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Anthologie des humoristes français contemporains/Le chien tondu en lion

La bibliothèque libre.
Anthologie des humoristes français contemporainsLibrairie Delagrave (p. 100-103).

LE CHIEN TONDU EN LION

… Il est si bien acquis que nos compatriotes sont farceurs, qu’ils peuvent être pris pour tels même en cas de simple malentendu.

Est-ce le cas de M. Boulabert, amené devant les magistrats par un tondeur de chiens qui lui réclame deux francs, prix de la tonte en lion d’un caniche, plus trois francs d’indemnité pour le temps que ce monsieur lui fait perdre ?

C’est ce que les explications des parties vont nous apprendre.

Fillard (c’est le nom du tondeur de chiens) raconte ainsi le fait :

— Voilà. Je rendais à ma femme un chat que ses maîtres m’avaient dit qu’il avait du vice et que je disais à ma femme : « Tu peux leur garantir qu’il sera sage comme une image. » Pour lors, monsieur s’arrête à regarder le chat et dit : « Pauvre bête ! — Bah ! que je réponds, il n’en deviendra que plus gras. Vous pouvez l’essayer par vous-même, » que je lui dis, en manière de rigoler. Là-dessus, voyant que ce monsieur avait un chien, un sale barbet, une espèce de griffon, enfin un chien à poils, je dis comme ça : « Faut-il rafraîchir un peu ce cabot-là, bourgeois ?

— Le rafraîchir ? qu’il me fait ; ça ne peut pas lui faire de mal. »

Moi, là-dessus, je prends le chien et je dis à ce monsieur :

« Voulez-vous que je le tonde en lion ?

— En lion ! qu’il me dit.

— Oui, tondu seulement à partir des reins, et puis je lui ferai des manchettes aux pattes.

— Dame, qu’il me répond, oui, en lion avec des manchettes, je crois que ça fera bon effet. »

Voyant ça, je tonds le chien en lion avec des manchettes. Monsieur reste là, à me regarder travailler. Quand c’est fini, je mets le cabot sur ses pattes et je dis :

« Eh bien, bourgeois, comment le trouvez-vous, votre toutou ?

— Ça lui va très bien, qu’il me répond.

— Un Amour, que je lui dis : quarante sous !

— C’est pas cher, qu’il me fait. »

Là-dessus, il s’en va, et son chien le suit en remuant la queue, comme un chien qui est content qu’on lui a fait sa toilette. Moi, je rappelle monsieur, en lui criant :

« Eh bien, et les quarante sous ?

— Quels quarante sous ? qu’il me demande.

— Comment, quels quarante sous ? Mais, pour avoir tondu vot’ chien !

— Mon chien ! qu’il me dit ; ça ! Il n’est pas à moi. »

M. Boulabert. — En effet, il n’était pas à moi ; c’était un sale chien que je ne connaissais pas du tout ; il m’avait suivi dans la rue.

Le président. — Et vous le laissez tondre en lion par ce malheureux sans lui dire que le chien n’était pas à vous !

M. Boulabert. — Je le lui ai dit.

Le président. — Quand il a été tondu, oui.

Fillard. — En lion et avec des manchettes. Pour lors, je dis à monsieur :

« Allons chez le commissaire ! »

Il m’envoie coucher et veut s’en aller ; je lui saute au collet, le monde s’amasse, des sergents de ville arrivent et nous mènent au poste. Voilà le chien qui nous suit en tortillant, remuant la queue, fier comme un coq ; il voulait entrer au poste avec nous, les agents lui fichent des coups de pieds pour le renvoyer ; nous entrons, et on le laisse à la porte ; nous nous expliquons, dont le brigadier dit à monsieur : « Voyous, ne nous la faites pas à la blague ; donnez quarante sous à cet homme ! »

Il refuse ; alors le brigadier dit aux deux sergents de ville de nous mener chez le commissaire de police. Nous sortons ; qu’est-ce que nous trouvons à la porte ? Le chien qui nous attendait et qui vient avec nous, toujours en frétillant, ce qui prouve bien qu’il est à monsieur, qui voulait le faire tondre à l’œil.

M. Boulabert. — Pas du tout ; la preuve, c’est que je l’ai chassé ; mais il se cramponnait à moi, il ne voulait pas me lâcher.

Le président. — Soit ! vous n’en avez pas moins voulu faire une mauvaise plaisanterie à ce malheureux.

M. Boulabert. — Aucunement. Il me demande si je veux qu’il le tonde en lion : ça ne me regardait pas ; il a fait ce qu’il a voulu.

Le président. — Allons, ne persistez pas dans votre mauvaise explication. Vous n’avez pas l’air d’un naïf ; donnez les deux francs à cet homme, plus les trois francs qu’il demande pour le dérangement que vous lui causez.

M. Boulabert. — Pardon, mais…

Le président. — Vous refusez ?

M. Boulabert, tout bien réfléchi, se décide à donner sa pièce de cent sous.

Quant au chien, qu’est-il devenu ? Il est probable qu’il aura retrouvé son vrai maître. Mais celui-ci a dû être bien surpris et s’est assurément demandé : « Où diable cet animal-là a-t-il pu trouver de l’argent pour se faire tondre ? »

(Les Tribunaux comiques ;
Flammarion édit.)