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Anthologie (Pierre de Coubertin)/V

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AnthologieÉditions Paul Roubaud (p. 163-181).
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DISCOURS ET DOCUMENTS

appel
pour la création
d’un enseignement universitaire ouvrier
(1890)

Je viens vous prier de vouloir bien assister à une réunion restreinte et privée qui se tiendra le — novembre 1890, à neuf heures du matin.

M. le v.-recteur de l’Académie de Paris a mis à notre disposition pour cette réunion la salle du conseil académique de la Sorbonne.

Voici en très peu de mots ce dont il s’agit : des signes certains annoncent, dans toutes les parties du monde civilisé, l’avènement du « quatrième État » sinon au gouvernement des nations, du moins à la vie politique. Laissant à d’autres le soin de découvrir la formule qui pourrait « se substituer aux injustices anciennes sans s’appuyer sur des injustices nouvelles », n’ayant pas à examiner s’il y a lieu d’« unir des résistances » ou de « raisonner des concessions », nous constatons seulement que le Quatrième État n’est pas prêt pour le rôle que les circonstances peuvent lui assigner dans un avenir proche.

Il y a là un véritable danger national auquel les Anglais ont sans doute paré dans une certaine mesure en créant l’University Extension. Mais, jusqu’ici, en France, on s’est borné à prêcher aux travailleurs la résignation et ceux qui se sont occupés de leur instruction n’ont cherché à les instruire qu’au point de vue technique et professionnel. Un tel enseignement est à coup sûr fort utile mais il n’élève pas les âmes. Il ne donne pas, suivant la belle expression du pasteur Wagner, « accès à la vie supérieure ». Il ne met pas l’ouvrier en contact avec ce qu’en ce temps d’indifférence et d’incroyance, il honore et respecte par dessus tout : la science désintéressée.

Or, nous avons, pour accomplir chez nous l’œuvre nécessaire, des éléments précieux. Nous avons l’Université de France avec ses immenses réserves d’intelligence, de désintéressement et de bonne volonté. Elle peut devenir la pierre angulaire de l’avenir. Elle n’est pas atteinte par les haines sociales et n’est pas menacée par la révolution que ces haines pourraient un jour déchaîner S’il est besoin d’un trait d’union entre hier et demain, c’est elle qui saurait le mieux en tenir lieu.

Il y a donc un grand intérêt à poursuivre avec elle et par elle l’entreprise à laquelle nous reconnaissons une très haute portée. C’est pourquoi nous vous prions de nous apporter votre précieux concours afin d’y parvenir. Résumer et formuler nettement notre idée — rechercher par une enquête approfondie les réalisations partielles qui ont pu être déjà tentées dans tel ou tel centre ouvrier — étudier l’organisation la plus pratique et la moins dispendieuse en vue d’une réalisation plus générale ; — examiner enfin quelles sont les matières qu’il conviendrait d’inscrire au programme de cet enseignement universitaire ouvrier, telle sera la première partie de notre tâche

La réunion convoquée fut ajournée puis contremandée par suite des hostilités qui surgirent : MM. Georges Picot, Jules Siegfried, E.-M. de Vogüé, Ferdinand Buisson, Lavisse, Jaurès, le P. Didon, le pasteur Wagner… se trouvaient parmi les premiers adhérents.


discours d’ouverture
de la
conférence consultative des arts, lettres et sports
prononcé au Foyer de la Comédie Française, à Paris
le 23 Mai 1906

Messieurs, nous sommes assemblés dans cette demeure unique au monde afin d’y célébrer une cérémonie singulière. Il s’agit d’unir à nouveau par les liens d’un légitime mariage, d’anciens divorcés : le Muscle et l’Esprit. Je risquerais quelque entorse à la vérité si j’avançais qu’une ardente inclination les incite à reprendre dès aujourd’hui la vie conjugale. Leur entente, sans doute, dura longtemps et fut féconde, mais séparés par des circonstances adverses, ils en étaient venus à s’ignorer totalement ; l’absence avait engendré l’oubli. Or, voici qu’Olympie, leur demeure essentielle d’autrefois, a été rétablie ou plutôt rénovée sous des formes différentes puisque modernes, pénétrées pourtant d’une ambiance similaire. Ils peuvent donc réintégrer leur domicile et il nous appartient, en attendant, d’y préparer leur retour. C’est pourquoi cette Conférence consultative a été convoquée à l’effet d’étudier « dans quelle mesure et en quelle forme les Arts et les Lettres pourraient participer à la célébration des Olympiades modernes et, en général, s’associer à la pratique des sports pour en bénéficier et les ennoblir ». Donc un double objet : d’une part organiser la retentissante collaboration des Arts et des Lettres aux Jeux Olympiques restaurés et de l’autre, provoquer leur collaboration quotidienne, modeste et restreinte aux manifestations locales de l’activité sportive. Ne doutons pas, Messieurs, d’y parvenir ; ne doutons pas non plus qu’il n’y faille beaucoup de temps et de patience.

Un premier point de notre programme sur lequel nous solliciterons vos avis et vos conseils, ce sera la création projetée de cinq concours d’architecture, de sculpture, de peinture, de musique et de littérature destinés à couronner tous les quatre ans des œuvres inédites directement inspirées par l’idée sportive. Au début, peut-être, la participation à de telles compétitions risque de paraître menue en quantité et même pauvre en qualité. C’est qu’ils ne tenteront d’abord, sans doute, que des artistes et des écrivains personnellement adonnés à la pratique des sports. Même le sculpteur, pour bien interpréter la tempête musculaire que l’effort soulève dans le corps de l’athlète, ne devrait-il pas en avoir ressenti quelque chose dans son propre corps ? Mais quoi ! allons-nous nous laisser arrêter par ce préjugé sans fondement et déjà désuet de l’incompatibilité du sport avec certaines professions ? La puissance et l’universalité acquises en si peu de temps par la renaissance sportive nous protègent contre une pareille crainte. La génération prochaine connaîtra des travailleurs de l’esprit qui seront en même temps des sportifs. N’y en a-t-il pas déjà parmi les escrimeurs ?

En cela le temps agit avec nous et pour nous. Il y aurait imprudence à trop attendre de lui pour ce qui concerne l’alliance à conclure entre athlètes, artistes et spectateurs. Là, tout est à faire ; car on a désappris l’eurythmie. La foule d’aujourd’hui est inapte à associer les jouissances d’art d’ordre différent. Ces jouissances, elle s’est accoutumée à les émietter, à les sérier, à les spécialiser. La laideur et la vulgarité des cadres ne l’offusquent pas. De belle musique la fait vibrer mais qu’elle résonne au centre d’une noble architecture la laisse indifférente. Et rien ne semble se révolter en elle devant ces décorations misérablement routinières, ces cortèges ridicules, ces cacophonies détestables et tout cet attirail dont se compose ce qu’on nomme de nos jours une fête publique, fête à laquelle un invité manque toujours : le goût.

C’est ici, par excellence, la maison du goût. Elle est reconnue pour telle par le monde entier. La première pierre de l’édifice que nous cherchons à poser ne pouvait être taillée ailleurs avec autant de gages de succès. Au nom du Comité International Olympique, je remercie M. Jules Claretie, administrateur de la Comédie Française, ainsi que Mme Bartet et M. Mounet-Sully, ses illustres doyens, d’avoir bien voulu participer à cette séance et je souhaite en même temps la bienvenue aux éminentes personnalités qui ont répondu à notre appel. On me reprochait tout à l’heure d’en avoir trop restreint la liste. Je crois volontiers à la solidité des entreprises qui débutent discrètement. Soyons de bons guides, sachons poser ici et là des jalons opportuns et l’opinion obéira à l’impulsion que nous aurons donnée.

Le programme soumis aux délibérations de la Conférence consultative était le suivant :

Architecture : Conditions et caractéristiques du gymnase moderne. — Cercles de plein air et cercles urbains, piscines, stands, manèges, clubs nautiques, salles d’armes — matériaux, motifs architecturaux — Dépenses et devis.

Art dramatique : Représentations en plein air. Principes essentiels — Les sports sur la scène.

Chorégraphie : Cortèges, défilés, mouvements groupés et coordonnés — Danses rythmiques.

Décoration : Tribunes et enceintes — Mats, écussons, guirlandes, draperies, faisceaux — Fêtes de nuit ; les sports aux flambeaux.

Lettres : Possibilité d’établir des concours littéraires olympiques : conditions de ces concours — L’émotion sportive, source d’inspiration pour l’homme de lettres.

Musique : Orchestres et chœurs de plein air — Répertoire — Rythmes et alternances — Fanfares — Conditions d’un concours musical olympique.

Peinture : Silhouettes individuelles et aspects d’ensemble — Possibilité et conditions d’un concours olympique de peinture — Aide apportée à l’artiste par la photographie instantanée.

Sculpture : Attitudes et gestes athlétiques dans leurs rapports avec l’art — Interprétation de l’effort — Objets donnés en prix : statuettes et médailles.


les « trustees » de l’idée olympique

Discours prononcé à Londres au dîner offert par le Gouvernement Britannique
et présidé par Sir Edward Grey, Ministre des Affaires Étrangères
le 24 juillet 1908
Excellences, Mylords et Messieurs,

Au nom du Comité International Olympique, je vous exprime ma profonde reconnaissance pour l’hommage qui vient de nous être rendu. Nous en garderons un souvenir ému comme de cette ive Olympiade pour laquelle, grâce au zèle et au labeur de nos collègues anglais, un effort colossal a pu être tenté dans la voie de la perfection technique. Et, si satisfaisant que soit le résultat, j’espère de ne pas marquer une ambition trop grande en disant que, dans l’avenir, nous espérons qu’on fera mieux encore, si cela est possible. Car nous voulons toujours progresser. Qui ne progresse pas recule.

Messieurs, les progrès du Comité au nom duquel j’ai l’honneur de parler ont été jusqu’ici considérables et rapides. Et quand je songe aux attaques sans nom dont il a été l’objet, aux embûches, aux obstacles que des cabales invraisemblables et des jalousies forcenées ont dressés sur sa route depuis quatorze ans, je ne puis m’empêcher de penser que la lutte est un beau sport, même lorsque délaissant les passes classiques, vos adversaires en viennent à pratiquer contre vous les surprises du catch as catch can. Tel est le régime auquel le Comité International Olympique a été soumis dès sa naissance et il paraît y avoir gagné une solide et robuste santé.

La raison de ces combats ? Je vous la dirai d’un mot. Nous ne sommes pas des élus. Nous nous recrutons nous-mêmes et nos mandats ne sont pas limités. En faut-il davantage pour irriter une opinion qui s’accoutume de plus en plus à voir le principe de l’élection étendre sa puissance et mettre peu à peu sous son joug toutes les institutions. Il y a dans notre cas une entorse à la loi commune difficilement tolérable, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! Nous supportons la responsabilité de cette anomalie très volontiers, et sans inquiétude. Pour ma part, j’ai appris autrefois dans ce pays-ci beaucoup de choses et celles-ci entre autres que le meilleur moyen de sauvegarder la liberté et de servir la démocratie, ce n’est pas toujours de tout abandonner à l’élection mais de maintenir, au contraire, au sein du grand océan électoral des îlots où puisse être assurée, dans certaines spécialités, la continuité d’un effort indépendant et stable.

L’indépendance et la stabilité, voilà, Messieurs, ce qui nous a permis de réaliser de grandes choses : voilà ce qui, trop souvent, fait défaut aux groupements d’aujourd’hui. Sans doute, cette indépendance aurait, en ce qui nous concerne, des inconvénients, s’il s’agissait, par exemple, d’édicter des règlements stricts, destinés à être rendus obligatoires ; mais tel n’est pas notre rôle. Nous n’empiétons pas sur les privilèges des sociétés ; nous ne sommes pas un conseil de police technique. Nous sommes simplement les « trustees » de l’Idée olympique.

L’Idée olympique, c’est à nos yeux la conception d’une forte culture musculaire appuyée d’une part sur l’esprit chevaleresque, ce que vous appelez ici si joliment le Fair play et, de l’autre, sur la notion esthétique, sur le culte de ce qui est beau et gracieux. Je ne dirai pas que les anciens n’aient jamais failli à cet idéal. Je lisais ce matin, à propos d’un incident survenu hier et qui a causé quelque émoi, je lisais dans un de vos grands journaux une expression de désespoir à la pensée que certains traits de nos mœurs sportives actuelles nous interdisaient d’aspirer à atteindre le niveau classique. Eh ! messieurs, croyez-vous donc que de pareils incidents n’ont pas émaillé la chronique des Jeux Olympiques, Pythiques, Néméens, de toutes les grandes réunions sportives de l’antiquité ? Il serait bien naïf de le prétendre. L’homme a toujours été passionné ; le ciel nous préserve d’une société dans laquelle il n’y aurait pas d’excès et où l’expression des sentiments ardents s’enfermerait à jamais dans l’enceinte trop étroite des convenances.

S’il y a des abus à réformer, s’il faut même une croisade pour cela, nous sommes prêts à l’entreprendre et je suis sûr qu’en ce pays l’opinion voudra nous seconder — l’opinion de tous ceux qui aiment le sport pour lui-même, pour sa haute valeur éducative, pour le perfectionnement humain dont il peut être un des facteurs les plus puissants. Dimanche dernier, lors de la cérémonie organisée à St Paul en l’honneur des athlètes, l’évêque de Pennsylvanie l’a rappelé en termes heureux ; l’important dans ces concours, c’est moins d’y gagner que d’y prendre part.

Retenons cette forte parole. Elle s’étend à travers tous les domaines jusqu’à former la base d’une philosophie sereine et saine. L’important dans la vie, ce n’est point le triomphe mais le combat ; l’essentiel, ce n’est pas d’avoir vaincu mais de s’être bien battu. Répandre ces préceptes, c’est préparer une humanité plus vaillante, plus forte — partant plus scrupuleuse et plus généreuse.

Permettez-moi, au nom de tous mes collègues, de saluer ici vos patries respectives et, en premier lieu, la vieille Angleterre, mère de tant de vertus, inspiratrice de tant d’efforts. L’internationalisme tel que nous le comprenons est fait du respect des patries et de la noble émulation dont tressaille le cœur de l’athlète lorsqu’il voit monter au mât de victoire comme résultat de son labeur, les couleurs de son pays. À vos nations, messieurs, à la gloire de vos souverains, à la grandeur de leurs règnes, à la prospérité de vos gouvernements et de vos concitoyens.


programme du congrès de psychologie sportive
(Lausanne, 1913)
Origines de l’activité sportive.

Aptitudes naturelles de l’individu ; aptitudes générales (souplesse, adresse, force, endurance) ; aptitudes spéciales (facilité innée à une forme déterminée d’exercice). — Rôle et influence de l’atavisme sportif ; observations et conclusions à en tirer. — Les aptitudes naturelles suffisent-elles à inciter l’individu ou bien faut-il encore l’instinct sportif ? Nature et action de cet instinct. Peut-il être provoqué ou suppléé par l’esprit d’imitation et par l’intervention de la volonté ?

Continuité et Modalité.

La continuité qui seule fait le véritable sportsman n’est assurée que lorsque le besoin est créé. Le besoin sportif ne peut-il pas se créer physiquement par l’habitude découlant soit de l’automatisme musculaire, soit de la soif d’air engendrée par l’exercice intensif, et aussi moralement par l’ambition, soit que cette ambition provienne du désir vulgaire des applaudissements, soit qu’elle vise un objet plus noble tel que la recherche de la beauté, de la santé ou de la puissance ?

Particularités physiologiques et psychologiques de chaque catégorie ou espèce d’exercices : qualités intellectuelles et morales développées ou utilisables par chaque sport. — Différentes conditions de la pratique des sports ; solitude et camaraderie ; indépendance et coopération ; initiative et discipline ; formation et développement d’une équipe.

Résultats.

Du caractère rigoureusement exact des résultats sportifs. — L’entraînement ; règles fondamentales ; différences avec l’accoutumance. — De l’excès d’entraînement ; la fatigue. — L’entraînement normal peut être purement physique et n’aboutir qu’à la résistance, mais il peut aussi contribuer au progrès moral par le développement du vouloir, du courage et de la confiance en soi et sans doute aussi au progrès intellectuel par la production de calme et d’ordre mental. Dans quelles conditions ce progrès est-il réalisable ? — Les records ; état d’esprit du recordman.

Enfin l’activité sportive ne contient-elle pas le germe d’une philosophie pratique de la vie ?

(Traduit en allemand, anglais, espagnol et italien).

message inaugural
des travaux de l’union pédagogique universelle
(15 novembre 1925)

Les maux dont souffre l’Europe ne sont point issus de la guerre. La guerre les a seulement aggravés. Leur origine est plus lointaine. Ils proviennent de l’état de faillite dans lequel s’enfonce la pédagogie occidentale. Conçus en un temps où les connaissances scientifiques étaient limitées et les rapports internationaux restreints, nos systèmes d’instruction n’ont plus la capacité suffisante pour contenir ce qu’il faudrait aujourd’hui savoir. L’apprendre par les vieilles méthodes est impossible. Les deux tiers de la vie y suffiraient à peine. Il faut donc instaurer des méthodes nouvelles. Quand on n’a pas le loisir d’explorer une région, le pic à la main, en gravissant lentement ses sommets, on la survole. L’enseignement, désormais, doit devenir une aviation au lieu d’être un alpinisme ; et c’est au métier d’aviateur intellectuel qu’il convient de dresser l’élève. On excusera le rénovateur des Jeux Olympiques d’avoir recours à cette comparaison sportive pour définir le rôle de l’Union Pédagogique qu’il vient de fonder et dont les six points fondamentaux seront posés devant l’opinion. Seule une réforme franche et complète aura raison des malentendus qui compromettent la paix internationale et la paix sociale. Seule, elle pourra neutraliser les incompréhensions qu’engendre fatalement la spécialisation prématurée.


charte de la réforme pédagogique
(1926)

1o Dans l’état actuel du monde — de l’Europe en particulier, aucune réforme d’ordre politique, économique ou social ne pourra être féconde sans une réforme préalable de la pédagogie.

2o Une base de culture générale doit être recherchée dont le principe initial soit accessible à tous et dont l’application soit pourtant susceptible d’un développement indéfini.

3o La notion de la connaissance doit être distinguée de la connaissance elle-même, cette dernière pouvant être en quelque sorte inventoriée (c’est-à-dire définie et cadastrée) sans qu’on en pénètre la substance.

4o Il est nécessaire de combattre toute spécialisation prématurée ainsi que tout enseignement spécialisé qui tendrait à s’isoler dans son autonomie sans tenir compte de ses rapports avec la culture générale.

5o On doit viser à substituer au sentiment de vanité satisfaite qu’engendre le demi-savoir celui de l’ignorance humaine, l’instruction donnée pendant l’enfance et l’adolescence ne devant plus être considérée par personne comme suffisant à assurer la formation intellectuelle de l’individu.

6o Il faut s’efforcer d’instaurer dans l’esprit du maître comme dans celui du disciple la tendance à considérer d’abord les ensembles et les lointains au lieu de commencer par étudier le détail proche et local.

(Traduit en allemand, anglais, espagnol, etc…)

le « flambeau à dix branches »

Conformément à l’art. 3 de sa charte fondamentale par lequel est proclamée la nécessité de substituer désormais les notions aux faits dans les enseignements secondaire et primaire supérieur — les faits à apprendre étant devenus trop nombreux et la spécialisation engendrant d’autre part de l’incompréhension entre spécialisés — l’Union Pédagogique Universelle considère comme base essentielle de l’instruction que doit posséder tout homme, l’acquisition (à des degrés différents selon ses capacités le temps dont il dispose, etc…) des dix notions suivantes :
Les quatre notions qui délimitent l’existence même de l’individu :

La notion astronomique : celle de l’univers réel et pourtant indéfini au sein duquel se meut l’astre qui le porte.
La notion géologique : celle des lois physiques, chimiques, mécaniques qui régissent cet astre ;
La notion historique : celle des soixante siècles d’histoire enregistrée qui sont derrière lui et dont il ne peut se désolidariser ;
La notion biologique : celle de la vie — végétale d’abord, puis animale, épanouie enfin dans son propre corps où il doit savoir l’entretenir et l’aviver.

Les trois notions dont dépend son développement mental et moral :

La notion mathématique : celle du vrai immatériel et pourtant tangible qu’il peut utiliser sans arriver à en concevoir l’origine ;
La notion esthétique : celle du beau vers lequel un instinct le pousse sans qu’il en puisse définir l’essence ;
La notion philosophique[1] : celle du bien dont sa conscience l’incite à chercher la voie : voie dans laquelle les religions ou la morale codifiée s’offrent à le guider.

Enfin les trois notions qui dominent sa vie sociale :

La notion économique : celle de la production et de la répartition de la richesse avec ses conséquences obligatoires, bonnes et mauvaises ;
La notion juridique : celle des lois que toute société humaine est conduite à formuler et de la jurisprudence qu’engendre l’interprétation de ces lois ;
La nation ethnique et linguistique : celle des races réparties sur le globe avec leurs effectifs, leurs caractéristiques et les diversités organiques de leurs langages.

Tel est le « flambeau à dix branches » dont les flammes « susceptibles de brûler en veilleuse dans l’esprit du moins cultivé et d’atteindre la pleine incandescence dans celui du savant », distribueront à tous une lumière de nature et d’ordre identiques pouvant seule assurer la paix sociale et contribuer efficacement à la paix internationale.


droit au sport et droit d’accès à la culture générale
(Principes votés par la Conférence Internationale d’Ouchy 1926)

Il existe pour chaque individu un Droit au sport et il appartient à la Cité de pourvoir le plus gratuitement possible le citoyen adulte des moyens de se mettre, puis de se maintenir en bonne condition sportive sans qu’il se trouve obligé pour cela d’adhérer à un groupement quelconque.

L’adulte qui n’a pu, faute de loisirs ou de ressources suffisantes, participer à la vie supérieure de l’esprit, est autorisé à attendre de la Cité qu’elle lui assure un contact avec la culture générale et désintéressée lui permettant non d’en parcourir le domaine mais d’en prendre une vue d’ensemble en dehors de toutes préoccupations utilitaires et professionnelles.


enseignement de l’histoire

Les principes suivants doivent dominer les enseignements secondaire et post-scolaire :

1o Tout enseignement historique fragmentaire est rendu stérile par l’absence d’une connaissance préalable de l’ensemble des annales humaines : ainsi l’habitude des fausses proportions de temps et d’espace s’introduit dans l’esprit et y demeure. En conséquence, l’histoire d’une nation et celle d’une période ne peuvent être utilement enseignées que si elles ont été préalablement « situées » dans le tableau général des siècles historiques.

2o Aucune période d’histoire nationale ne doit être étudiée sans référence continue aux événements concomitants de l’histoire universelle.

3o Il est désirable d’écarter de l’enseignement les faits d’armes et les traités ou conventions qui n’ont pas eu de conséquences profondes et durables ainsi que les chronologies systématiques et les récits anecdotiques sans portée.

4o L’indication des dimensions territoriales et des chiffres de population est de première importance en histoire : de même la mention des langues usitées et les données concernant l’état social, le développement industriel et universitaire, l’interpénétration économique et artistique.

5o L’histoire d’un peuple se dessine, en général, de façon ininterrompue et il ne convient pas de supprimer sans explications les périodes de somnolence succédant aux périodes d’activité.

6o On ne doit pas aborder l’histoire d’une région sans en avoir rappelé, fût-ce sommairement, les conditions et particularités géographiques.


message adressé d’olympie
à la jeunesse sportive de toutes les nations
(Olympie, 17 avril 1927, An iv de la viiime Olympiade)

Aujourd’hui, au milieu des ruines illustres d’Olympie, a été inauguré le monument commémoratif du rétablissement des Jeux Olympiques, proclamé voici trente-trois ans. Par ce geste du gouvernement hellénique, l’initiative qu’il a bien voulu honorer a pris rang dans l’histoire. C’est à vous de l’y maintenir. Nous n’avons pas travaillé, mes amis et moi, à vous rendre les Jeux Olympiques pour en faire un objet de musée ou de cinéma, ni pour que des intérêts mercantiles ou électoraux s’en emparent. Nous avons voulu, rénovant une institution vingt-cinq fois séculaire, que vous puissiez redevenir des adeptes de la religion du sport telle que les grands ancêtres l’avaient conçue. Dans le monde moderne, plein de possibilités puissantes et que menacent en même temps de périlleuses déchéances, l’Olympisme peut constituer une école de noblesse et de pureté morales autant que d’endurance et d’énergie physiques, mais ce sera à la condition que vous éleviez sans cesse votre conception de l’honneur et du désintéressement sportifs à la hauteur de votre élan musculaire. L’avenir dépend de vous.


hommage à chavez
1928

Ma pensée se détourne maintenant vers cette vallée qui s’étend derrière les monts neigeux. Là, s’élève le monument d’un jeune sportif dont l’image devrait planer sur l’école à l’heure des mâles enseignements. Ce qu’il y eût de si grand dans l’aventure de Chavez, permettez qu’en terminant, je le rappelle brièvement. La traversée des Alpes en avion passait alors (il y a de cela dix-huit ans), pour un exploit presque surhumain et, étant donné le stage de construction des appareils et l’entraînement des aviateurs, c’était bien la vérité. Chavez, entraîné à tous les sports et qui les avait récemment délaissés pour l’aviation, était déjà monté à de grandes hauteurs. Ayant débuté en février 1910 il avait atteint, six mois plus tard, ses 2.587 mètres. À ces vols, il prenait, comme ses émules, un plaisir extrême. Mais cette fois, le jeune péruvien devait faire connaissance avec ce qu’il connaissait pas, la peur. S’essayant au parcours terrible, il était rentré à Brigue, tout haletant. « Tu trembles, carcasse, s’écriait le grand Turenne ; tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te ménerai demain ». C’est pourquoi, le 23 septembre 1910, cuirassé de vaillance, ivre de vouloir, Chavez, persuadé qu’il courait à la mort mais préférant tout à un recul, s’engagea dans les gorges où il devait voir défiler au-dessous de lui des choses jusqu’alors interdites au regard de l’homme. Saisi dans des remous, glacé de froid, luttant avec son moteur rebelle comme avec les éléments coalisés, il vint s’abattre à Domodossola, brisé, anéanti mais ayant accompli l’exploit rêvé. L’oiseau en atterrissant était tordu, disloqué ; l’homme aussi. Les nerfs tendus à se rompre au service de la volonté toute puissante s’étaient vengés. Après une terrible agonie, Chavez succomba ayant sacrifié pour l’amour de la gloire ses vingt-trois ans robustes et joyeux. Le duel éternel comptait une victime nouvelle et le sublime domptage du corps par l’âme rayonnait une fois de plus sur l’humanité.


charte de la réforme sportive
1930

Ce que l’on reproche au sport se ramène à trois ordres de griefs :

Surmenage physique.

Contribution au recul intellectuel,

Diffusion de l’esprit mercantile et de l’amour du gain.

On ne peut nier l’existence de ces maux, mais les sportifs n’en sont pas responsables. Les coupables sont : les maîtres, les pouvoirs publics, les dirigeants de fédérations et la presse.

Les mesures de salut qui s’indiquent sont les suivantes :

Établissement d’une distinction nette entre la culture physique et l’éducation sportive d’une part, l’éducation sportive et la compétition d’autre part.

Création d’un « baccalauréat musculaire » selon la formule suédoise avec épreuves variant d’après la difficulté, l’âge et le sexe ;

Championnats internationaux tous les deux ans seulement, les années 2 et 4 de chaque Olympiade ;

Suppression de tous championnats organisés par des casinos et des hôtels ou à l’occasion d’expositions et de festivités publiques ;

Suppression de tous Jeux mondiaux faisant double emploi avec les Jeux Olympiques et ayant un caractère ethnique, politique, confessionnel… ;

Suppression des combats de boxe avec bourses ;

Introduction des exercices aux agrès parmi les sports individuels sur un pied de parfaite égalité ;

Unification désirable des sociétés dites de « Gymnastique » et dites « Sportives » ;

Acceptation de la distinction entre le professeur et le professionnel, le premier pouvant être considéré comme amateur dans tous les sports qu’il n’a pas enseignés ;

Recours au serment individuel, prêté par écrit avec énumération des diverses sources de profits susceptibles d’être réalisés ;

Suppression de l’admission des femmes à tous les concours où des hommes prennent part ;

Renonciation des municipalités à la construction d’énormes Stades destinés aux seuls spectacles sportifs et substitution à ces édifices d’établissements conçus d’après le plan modernisé du gymnase hellénique antique ;

Interdiction de tous concours avec spectateurs pour juniors au-dessous de 16 ans.

Création d’associations sportives scolaires sous les seules couleurs desquelles les écoliers et collégiens seront admis à participer à des compétitions ;

Élévation de l’âge d’enrôlement des Boy-scouts ;

Développement d’une médecine sportive prenant son point d’appui sur l’état de santé au lieu du cas morbide et faisant une part beaucoup plus large à l’examen des caractéristiques psychiques de l’individu ;

Encouragements donnés par tous les moyens à l’exercice sportif pour les adultes individuels par opposition aux adolescents chez lesquels il y a lieu au contraire de le refréner quelque peu ;

Intellectualisation du scoutisme par le moyen de l’astronomie générale, de l’histoire et de la géographie universelles ;

Intellectualisation de la presse sportive par l’introduction de chroniques consacrées à la politique étrangère et aux événements d’intérêt mondial.

(Traduite en huit langues.)

confiance !

Les fêtes organisées en Suisse l’été de 1932 par les soins principalement de MM. le colonel Bauer, le Dr Messerli et W. Hirschy, pour honorer la soixante-dixième année de l’auteur, se sont déroulées à Berne, à l’Ambassade de France et à la Légation de Grèce, en présence des autorités fédérales et cantonales et à Lausanne à l’Aula de l’Université où des discours furent prononcés par MM. le conseiller d’État Perret, le recteur Arnold Reymond, le comte de Baillet-Latour et W. Hirschy. L’Union Chorale y prêtait son concours. Le soir un dîner fut offert à Ouchy au Beau-Rivage Palace par le Conseil d’État Vaudois et la Municipalité de Lausanne. La veille un dîner avait été donné au Club International à Genève sous la présidence du comte Albert Apponyi. Au cours de ces diverses cérémonies furent offertes à M. de Coubertin, parmi d’autres objets une médaille en or frappée à Lausanne à son effigie et une couronne de lauriers en argent ciselé don des sociétés athéniennes. Des télégrammes, reçus de Stockholm, d’Amsterdam, d’Helsingfors, de Berlin, de Vienne, de Zagreb, de Bukarest, de Prague, d’Athènes, de Tokio, de Shanghaï, de Lisbonne, de New-York, de Los Angeles, de Barcelone et de Sao Paulo, avaient associé les autorités, les Comités olympiques et les Associations de ces différents pays à la manifestation.

C’est à cette occasion que furent prononcées, à l’Aula de l’Université de Lausanne, les paroles suivantes par lesquelles se termine ce recueil de « Pages choisies ».


Le cadre où se tient notre assemblée éveille en moi de lointains et puissants souvenirs. C’est ici qu’il y a dix-neuf ans, un Congrès international fonda la psychologie sportive. C’est dans la salle voisine de celle-ci que, cinq ans et demi plus tard, comme on sortait de la terrible guerre, j’osai, à l’occasion de son cinquantenaire négligé, exposer en six leçons l’œuvre de la République française (1870-1920), à laquelle était encore injustement refusé ailleurs l’accès des galeries de l’histoire. C’est ici également que pour la première fois, j’ai communiqué au public les principes réformateurs des enseignements secondaire et post-scolaire, tels que nous avions été amenés à les poser, mes collaborateurs et moi, et tels qu’ils sont synthétisés sur cette affiche qu’on a eu la délicate attention de placer derrière moi, en pendant avec la Charte de la réforme sportive. Tout cela s’est fait sous les auspices de trois recteurs amis, MM. de Felice, Lugeon et Chavan, dont je ne saurais oublier de citer les noms, en même temps que celui de M. le recteur Arnold Reymond, auquel m’attachent les liens de la plus vive sympathie admirative.

Mais ce que j’évoque là, c’est du passé. La jeunesse aime qu’on lui parle d’avenir, et comme elle a raison ! Il n’y faut point manquer, si l’on a la chance de s’adresser à elle. D’autant que les voix qui sortent du crépuscule, que ce soit celui de l’âge ou celui de la douleur, ont droit d’être doublement entendues lorsqu’elles parlent de confiance. Et c’est là précisément le mot que je veux prononcer.

Un petit poème anglais peu connu, inspiré par un passage de Gœthe, contient à peu près en ces termes un conseil à recueillir : « Tenez-vous bien en selle, garçons, et foncez hardiment à travers le nuage ! » ; le nuage c’est donc une obscurité transitoire et de l’autre côté, on reverra le soleil et l’azur. Il faut y croire. Certes la nuée qui va se lever sur votre route, mes chers jeunes, est singulièrement opaque, âpre, redoutable… Loin de moi d’en méconnaître les inquiétants contours et même les dangers trop réels. Mais n’importe, foncez à travers la nuée et vous retrouverez au delà la vie claire et fraîche. Courage, donc, et espérance ! Courage indomptable, espérance tenace.

Pour vous soutenir et vous guider, qu’une triple volonté demeure en vous : la volonté de la joie physique que procure l’effort musculaire intensif, excessif même et violent — puis la volonté de l’altruisme franc, complet, continu… car, sachez-le bien, la société prochaine sera altruiste ou elle ne sera pas : il faudra choisir entre cela et le chaos ; — enfin, la volonté de compréhension des ensembles. Levez vos regards, menacés de myopie par l’esclavage du spécialisme : ne craignez pas de devenir presbytes. Dirigez-les vers les sommets de la nature et de l’histoire. C’est de ces sommets que découlent pour l’homme la puissance et l’action.

Tels sont mes vœux pour tous, pour cette ville préférée, pour les générations qui se lèvent, pour tous ceux qui, répondant à notre appel, ont demandé au sport de bronzer à la fois leurs muscles et leur vouloir, pour les nations au foyer desquelles j’ai trouvé le long de mon existence un accueil favorable, pour les cités lumineuses et pour celles qui sont encore enténébrées.

« Tenez-vous bien en selle, garçons, et foncez hardiment à travers le nuage. »



  1. Philosophie est pris dans son sens étymologique (culte de la sagesse) dont l’a détournée la science moderne et que l’U. P. U. veut s’efforcer de lui restituer. Une observation analogue s’applique au mot géologie.