Anthologie des humoristes français contemporains/La bibliothèque de mon oncle

La bibliothèque libre.

LA BIBLIOTHÈQUE DE MON ONCLE

Le fou rire est néanmoins une des douces choses que je connaisse. C’est fruit défendu, partant exquis. Les harangues de mon maître ne m’en ont pas tant guéri que l’âge. Pour fou rire avec délices, il faut être écolier et, si possible, avoir un maître qui ait sur le nez une verrue et trois poils follets ; cet âge est sans pitié !

Réfléchissant depuis à cette verrue, je me suis imaginé que tous les gens susceptibles ont ainsi quelque infirmité physique ou morale, quelque verrue occulte ou visible, qui les prédispose à se croire moqués de leur prochain. Ne riez pas devant ces gens-là : c’est rire d’eux ; ne parlez jamais de loupe ni de bourgeon : c’est faire des allusions ; jamais de Cicéron, de Scipion Nasica : vous auriez une affaire.

C’était le temps des hannetons. Ils m’avaient bien diverti autrefois, mais je commençais à n’y prendre plus de plaisir. Comme on vieillit !

Toutefois, pendant que, seul dans ma chambre, je faisais mes devoirs avec un mortel ennui, je ne dédaignais pas la compagnie de quelqu’un de ces animaux. À la vérité, il ne s’agissait plus de l’attacher à un fil pour le faire voler, ni de l’attacher à un petit chariot : j’étais déjà trop avancé en âge pour m’abandonner à ces puériles récréations ; mais penseriez-vous que ce soit là tout ce qu’on peut faire d’un hanneton ? Erreur grande ; entre ces jeux enfantins et les études sérieuses du naturaliste, il y a une multitude de degrés à parcourir.

J’en tenais un sous un verre renversé. L’animal grimpait péniblement les parois pour retomber bientôt, et recommencer sans cesse et sans fin. Quelquefois il retombait sur le dos ; c’est, vous le savez, pour un hanneton, un très grand malheur. Avant de lui porter secours, je contemplais sa longanimité à promener lentement ses six bras par l’espace dans l’espoir toujours déçu de s’accrocher à un corps qui n’y est pas. — « C’est vrai que les hannetons sont bêtes ! » me disais-je.

Le plus souvent, je le tirais d’affaire en lui présentant le bout de ma plume, et c’est ce qui me conduisit à la plus grande, à la plus heureuse découverte ; de telle sorte qu’on pourrait dire, avec Berquin, qu’une bonne action ne reste jamais sans récompense. Mon hanneton s’était accroché aux barbes de la plume, et je l’y laissais reprendre ses sens pendant que j’écrivais une ligne, plus attentif à ses faits et gestes qu’à ceux de Jules César, qu’en ce moment je traduisais. S’envolerait-il, ou descendrait-il le long de la plume ? À quoi tiennent pourtant les choses ! S’il avait pris le premier parti, c’était fait de ma découverte ; je ne l’entrevoyais même pas. Bien heureusement il se mit à descendre. Quand je le vis qui approchait de l’encre, j’eus des avant-coureurs, j’eus des pressentiments qu’il allait se passer de grandes choses. Ainsi Colomb, sans voir la côte, pressentait son Amérique. Voici en effet le hanneton qui, parvenu à l’extrémité du bec, trempe sa tarière dans l’encre. Vite mon feuillet blanc… c’est l’instant de la plus grande attente !

La tarière arrive sur le papier, dépose l’encre sur sa trace, et voici d’admirables dessins. Quelquefois le hanneton, soit génie, soit que le vitriol inquiète ses organes, relève sa tarière et l’abaisse tout en cheminant ; il en résulte une série de points, un travail d’une délicatesse merveilleuse. D’autres fois, changeant d’idée, il se détourne ; puis, changeant d’idée encore, il revient : c’est une S !… À cette vue, un trait de lumière m’éblouit.

Je dépose l’étonnant animal sur la première page de mon cahier, la tarière bien pourvue d’encre ; puis, armé d’un brin de paille pour diriger les travaux et barrer les passages, je le force à se promener de telle façon qu’il écrive lui-même mon nom ! Il fallut deux heures ; mais quel chef-d’œuvre !

La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite, dit Buffon, c’est… c’est bien certainement le hanneton !

(Nouvelles genevoises ; E. Dentu édit.)