Anthologie des humoristes français contemporains/Un voyage en diligence
UN VOYAGE EN DILIGENCE
L’homme aux moustaches. — Mademoiselle, vous avez bien tort de ne pas prendre ma place.
La jeune personne. — Je vous remercie, monsieur.
La vieille dame. — Nous avons affaire à de grands malotrus, n’est-ce pas, Mimire ? (Le petit chien ne répond pas.)
Un voyageur. — Ça n’a pas le sens commun de charger ainsi une voiture.
Un autre voyageur. — C’est-à-dire que je suis toujours à me demander comment il se fait qu’il n’arrive pas encore plus d’accidents. (M. Prudhomme garde le silence. Il est occupé à vider ses poches dans celles de la voiture.)
Le 1er voyageur. — La route est assez belle.
Le 2e voyageur. — C’est en plein hiver qu’il faut la voir.
M. Prudhomme. — Règle générale, messieurs : quand on monte en diligence, on devrait toujours faire son testament. Je solliciterai la faveur d’ouvrir de mon côté ; ce concours d’haleines nécessite l’ouverture de l’une des deux portières ; car il y a encore à éviter le courant d’air.
La vieille dame. — Mais, monsieur, mieux alors vaudrait être sur l’impériale.
M. Prudhomme. — J’aurai, madame, l’honneur de vous faire observer que je ne puis cependant pas étouffer.
L’homme aux moustaches. — Vous ne pouvez pas, madame, empêcher d’ouvrir du côté opposé au vôtre.
La vieille dame. — Je vous prie, monsieur, de ne pas m’adresser la parole davantage… Je ne vous dis rien, quand vous ricanez dans vos moustaches… Je ne ris pas, moi, et n’en ai pas sujet.
M. Prudhomme, mettant la tête à la portière. — Le temps a l’air de vouloir se lever.
Un voisin. — Je crois plutôt que nous aurons de l’eau.
M. Prudhomme. — Je l’avais d’abord pensé. Pardon, monsieur… vous n’êtes pas de Paris ?
Le voisin. — Non, monsieur.
M. Prudhomme. — Je m’en étais douté. Monsieur va-t-il à la même destination que la voiture ?
Le voisin. — Non, monsieur.
M. Prudhomme. — Alors, monsieur s’arrêtera probablement en route ? Monsieur est avocat ?
Le voisin. — Non, monsieur.
M. Prudhomme. — Mon chapeau dans le filet ne vous incommode pas, mademoiselle ?
La jeune personne. — Non, monsieur.
L’homme aux moustaches. — Donnez-moi votre petit panier, mademoiselle ; je vais le mettre dans le filet.
La jeune personne. — Merci, monsieur.
M. Prudhomme. — C’est la première fois, sans doute, que mademoiselle voyage ?
La jeune personne. — Non, monsieur.
M. Prudhomme. — Je dis mademoiselle, je puis me tromper ; mais je suppose bien que vous n’êtes pas mariée.
La jeune personne. — Non, monsieur.
M. Prudhomme. — Plus nous nous éloignerons de Paris, plus la route deviendra agréable. Tenez, mademoiselle, croisons nos jambes… Bien… c’est cela. Ça fait que nous ne nous gênerons pas… Allongez… Allongez… ne craignez rien… c’est cela. — Monsieur est militaire ?
L’homme aux moustaches. — Oui, monsieur.
M. Prudhomme. — Je ne m’étais donc pas trompé ? Je suis assez physionomiste… Fantassin ou cavalier ? si toutefois, monsieur, il n’y a pas d’indiscrétion…
L’homme aux moustaches. — Non, monsieur.
M. Prudhomme. — Je vous en fais mon compliment… Ah ! dame ! quand, pendant trente années consécutives, un pays a envoyé des troupes dans les quatre coins de l’Europe, il n’est pas étonnant de se rencontrer avec des militaires. J’ai été réquisitionnaire, moi qui vous parle, monsieur, puis de la garde nationale dès sa première institution, sous M. de La Fayette. Je ne vous parle pas d’hier… Notre costume a subi depuis des modifications ; de très grandes modifications ont été apportées à notre costume ; oui, monsieur : j’ai vu MM. nos officiers en laine… c’était fort original ; mais c’était comme cela, il n’y avait pas à dire. J’ai vu Louis XVI, Mirabeau, le comte de Vergennes, Collot d’Herbois, toute la Convention, les girondins, et le siège, et la prise de la Bastille, la Fédération… Aussi je vous assure que rien de ce qui se fait de nos jours ne m’étonne.
La vieille dame. — Je crois bien, après toutes ces horreurs-là.
M. Prudhomme. — Vous avez aussi vu cela, vous, madame ?
La vieille dame. — Oui, monsieur, dans les bras de ma nourrice ; car vous n’avez pas, j’aime à le penser, la sotte prétention de me croire votre contemporaine ?
M. Prudhomme. — Non, certainement, madame.
La vieille dame. — J’ai beaucoup vu, aussi, moi, monsieur, certainement. J’ai vu le monde… le grand monde… ; j’ai rencontré des malotrus aussi… quelquefois… ; mais je ne me suis jamais trouvée, si ce n’est aujourd’hui, pour la première fois, avec des gens assez peu généreux pour laisser une portière ouverte, quand c’est une dame qui en réclame la fermeture.
M. Prudhomme. — Ah ! monsieur est militaire…
Le voyageur. — Conducteur ! ouvrez-nous la portière, s’il vous plaît ? (Des boiteux, des aveugles, un crétin et des scrofuleux se précipitent aux portières de la diligence.)
Une vieille femme. — N’oubliez pas, bonnes âmes charitables, une pauvre vieille de quatre-vingt-dix-sept ans, qui n’pouvont plus gagner sa pauvre vie.
(L’aveugle estropie sur la clarinette la valse de Robin des Bois.)
Le crétin. — Aboûum, aboûum ! fâ fâ ! aboûum, aboûum ! (Il se présente à la portière du coupé.)
Ernestine. — Ah ! mon père ! quelle horreur !
M. de Verceilles. — Qu’est-ce encore ?
Le crétin. — Aboûum, aboûum ! fâ fâ ! aboûum !
M. de Verceilles. — Il est affreux ! Retirez-vous ! Voulez-vous vous retirer ?
Adrien, au crétin. — Tiens, te voilà, mon pauvre Pierre ; tu n’as donc pas encore trouvé à te marier ?
Le crétin. — Aboûum, aboûum ! fâ fâ ! aboûum !
Adrien. — Tu dis toujours la même chose.
Le crétin. — Fâ fâ ! aboûum, aboûum !
Adrien. — Tiens, voilà un sou ; fais le beau. (Le malheureux lève les bras en l’air et se tient en équilibre sur les pointes de ses sabots.) C’est bien, va-t’en, on en a assez. — Eh ! Fournais, voulez-vous prendre quelque chose ?
Le conducteur. — Nous avons bien le temps ! Allons, allons, messieurs, voyons, dépêchons-nous.
Le voyageur. — Conducteur, ouvrez-nous la portière.
Le conducteur. — Ah ben, oui, vous ouvrir ! j’vous connais ; nous n’en finirons jamais… Au prochain relais, ça n’est pas long.
M. Prudhomme. — Je vous intime l’ordre de m’ouvrir, m’entendez-vous, conducteur ?
Le conducteur. — Oui, mon gros papa. — Allons donc, postillon, à cheval… allons-nous coucher ici ?
La vieille dame. — Conducteur, avez-vous demandé mon verre d’eau sucrée ?
Le conducteur. — On vous le fait, madame ; vous l’aurez au prochain relais.
La vieille dame. — Vous êtes un grossier personnage ; je m’en plaindrai à vos chefs.
Le conducteur. — Vous savez, madame, que nous en avons un qui est bien enrhumé. Allons, messieurs, voyons donc, en finirons-nous aujourd’hui ?
Adrien. — Voilà ! c’est la bonne qui ne veut pas me prendre en sevrage.
Le conducteur. — Allons donc, farceur !
Adrien. — Voilà, voilà ! Adieu, méchante !
La servante d’auberge. — Voulais-vous m’laissais… taisais vos mains.
Le monsieur à moustaches. — Vous ne voulez rien accepter, mademoiselle ?
La jeune personne. — Je vous remercie, monsieur.
Le boiteux. — N’oubliez pas, messieurs, mesdames, un pauvre orphelin de cinquante-deux ans, qui n’a plus ni père ni mère pour gagner sa pauvre vie. (Changeant de ton.) Pater noster, qui es in cœlis, sanctificetur nomen tuum…
M. Prudhomme. — Je crois qu’il faut en prendre son parti.
Le boiteux. — Fiat voluntas tua… adveniat regnum tuum.
M. Prudhomme. — Allez travailler !… Des gaillards comme ça, dans la force de l’âge… c’est inouï… Les autorités s’endorment ; elles laissent exister d’aussi coupables industries… Ah ! mon Dieu ! prenez donc garde à ce que vous faites, vous, monsieur de i’impériale !… Il paraît que c’est mon épaule qui doit vous servir de marchepied ?
Bourdin. — Je ne l’ai pas fait exprès.
M. Prudhomme. — Il n’aurait, parbleu ! plus manqué que vous l’eussiez fait exprès.
Le conducteur. — C’est des bêtises, ça, monsieur, d’rester aussi longtemps ; c’n’est pas raisonnable non plus.
Le postillon. — En route !… Eh !… eh ! là-bas… Eh ! houp ! houp-là… Allume ! allume !… Eh ! là-bas. (Toutes les paroles qu’il adresse à ses chevaux sont précédées et suivies de grands coups de fouet.)