes et tenter tant d’historiens ; Jean de Bethencourt, chambellan de Charles vi, qui s’empara des Canaries ; Jean Cousin qui, de 1488 à 1499, parcourut les mers à la recherche des Indes orientales ; Paulmier de Gonneville qui visita le Brésil, l’appela Terre des Perroquets et en ramena le fils d’un indigène dont il fit son gendre ; Denis de Honfleur qui débarqua dans la baie de Bahia ; Thomas Aubert, Jean Bourdon qui découvrit la baie d’Hudson, et ce terrible Ango qui, voulant venger les équipages français coulés par les Portugais dans les eaux brésiliennes leur captura trois cents bateaux, remonta le Tage jusqu’à Lisbonne et imposa la paix à Jean III de Portugal. Passèrent ensuite les douze Français qui accompagnèrent Magellan autour du monde, puis les rudes boucaniers de Saint-Domingue puis encore un groupe où toutes les provinces de France comptaient des représentants.

Il y avait là Jacques Cartier, de Saint-Malo, qui remonta le Saint-Laurent et créa avec le seigneur de Roberval, les établissements du cap Breton et de l’île d’Orléans ; Villegageux qui fonda à Rio-de-Janeiro une colonie de français ; Jean Ribaud de Dieppe qui s’empara du pays situé au nord de la Floride et lui donna le nom de Caroline en l’honneur de Charles IX ; Laudonnière le Poitevin qui tenta de défricher ces nouvelles possessions de la Couronne et y échoua ; de Gourgues, ce vaillant et pittoresque gentilhomme de Mont-de-Marsan qui, jugeant le roi de France trop préoccupé par les guerres de religion pour venger ses sujets caroliniens massacrés par les Espagnols partit de Bordeaux le 2 août 1567, avec deux cents compagnons, ravagea la Floride, y tua quatre cents ennemis et s’en revint satisfait.

La troupe des « Canadiens » parut ensuite, conduite par Champlain le fondateur de Québec et par Montcalm, son héroïque défenseur. Le régiment de Carignan entourait son drapeau déchiqueté et noirci. Aux habits brodés des gouverneurs, aux brillants uniformes des colonels se mêlaient les nobles haillons des explorateurs de l’Ohio, du Wisconsin et de l’Arkansas, Louis Joliet, le P. Marquette et surtout Cavelier de la Salle qui accomplit, au milieu de périls sans nombre, la descente du Mississipi et donna la Louisiane à Louis XIV. On voyait mêlés aux chefs dont les noms ont survécu, les ouvriers modestes et anonymes qui combattirent ou peinèrent pour construire la Nouvelle-France : trappeurs audacieux qui servaient d’éclaireurs et préparaient les voies près des tribus Peaux-rouges, soldats infatigables qui tenaient garnison dans les fortins en troncs d’arbres perdus au milieu des forêts cruelles, missionnaires au zèle ardent qui, en répandant la parole du Christ, s’attachaient à faire aimer le nom de la patrie.

Après les Canadiens vinrent ceux de l’Inde française, glorieux vaincus de la politique plutôt que de la guerre, victimes des cabales honteuses et des calculs imbéciles : Dupleix qui faillit jeter sur les épaules du roi de France le manteau impérial que porte Édouard vii ; La Bourdonnais, Latouche, Lally-Tollendal ; puis ce bailli de Suffren qui, à la veille de la Révolution, obstiné à cueillir les lauriers hindous, sut vaincre à Madras et reprendre Pondichéry ; et encore ce généreux Raymond dont l’intelligence et l’énergie maintinrent jusqu’en 1798 l’influence française à Hyderabad.

Tous ceux-là, héros de l’Inde et du Canada, fondateurs de la Louisiane et de la Caroline, pionniers de Terre-Neuve ou du Brésil avaient pu craindre en voyant céder ou vendre leurs conquêtes que leurs efforts ne fussent perdus et que leur superbe activité ne demeurât stérile. Or, voici que, sous leurs yeux, surgissait une preuve irréfutable de la vitalité et de la force d’expansion françaises… mais plus heureux que ces serviteurs de l’empire écroulé commençaient à défiler maintenant les ouvriers de l’empire vivant ; soldats d’Afrique sans peur et sans reproche, explorateurs tombés dans les sables brûlants ou le long des rivages fiévreux, hardis marins, moines d’avant-garde, fonctionnaires morts au poste d’honneur. D’Enambuc et ses compagnons, les légendaires créateurs des Antilles, Victor Hugues le conventionnel qui reprit la Guadeloupe à lui tout seul, Adalbert de la Ravardière, ce cadet de Gascogne qui s’empara de la Guyane, au nom d’Henri iv… s’y rencontraient avec les Soleillet et les Flattera, les Bougainville, les La Pérouse, les Jacques d’Uzès et les Noël Ballay[1].

Qui donc disait que la France, en occupant Madagascar, mettait la main sur une terre à la possession de laquelle elle n’avait point de titres ? Voici venir le premier explorateur de la future Île Dauphine, ce Jean Parmentier qu’en 1529 on surnommait il gran capitano francese ; et derrière lui Rigault de Dieppe, le premier colon ; Pronis, Flacourt et La Haye les premiers gouverneurs ; puis le caporal Labigorne époux de la reine Bety, l’ingénieux Beniowsky et ces trois courageux colons Lastelles, Lambert et Laborde qui préparaient en 1853 le protectorat, dont Napoléon iii ne voulut point, — tous zélés propagateurs de la civilisation française en pays malgache.

Les Indo-chinois marchaient les derniers : plus que les autres, ils sentaient ceux-là, la joie d’être à un tel honneur, après avoir été à de si grandes peines. Le Chappelier qui fut en 1684 le premier agent de la Compagnie des Indes au Tonkin, et Dumas qui, en 1735, fut le premier gouverneur escortaient l’évêque Pigneau de Béhaine, le prélat patriote qui négocia le traité entre Louis XVI et Gia-Long et, ne voyant point venir les Français pour prendre possession des territoires cédés, frêta lui-même des navires, engagea des officiers et des ingénieurs et jeta les bases de l’influence française en Annam. Hélas ! tant d’efforts et de généreux labeurs faillirent se perdre sans retour ; pour faire germer l’avenir qu’ils contenaient, il fallut que le sol jaune fut fécondé à nouveau par le sang d’un Garnier, d’un Rivière, d’un Bobillot.

La procession allait prendre fin et rentrer dans le néant du tombeau. Déjà s’effaçait le rayon bleuté qui avait éclairé la visite des ombres ; sa clarté faiblissante se posa sur trois figures qui fermaient cette marche illustre ; aux côtés de l’amiral Courbet en grand uniforme parut — son mélancolique visage traversé d’un peu de joie — Jules Ferry, appuyé sur le bras d’Henri d’Orléans.



  1. Dans cet article paru en tête du Figaro le 14 décembre 1902, il n’est cité aucun des coloniaux historiques qui vivaient encore à cette date.