Anthologie contemporaine des écrivains français et belges (Série I)/La fille de brasserie

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Anthologie contemporaine des écrivains français et belges, Texte établi par Albert de NocéeMessageries de la Presse ; Librairie Universelle (Anthologie Contemporaine)Première série (p. 2-5).
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LA FILLE DE BRASSERIE


Dans le bouge qu’emplit l’essaim insupportable
xxxxDes mouches bourdonnant dans un chaud rayon d’Août…
François Coppée.


Il y a cinq ans, — déjà cinq ans ! — qu’elle se morfond ici, à la brasserie « Gambrinus » dans le flux des éclats de rire gouailleurs, des paroles bruyantes, des jurons se noyant au fond des verres où une bière grasse, pâteuse, stagne sans reflets.

Lasse, les yeux morts, cernés, battus, au milieu d’un visage froidement beau, aux lignes correctes, la taille avachie, aux seins trop larges et s’affaissant dans une fatigue générale, elle glisse, inconsciente, avec un ennui de vivre dans tous ses mouvements, entre les bancs et les tables de bois, où la foule gueule…

Un ennui de vivre de cette vie sans but, de cette existence d’où les illusions, — si grandes autrefois ! — se sont évanouies, éclipsées à jamais, où le passé, — un passé qui n’est qu’un long regret, — miroite seul dans un ciel clair, serein, gros de bonheur, où l’avenir n’existe pas, parce qu’il n’est qu’une répétition fatale, uniformément la même de ce présent qui ne lui tient pas au cœur.

La vie bête, la vie sale !


De son enfance il ne lui reste qu’un souvenir vague, indécis, sans contours bien nets, et qui semble avoir passé sur elle comme un souffle léger et transparent : des baisers de mère, — de ces gros baisers bien sonnants, — les courses folles à travers champs, à travers bois, coiffée d’églantines blanches, — toutes blanches, — et vêtue de mousseline rose, — toute rose ; les étonnements d’enfant en présence de la grande nature, quand les yeux, plus que l’esprit, interrogent un inconnu, un pourquoi, une fleur, un insecte, une libellule ou une coccinelle, quand la bouche est brûlée du désir constant d’embrasser toutes choses, parce que c’est beau !… parce que c’est gentil !…

Puis, plus rien…


À cette courte journée d’été avait succédé la nuit noire, éternelle, le chaos funèbre, aux couleurs sombres, l’abîme profond où la pensée se perd, tremblante d’horreur et de dégoût.


C’avait été par une belle matinée de printemps qu’elle avait connu les griseries de l’amour, — mais des griseries furieuses, bestiales, des griseries charnelles.

En pleins champs. Une chaleur de plomb accablante. Le grésillement des insectes tintait pareil aux craquements d’une tôle chauffée à blanc. Aucun souffle n’agitait les feuilles qui semblaient engourdies dans cette moiteur de fournaise.

Ils s’étaient égarés, tous deux, sans savoir comment. Ils se tenaient le bras ; leurs mains se touchaient, — des mains chaudes, flasques.

Ils ne se parlaient que par monosyllabes, trop las, comme engourdis, sans force.

Puis, tout à coup, il lui avait murmuré, à voix basse, la bouche tout près de sa nuque :

— « Ce serait si bon de s’aimer !… si bon !… »

Et, comme elle avait ri, ne comprenant pas ce qu’il voulait dire, il lui avait collé les lèvres sur les siennes, follement, avec furie, avec rage .........................

Aucune larme ne lui était monté aux yeux : elle était comme abêtie, l’esprit vide, le corps moulu.

Et, depuis ce jour, elle s’était sentie à chaque instant jetée dans des crises de désespérée avec des envies de mordre, d’écraser, de tuer qui, après, la brisaient, la laissaient sans force, plusieurs heures durant.

Elle ne se reconnaissait plus : sa pensée faible ne recevait pour ainsi dire plus les sensations extérieures et elle s’imaginait parfois que la vie s’échappait lentement de son être où un feu incessant brûlait, rongeant ses chairs.

La nuit, son agitation croissait : une sueur moite lui collait à la peau, en grosses gouttes ; les yeux hagards, la gorge sèche, elle mordillait la toile de son oreiller avec des sanglots étouffés ; ses mains se crispaient et ses bras nerveux, cherchaient dans l’ombre fuligineuse un corps à étreindre, follement…

Et elle murmurait, comme si elle se fût adressée à un être invisible, avec des mots coupés, étouffés par le bâillon de linge qu’elle ne cessait de mordre rageusement :

— « Prends-moi !… oh ! je t’en prie, encore… encore !… Prends-moi !… »


Puis, un jour, elle se trouva seule, sans amis, sans parents que des revers de fortune avaient tués, par douleur et par désespoir.

Alors, devant cet isolement, cet éloignement de toutes choses, sa fièvre d’amour devint plus cuisante, ses désirs plus violents.

Ses lèvres cherchèrent des lèvres, toujours…

Mais, ce qu’elle voulait, ce n’était pas cette tendresse timide, grosse de délices, ce trouble, cette attirance qui grandit, à mesure que les cœurs se comprennent davantage, ces mille bêtises puériles et charmantes qui précèdent l’extase.

Non. Ce qu’elle voulait, c’était l’extase, — extase furieuse, bestiale, extase des sens. — Il la lui fallait, elle la désirait… elle l’appelait…

Et un tourbillon l’emporta : sa bouche se colla à toutes les bouches, ses bras s’ouvrirent à toutes les étreintes.

Ce fut, pour elle, une longue et interminable souillure de baisers infâmes, dans l’ombre chaude des chambres aux persiennes closes, dans le silence des bois mystérieux, sous le feu des étoiles. Elle se donna à tous ceux qu’attirait sa chair rose, passant de l’un à l’autre par une lassitude molle, mais les sens toujours en éveil.

La vie bête !… la vie sale !…

Aujourd’hui que sa fièvre apaisée lui permet de scruter son existence dans tout ce qu’elle a d’horrible et d’abject, elle n’éprouve que haine et que dégoût, — haine pour les autres et pour elle ; dégoût de vivre.

Quoiqu’elle fasse, sa pensée se reporte toujours vers ces années perdues, depuis qu’elle est entrée ici, comme une épave, à la brasserie Gambrinus. Toujours, elle se complaît à s’arrêter au vague souvenir de sa jeunesse parce que ce sont les rares, les seules heures de bonheur chaste et vrai qu’elle ait vécues ; toujours, jusqu’à ce qu’un client, la frôlant de trop près, la fait s’écrier, furieuse :

— « À bas les pattes, vieux sale !… »


Bruxelles, le 2 mars 1887.