Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Sur la langue ukrainienne

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Jacques Holovatsky :

Sur la langue ukrainienne.

C’est un extrait des premières conférences faites à l’université de Léopol par le premier occupant de la chaire de langue et de littérature ruthène, qui venait d’être fondée, en 1848. Ces conférences furent publiées, en 1849, sous le titre de « L’étude de la langue russe méridionale et de ses dialectes ». L’auteur, de même que Chachkevytch, emploie le mot « russe » dans le sens d’ukrainien. C’est aussi dans ce sens que l’on employa pendant quelque temps au dix-neuvième siècle le terme de « langue russe méridionale ». Holovatsky, membre du cercle de Chachkevytch, expose ses idées sur le choix de la langue populaire comme base de la langue littéraire, mais on sent son hésitation à rompre définitivement avec l’ancienne langue écrite ; ce qui le mènera plus tard sur le chemin du pan-russisme.

Le peuple qui habite toute la partie méridionale de la Russie, la Galicie et les contrées du nord-est du royaume de Hongrie, parle la même langue, qui s’appelle, chez ce peuple et chez ses voisins, la langue ukrainienne, petite-russienne (russe méridionale), ou bien russe (ruthène). Elle s’était formée partout de la même façon, à l’époque des duchés russes sous l’influence du slavon rituel, chez les tribus slaves étroitement apparentées entre elles qui habitaient ces pays ; c’étaient : les Polianes (dans la contrée de Kiev), les Sivérianes (dans le bassin de la Desna), les Soulitches (dans le bassin de la Soula), les Dérévlianes (à l’ouest des Polianes), les Doulibes (entre le Bug et le Stir), les Bugeanes (dans le bassin du Bug), les Volhynianes (en Volhynie), les Oulitches et les Tivertses (dans les pays du Dniester inférieur et du Pruth, jusqu’au Danube), enfin les Khorvates et les Boïki (dans la Galicie actuelle).

La langue petite-russienne ou russe méridionale, ne fût-ce qu’à cause de la position géographique du peuple qui la parle, entre les Slaves du Nord, ceux du sud et ceux de l’ouest, tient par ses particularités linguistiques le milieu entre les autres langues slaves. Elle est harmonieuse, riche, grave, expressive, aisée. Il semble qu’elle occupe un juste milieu entre la dureté excessive et la douceur superflue. Elle ne contient pas trop de consonnes chuintantes, comme la langue polonaise, elle ne se plaît pas dans les voyelles trop brèves, comme la langue grande-russienne, mais, si l’on en excepte le dialecte galicien, elle aime les voyelles longues et ouvertes. Ce qui la caractérise entre toutes les langues slaves, ce sont les nuances du son i, qui passe tout graduellement du rude — ы, jusqu’à un très doux ѣ (ï). Cela produit des variétés spécifiques de ce son, qui empêchent une prédominance de l’i et cette monotonie étrangère à la langue, qui ne peut provenir que d’une lecture incorrecte ou de la prononciation d’un étranger, mais qui ne se rencontre jamais dans la prononciation claire d’un ruthène d’origine. Bref, c’est une langue pleine de naturel, claire, euphonique ; elle est virilement vigoureuse et expressive dans la bouche d’un homme grave ou d’un vaillant cosaque, comme sous la plume de Kotlarevsky, de Topola et d’autres, de même qu’elle est douce, intimement tendre, aimable sur les lèvres d’une mère, dans les rêves chantés de la jeune fille, ou sous la plume sincère d’Osnovianienko. Ce n’est pas sans raisons, ni par pure vanité que nous l’affirmons, puisque des écrivains étrangers et de savants philologues reconnaissent son euphonie et ses autres grands avantages sur les autres langues slaves. Bandtké[1] l’appelle la plus belle de toutes les langues slaves et Mickiévitch la plus belle de toutes les langues russes. Bodiansky prise son caractère poétique et harmonieux ; il la compare à cet égard aux langues grecque et italienne. Kooubek[2] et Macieiovski[3] lui donnent le pas sur la langue tchèque ; Rakoviecki[4] regrette qu’elle ne soit pas devenue la langue dominante en Russie. Enfin, le célèbre écrivain russe Dal-Lougansky reconnaît sa supériorité, comparée à la langue grande-russienne populaire et littéraire.

Elle s’est développée diversement dans les contrées différentes ; plus ample dans les vastes steppes du bassin du Dniéper, elle est plus étriquée dans les pays situés au pied des montagnes et dans les pâturages du Dniéster ; elle est dure, rude, mais plus vigoureuse entre les monts rocheux de la Verkhovyna et des Beskides. Ainsi l’ancienneté de sa formation est prouvée par le fait que ses variétés sont dans un rapport parfait avec les localités où elles ont pris naissance, avec le ciel sous lequel elles se sont développées. Et jamais ces variétés ne concordent avec les divisions politiques connues dans l’histoire des peuples qui auraient pu influencer sa formation ou sa refonte. Il en résulte clairement que ses dialectes sont plus anciens que l’intervention de l’influence de ses voisins, p. ex. celle des Polonais, des Lithuaniens, des Hongrois et d’autres.

Jetons un coup d’œil rétrospectif sur l’histoire et nous trouverons à réfléchir sur la force vivace de la langue russe méridionale, et sur la prépondérance qu’a conservée la race au cours des temps sur les autres peuples. Combien de races étrangères ne se sont-elles pas fondues, dissoutes dans la Russie Méridionale, combien ne se sont-elles pas, aux époques les plus reculées, assimilées aux Russes ? Les tribus redoutables des Obres, des Petchenègues, des Polovetz, des Iatviags, toutes se sont fondues dans la Russie, sans laisser de traces. La race des Varègues se slavonisa très vite et c’est à peine si elle a laissé quelques mots dans l’organisation administrative introduite par elle ; des générations de princes et de dignitaires lithuaniens, sinon la Lithuanie presque entière, reçurent des Russes méridionaux leur langue et leur religion. La race des Tartares a décru comme les eaux grossies du printemps, elle a dépéri, s’est dégradée, tandis que la race ruthène reverdissait, comme le gazon ; de la horde des Boudjaques, il ne reste aujourd’hui en Bessarabie pas une âme vivante !

Passons à des temps plus modernes : un demi-siècle s’est à peine écoulé et les Serbes immigrés en Ukraine parlent déjà la langue petite-russienne ; les Souabes, établis dans la Russie méridionale, à la quatrième ou cinquième génération deviennent des Ruthènes ; l’école seule maintient chez eux quelque chose d’allemand. Et, chez nous, est-ce que les émigrés polonais ne savent pas mieux le ruthène que leur propre langue mazure ? Est-ce qu’ils ne chantent pas des chansons russes ? Est-ce que, dans certaines contrées, ils n’ont pas pris à la Russie et la langue, et le rituel des noces et d’autres choses encore ? Voilà la force de la langue russe, de la nation russe, prenant des racines profondes dans le peuple, s’accroissant vigoureusement et agissant. Aussi n’est-il point étonnant, qu’en dépit de tant de malheurs et de tant d’orages qui sont passés sur la Russie, la race russe soit si nombreuse ! Notre peuple doit avoir une bien grande mission à remplir, si la Providence le garde et le bénit de cette manière !

La langue parlée d’un peuple est, assurément la source véritable et principale de la langue littéraire, car dans la bouche du peuple se conservent le plus souvent les formes, la construction, le tour tout entier de la langue, son véritable esprit. C’est pourquoi nous devons écrire tout à fait comme parle le peuple, ainsi que l’ont fait nos frères les Slovaques et ceux de Lusace, qui, ne pouvant s’appuyer sur les anciens monuments de leur langue, ont créé une nouvelle orthographe et élevé le parler vivant du peuple au rang de langue littéraire, en le complétant de mots empruntés aux autres langues slaves. Mais… sommes-nous pauvres aussi en monuments de notre langue ? La prédominance d’une langue étrangère nous a-t-elle opprimé si longtemps qu’elle ait empêché le développement de la langue nationale ? Non, frères. Nous devons voir plus avant, jusqu’au fond même. C’est pourquoi je t’adresse, Ruthène, les grandes paroles de la sagesse populaire : connais-toi, toi-même, et cela te suffira… Nous sommes les plus riches d’entre les Slaves en monuments littéraires et cela dès l’époque où l’on n’écrivait en Europe qu’en trois langues ; en grec, en latin et en slavon. Étudions ces chers monuments, lisons-les bien, plongeons notre âme dans les profondeurs de l’esprit et de la vie russes ; nous y trouverons un trésor inépuisable. Ne négligeons pas le vieux slavon rituel. Cette langue ne nous a pas été arbitrairement imposée ; nous l’avons adoptée spontanément de nos frères et voisins d’autrefois, cette langue qui ne nous est point étrangère, mais toute fraternelle et proche de nous ; ce n’est pas la langue du glaive, de la violence, mais celle de l’amour fraternel, la langue de la foi et de la vérité divine. Ainsi donc ils nous appartiennent bien ces monuments, puisqu’ils ont été écrits en Russie : ce sont des Ruthènes qui les ont écrits, des Ruthènes, qui, dès l’âge le plus tendre pensaient et parlaient en russe, qui habitaient la Russie et étaient tout pénétrés de la vie russe. En dépit des formes slavonnes que présentent les monuments de cette époque, ils contiennent, vous dis-je, en réalité plus de véritable esprit russe, qu’il n’y en a dans la plupart de nos écrivains actuels, qui pensent en allemand ou en latin et traduisent leurs pensées en russe, leur donnant une forme verbale russe.

C’est pourquoi je vous le dis : il faut que nous prenions en considération tout ce qui a été écrit en Russie, que nous l’examinions, l’étudions, l’éprouvions, nous devons en sucer la moelle, en extraire tout ce qui est à nous, proche de nous, tout ce qui est russe. Au moyen de cette étude, le savant russe découvrira où l’on peut trouver les règles primordiales de notre langue, il verra qu’elles existent depuis les temps les plus reculés dans le langage parlé et que, par conséquent, on ne doit pas lui imposer des formes qui ne lui sont pas naturelles, l’embarrasser dans des entraves étrangères. Tout le monde est forcé de reconnaître que la langue prise aujourd’hui sur les lèvres du peuple ne peut suffire à satisfaire de nos jours aux exigences de la science. Mais, pourquoi nous creuser la tête à créer des mots nouveaux, sans être sûrs qu’ils ne soient pas contraires à l’esprit de notre langue ? Tournons-nous vers nos origines, ces sources intarissables, nous y trouverons une grande quantité de mots déjà tout faits et s’il nous faut pour cela descendre à une grande profondeur, l’eau n’en sera que plus fraîche et plus salubre.

Ces anciens monuments russes constitueront les racines naturelles sur lesquelles croîtra l’arbre de la littérature nationale : plus les racines pénètrent profondément, plus le tronc pousse vigoureusement, plus l’arbre grandit, plus les branches se déploient. Peignons sur ce fond éternel, avec des couleurs qui soient bien à nous, l’image de notre vie nationale. Bâtissons sur ce fondement de pierre, sur cette base nationale et non pas sur la seule charpente fragile de la langue du bas peuple, l’édifice de notre instruction publique, faisons-en sortir une littérature populaire, qui ne soit pas seulement le passe-temps de quelques amateurs, mais qui serve de nourriture substantielle au peuple entier. Ce sera alors le monument des progrès de notre peuple, le temple qui survivra aux siècles et qu’aucune force humaine ne pourra ni ébranler, ni détruire.


  1. Philologue polonais.
  2. Savant tchèque, ami de Chachkévytch.
  3. Savant polonais.
  4. Savant polonais.