Anthologie des humoristes français contemporains/Les créanciers

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Anthologie des humoristes français contemporainsLibrairie Delagrave (p. 111-115).

LES CRÉANCIERS

Mabille !
J’en sors
Tranquille
De corps.
Je sonne :
Ma bonne
Raisonne…
Je dors.

Quelqu’un grogne :
C’est, croit-on,
D’un ivrogne
Le feston ;
C’est la plainte
Presque éteinte
De l’absinthe
Chez Piton.


La voix, moins frêle,
Semble un galop ;
Dans ma cervelle
Est-ce un grelot ?
Ainsi s’élance
Et recommence
Une romance
Dans un goulot.

La rumeur approche,
L’écho la redit.
Est-ce Rigolboche
Que l’on applaudit ?
Est-ce, sous un porche,
Sax tenant la torche
Wagner qu’on écorche
Avec du Verdi ?

Dieux ! la horde grimpante
Des créanciers ! — Quel trac !
Fuyons dans la soupente
Où je mets mon cognac.
Leur fourberie insigne
A forcé la consigne
Chez mon portier indigne.
Ah ! portier de Jarnac !

Ciel ! la porte et la fenêtre
Ont cédé sous leur effort,
Et le premier qui pénètre
Cherche en vain mon coffre-fort.
Avant que je la verrouille,
Dans l’armoire à glace il fouille
Pour découvrir la grenouille
Dont jamais le chant ne sort.

Le bottier dit : « Rends-moi mes bottes !
Le tailleur dit : « Rends-moi mon frac ! »

Tous répètent : « Voici nos notes ! »
Tous demandent : « As-tu le sac ? »
Seul, dans son farouche délire,
Le traiteur étouffant son ire :
« C’est pourtant moi, semble-t-il dire,
Qui l’ai fait gros comme Balzac ! »

Pendant ce chœur, saisissant mes lunettes,
Qui reposaient à côté de mon lit,
Je reconnais leurs atroces binettes.
Un créancier ne fut jamais joli,
Deux créanciers forment un groupe blême,
Trois créanciers sont la laideur extrême,
Mais cinq, mais dix, mais vingt… c’est l’enfer même !
Or, j’écoutais leur langage impoli.

« Oui, c’est un libertin ! — Sa conduite est infâme !
— Il refuse sa porte et se lève à midi !
— Il court les casinos ! — Il a plus d’une femme !
— Monsieur fait pince-nez ! — Monsieur joue au dandy !
— Il se rit de nos mœurs et n’en prend qu’à ses aises !
— Il faut à son dîner de l’aï sur les fraises.
— Au café du Helder je l’ai vu, sur deux chaises,
Écorchant une glace à l’air du soir tiédi. »

Je suis né bon, j’ai la mansuétude.
Et volontiers je me laisse raser.
De ces refrains, d’ailleurs, j’ai l’habitude,
Rien ne saurait plus me mécaniser.
Mais cependant, flairant l’impertinence
De ces butors enivrés de fiance,
Je secouai le joug de ma créance :
Sur mon séant on me vit me poser.

« Qui m’a fait ces polichinelles ?
M’écriai-je en sentant monter
Un litre rouge à mes prunelles

Que le courroux vient dilater ;
Est-ce donc ici la coutume
D’entrer, à l’heure où l’on s’enrhume,
Chez les modestes gens de plume,
Comme s’ils venaient d’hériter ! »

Alors d’une voix qui tance,
Je dis à ce groupe amer :
« Remportez votre quittance !
Vous voyez ce revolver :
Le premier qui me tutoie
Sous mon talon je le broie
Et je le jette avec joie
Par-dessus mon belvéder ! »

Partis ! — Brûlons du sucre
Et dissipons ainsi
L’horrible odeur de lucre
Qu’ils ont laissée ici.
Ce n’est pas sain encore
Mais, quand luira l’aurore,
J’irai chercher du chlore.
Merci, mon Dieu, merci.

D’étranges syllabes
M’arrivent encor ;
Ces maudits arabes,
D’un commun accord,
Ont sur ma muraille
Que leur doigt écaille
Mis ce mot qui raille :
« Contrainte par corps ! »

Larves funèbres !
Laids pâtissiers !
Dans les ténèbres
Mes créanciers

Me font comprendre
— Surdroît d’esclandre —
Qu’ils vont se rendre
Chez les huissiers.

Moi, bon nègre,
Pas vouloir
Qu’homme maigre
Et tout noir
Expertise,
Verbalise,
Dévalise
Mon manoir.

Pas bête,
Demain
J’arrête
Un train
Et file
Pour Lille
Ou l’île
Saint-Ouen.

(Poésies complètes ; E. Dentu édit.)