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Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/La veuve

La bibliothèque libre.
Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 6-7).

Pour Jules de Bruyne.
LA VEUVE

Très pâle, maladive et ses deux yeux creusés
Comme des trous de nuit où se meurt une étoile,

En grand deuil, et cachant sa langueur sous un voile…
G. Rodenbach.

On l’a enterré ce mutin à onze heures, par un temps de pluie froide.

Le ciel était couvert, triste, languissant. Les couronnes d’immortelles dégouttaient, toutes mouillées, sur le sombre corbillard et son bouquet de pâles « ne m’oubliez pas » semblait pleurer des larmes bleues. Les chevaux, impatients, battaient de leurs sabots le pavé sonnant creux. Et de par toute la rue, des voisins et amis, accourus nombreux malgré le mauvais temps, attendaient sous leurs parapluies vastes et pleurards.

C’était triste !…

Et elle pense à tout cela, la pauvre petite veuve, toute pâle dans sa robe de deuil sinistre.

C’est une jeune femme maigre, aux yeux profonds et largement bistrés. Et ses lèvres, blanches de fièvre, semblent mortes comme si d’autres lèvres les avaient écrasées, en buvant leur sang rouge. Tout son être respire langueur. On dirait qu’elle se meurt.

Elle rêve…

Le petit salon aussi semble mort ; deux hautes lampes, garnies d’énormes abat-jour de dentelle rouge, versent sur toute la place leurs rayons de sang ; tandis que dans la cheminée flambe une grosse bûche avec de légers craquements. La petite veuve, pelotonnée dans son fauteuil de velours rose, — d’un rose mort, — regarde les tisons qui s’écroulent, en cendres grises…… et, là bas, l’autre fauteuil attend, froid et solitaire.

Elle rêve…

Pauvre Georges !… Qui aurait cru à un si rapide dénouement ?… Deux ans de fol amour, — l’amour avec ses furies de bête fauve et ses rages !… Deux ans de passionnante ivresse, durant lesquels leurs lèvres ne s’étaient désunies, blanches de leurs fiévreuses extases !… Deux ans !… Et il avait fallu que l’implacable faucheuse vînt briser leurs enlacements, jalouse !…

Pauvre Georges !… Il est là devant elle, avec sa figure grave et mélancolique, ses yeux noirs aux paupières fatiguées lançant des regards voilés, pleins de langueur. Depuis le premier jour où elle l’avait vu — son Georges ! — elle s’était senti attirée vers lui, vaincue, sans force, sous le charme. Oh ! qu’il était beau avec son front pur, ses cheveux épais et blonds, — d’un blond d’aurore, — large des épaules, imposant. Elle le revoit tel qu’il était aux temps de leurs fiançailles, quand ils vivaient d’espérance, de cruelle attente, de brûlants désirs !… Et quand alors ils avaient été l’un à l’autre, ç’avait été une extase infinie dans un long et rauque baiser d’amour, — baiser éternel !…

La mort !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La petite veuve frissonne.

Elle rêve toujours, en regardant les tisons qui s’écroulent en cendres grises.

Elle rêve à cet autre, — l’Inconnu ! — qui doit remplacer son Georges enterré, ce matin, à onze heures, par un temps de pluie froide.


Bruxelles, le 13 décembre 1886.