Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Russe, Ruthène, Blanc-Russe, Petit-Russe, Ukrainien

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Russe, Ruthène, Blanc-Russe, Petit-Russe, Ukrainien.
Note explicative.

Les Slaves Orientaux se divisent en trois branches principales : les Grands-Russes, les Blancs-Russes et les Ukrainiens ou Petits-Russes. Une assez grande similitude des langues et des mœurs, la communauté de religion et, jusqu’à un certain point, de traditions historiques, surtout le fait d’avoir longtemps vécu réunis dans l’empire des tzars, tout cela a tendu à les faire considérer du dehors comme une même nation, quoique leurs différences spécifiques eussent résisté à tous les efforts d’unification et qu’il ne fût pas difficile à un observateur moins superficiel d’en saisir les caractères distinctifs. Eux-mêmes s’efforçaient de manifester clairement aux yeux de tous ces distinctions par une terminologie appropriée et cela se changea en une nécessité impérieuse à mesure que ces groupes ethniques, au cours de l’évolution historique, devenaient des peuples.

L’origine du nom de russe reste toujours très obscure : en suivant l’opinion des anciens annalistes de Kiev, on lui attribue une provenance scandinave. Toujours est-il qu’au début il fut étroitement lié à la ville et à la contrée de Kiev ; l’ancienne Russie c’est le centre de l’Ukraine actuelle des deux côtés du Dnieper. Naturellement cette dénomination s’étendit avec les bornes de la principauté primitive, mais, toutefois, le terme resta longtemps intimement attaché aux contrées de Kiev, de Tchernyhiv et de Péréïaslav — la Russie proprement dite — en opposition aux contrées de Novogorod, de Rostov et de Vladimir.

Cet état de choses changea lorsque, après le premier dépérissement des contrées du Dnieper ukrainien, la branche plus jeune de la dynastie « russe », qui gouvernait sur la Volga, commença de prétendre à l’hégémonie et que le métropolite de « toute la Russie », qui avait jusque-là résidé à Kiev, transporta, en 1299, de facto son siège à Vladimir et plus tard à Moscou. Les princes de Galicie et de Volhynie demandèrent bien la création d’un nouveau métropolite pour les contrées du sud, mais le patriarche de Constantinople en le leur accordant lui donna le titre de métropolite de la « Petite-Russie » pour le distinguer du possesseur de l’ancien titre qui résidait maintenant à Vladimir de Souzdal, mais qui prétendait encore au pouvoir sur les diocèses de Kiev, de Tchernyhiv et de Péréïaslav. Les princes de Galicie et de Volhynie prirent alors quelquefois, dans la première moitié du xive siècle, la dénomination de princes de toute la Russie Mineure (totius Russiæ Minoris), très rarement, d’ailleurs, car cette distinction conserva au demeurant son caractère ecclésiastique.

Le terme de « Petite-Russie » ne fut ressuscité, comme nous l’avons dit dans notre préface, qu’à l’époque de Chmelnytsky, où il prit un sens politique et, en quelque sorte, ethnique. L’empruntant à la tradition ecclésiastique, le célèbre hetman renouvela cette appellation pour tous les pays, mêmes les blancs-russiens, qu’il projetait de réunir à son pouvoir sous l’égide de Moscou. Mais le gouvernement moscovite avait des desseins diamétralement opposés : il espérait, avec l’aide de Chmelnytsky, de se rattacher directement tous les pays de l’ancien royaume de Kiev qui restaient encore sous la domination lithuano-polonaise et de ne laisser à l’hetman que les territoires qui se trouvaient en sa puissance au moment de l’union de 1654. À Moscou on ne donna donc le nom de « Petite-Russie » qu’aux terres de l’hetmanat et l’on se garda bien de l’appliquer à d’autres contrées que l’on tenait à s’incorporer tout simplement : la Volhynie, que l’on voulait acquérir, ne faisait pas partie de la Petite-Russie et, lorsque, dans l’été de 1654, les troupes du tzar occupèrent les contrées de Smolensk et de Mohilev, on leur donna le nom de « Russie Blanche » qu’elles ont gardé jusqu’à nos jours.

Auparavant, ce terme de « Russie Blanche », Alba Russia, avait un sens très vague. On suppose qu’il fut créé pour désigner la « Russie libre », c’est-à-dire, les pays russes qui n’étaient pas tombés sous le joug de la horde tartare. Mais on s’en servit dans bien d’autres cas. Ainsi dans les milieux moscovites, avant 1654, on appelait blanche-russienne la population civile de l’Ukraine par opposition à la population militaire ou cosaque, que l’on appelait toujours « les Tcherkasses », probablement en souvenir de Tcherkassy sur le Dnieper, l’ancien centre des cosaques ukrainiens, tandis que les Moscovites réservaient la dénomination de cosaques à ceux du Don qui leur appartenaient. Au dix-septième siècle tout ce qui était ukrainien : langue, littérature, population, était donc pour les gens de Moscou — blanc-russe. Et il faut bien remarquer qu’ils considéraient nos compatriotes d’alors comme une race différente ayant ses mœurs et sa civilisation propre. Ce n’est qu’au xviiie siècle que le gouvernement russe s’efforce par tout les moyens de faire disparaître ces distinctions, d’unifier la population de l’Ukraine avec celle de l’empire et de poursuivre à outrance chez les Ukrainiens « l’idée perverse de se croire un peuple tout-à-fait distinct du nôtre ».

À cette même époque, on commençait dans la littérature polonaise et allemande à se servir du terme de « ruthène » pour désigner les Ukrainiens. C’était la forme latinisée employée très anciennement (déjà aux xiie et xiiie siècles) sans distinction au lieu de « russe ». Mais elle passa de plus en plus dans l’usage pour distinguer des Moscovites les habitants de la Russie méridionale, jusqu’à ce qu’elle devînt une appellation officielle, surtout depuis que la domination autrichienne s’était étendue sur l’Ukraine Occidentale.

De toutes ces dénominations le nom d’« ukrainien » devait seul prévaloir. Le mot « Oukraïna » correspond exactement à l’expression allemande de « Mark » qui a donné le mot français « la marche », pays de frontière. Nous le rencontrons pour la première fois dans la chronique de Kiev, où il désigne la principauté de Péréïaslav avoisinant la steppe et par conséquent exposée aux incursions des nomades. Dans la chronique de Galicie-Volhynie, on s’en sert de même pour les territoires situés sur la frontière polonaise (pays de Kholm). Enfin il resta à tous les territoires ukrainiens en bordure de la steppe : au xve siècle, après les grandes dévastations tartares, on appelle « Oukraïna » les pays sur les deux rives du Dniéper. Tout ce qui se trouvait à l’est et au sud-est de la Volhynie : les palatinats de Kiev, de Braslav et de Tchernyhiv, c’était l’Ukraine, les contrées vivant sous la menace perpétuelle de l’ennemi, sur pied de guerre.

Les cosaques délivrent ces vastes territoires de la menace tartare, ils se colonisent et vivent dans une paix relative, mais le nom reste. De sorte que lorsque la colonisation ukrainienne dépasse de beaucoup la frontière polonaise, s’étend vers l’est jusque dans le bassin du Don, les nouvelles colonies, sous la domination immédiate de Moscou, reçoivent le nom d’« Oukraïna Slobidska », l’Ukraine des franchises, qui se conservera jusqu’au xixe siècle.

Mais, dès la première moitié du xviie siècle, à mesure que l’Ukraine Occidentale va en s’affaiblissant sous le joug pesant de la noblesse polonaise, l’Ukraine du Dniéper se relève de ses ruines et concentre une fois de plus les forces matérielles et intellectuelles de la nation, avec Kiev pour capitale. Plus tard, au xixe siècle, Charkov, centre officiel de l’Ukraine Slobidska, voit naître autour de sa nouvelle université un brillant mouvement littéraire, dont les participants emploient avec amour le nom d’Ukrainien dans le sens le plus large, c’est-à-dire national. Enfin paraît Chevtchenko qui, issu de la Kiévie, ne connaît à son pays d’autre nom que l’Ukraine et à ses compatriotes que celui d’Ukrainiens. La terminologie nationale est fixée.

La Galicie résiste encore longtemps : les vieilles dénominations de russe ou ruthène se conservent ici par tradition : pour un Galicien l’Ukrainien c’est l’habitant de l’Ukraine orientale. Mais les termes eux-mêmes prêtaient à confusion ; on distinguait assez bien entre rosyiski (grand-russe) et rouski (ukrainien), mais Rous c’était la Grande-Russie, Rous c’était aussi l’Ukraine. Les adversaires du mouvement national profitaient de cette terminologie équivoque pour prouver l’unité des trois branches des slaves orientaux, de la grande nation russe, et nier l’existence de la nation, de la langue, de la littérature ukrainienne. On essaya d’en sortir en formant des mots composés : ukraino-russe, Russie Ukrainienne etc., il fallut en arriver, vers la fin du XIXe siècle, à la terminologie qu’avaient consacrée les grands maîtres de la littérature nationale. Seule l’Ukraine Subcarpathique, qui a gémi si longtemps sous l’oppression jalouse de la Hongrie, n’a pas encore pris une attitude définitive. Mais la question est résolue aujourd’hui ; toutes les parties du territoire national sont ukrainiennes, l’histoire du pays à toutes les époques, sa littérature, sa civilisation, c’est l’expression tangible de la vie nationale ukrainienne.