Anthologie des poètes de Montmartre/Gaston Sénéchal

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 376-382).

GASTON SÉNÉCHAL


Gaston Sénéchal, poète, né à Béthune en 1858. A collaboré au Chat Noir et publié des vers dans nombre de journaux et de revues, de 1878 à 1888, époque à laquelle il entra dans l’administration préfectorale. Conseiller de préfecture à Auxerre, en 1888, puis à Melun où il remplit encore aujourd’hui les mêmes fonctions. Président de la Société d’archéologie de Seine-et-Marne. A publié, dans le Bulletin de cette Société, de nombreux et intéressants mémoires sur des sujets d’histoire et de philologie.

CHANSON À BOIRE

Je hais Neptune et les naïades,
Les villes d’eau, les ports de mer,
L’onde pure et le flot amer,
Et les bains chauds et les noyades.
Je hais tous les mots en hydro :
Je hais la vapeur et la glace.
J’ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Plutôt que d’abaisser mes lèvres
À votre insipide cristal,
Je boirai le poison fatal,
Dispensateur des chaudes fièvres !
Je boirai ton dernier sirop.
Pharmacien d’ultième classe !
J’ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Ô vin ! legs sacré du calvaire
Que le prêtre hume à l’autel !
Toi qui fis Bacchus immortel,
Et que le sceptique révère,
Que ta chanson, doux maëstro,
Berce toujours ma tête lasse !
J’ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

De vos bouteilles que pavoise
Une étiquette aux cent couleurs,
J'aime les glouglous enjôleurs,
Enfants de l'antique cervoise,
Fanta, pale ale, stout, faro,
Bières brune, blonde ou filasse.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Dans une ivresse léthargique,
Fais-nous oublier les hivers,
Absinthe, sœur des printemps verts,
Auprès de ta liqueur magique.
Les élixirs de Cagliostro
Ne sont que frime et que fallace.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Ô rhum doré par les tropiques !
Kummel gelé par les frimas !
Cognac qui jadis rallumas
Le feu des courages épiques,
Ô patriarcal vespetro !
Ô menthe, appoint de Lovelace !
J'ai dit aux fontaines Wallace ;
Je ne boirai plus de votre eau.

Lorsque étanchant ma soif française
Avec un luxe oriental,
J'aurai jeté mon capital
Par les fenêtres du grand seize,

J'irai marchander au bistro
Le mêlé de la populace.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Dussé-je, errant sur le bitume
Dans l'appareil de feu Noé,
Scandaliser Arsinoé
Des lacunes de mon costume,
Dussé-je attiser le haro
Du sobre agent qui se prélasse.
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

Seigneur, je lègue à de plus dignes
Les bonheurs qui nous sont prédits
Dans votre frugal paradis ;
Mais si quelque jour, dans vos vignes
Il reste une place de trop,
Seigneur, gardez-moi cette place !
J'ai dit aux fontaines Wallace :
Je ne boirai plus de votre eau.

LE DAHLIA BLEU[modifier]

Ô créer avec fièvre un rien, quatorze vers
Délicats, spéciaux, rares, heureux d'éclore,
Un bouquet effaçant par le choix de sa flore
La vieille rhétorique et les jeunes prés verts !

Y mettre le secret de mon cœur, comme Arvers,
Et les vocables doux par lesquels on implore,
Et, sous le nom vraiment rythmique, Hélène ou Laure,
Oser vous y parler d'amour, à mots couverts !

Vous les liriez, non pas comme ceux qu'on renomme,
Mais à mi-voix, en y mettant du vôtre, et comme
Ce sonnet sans défaut vaudrait bien un baiser,

Ayant touché le fin bristol du bout des lèvres,
Vous iriez, doucement, doucement, le poser
Sur l'étagère où sont vos tasses de vieux sèvres.

DON JUAN[modifier]

Don Juan, gloire et terreur de Séville et d'ailleurs,
Délices et tourment d'Elvire et de tant d'autres
Que ta main sur le cœur et tes chants bons apôtres
Persuadaient, malgré les staccati railleurs.

Va ! malgré ton cynisme et tes airs gouailleurs,
Et malgré la débauche absurde où tu te vautres,
Nous t'avons, dès l'abord, admis comme un des nôtres,
Un des plus méritants sans doute et des meilleurs.

Comme nous tu connus cette souffrance amère
De n'atteindre jamais l'impossible chimère
Dont l'attrait douloureux pardonne aux seuls goujats.

L'amour a fait de toi sa victime suprême :
Mais toi, du moins, ô fier ami, tu te vengeas,
Comme on doit se venger d'un Dieu, par le blasphème !

SONNET PRÉCIEUX[modifier]

C'est mieux qu'aimable à vous, vous l'amante accomplie,
De m'accueillir, moi le dernier, parmi Messieurs
Vos alcôvistes ; mais aussi plus précieux
N'aura jamais tenu bureau dans Léolie.

Et jamais soupirant, fût-ce dans la Clélie,
N'aura fui de plus loin les termes vicieux
Qui font pâlir les fronts et s'étonner les yeux,
Ni plus artistement apprêté sa folie.

Je ganterai ta main, je chausserai ton pied
De périphrases très galantes, comme il sied :
Tous mes vœux seront les valets de ton purisme.

Et nous clorons la bouche à toute émotion,
Sachant combien le cœur est prompt au barbarisme
Et quel jargon sans nom parle la passion.