Anthologie des poètes de Montmartre/Jean Ajalbert

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 1-4).

JEAN AJALBERT


Jean Aialbert né à Glichy, près Paris, le 10 juin 1863. A fait ses études au lycée Fontanes, puis, reçu avocat, s’est fait inscrire au barreau de Paris et a plaidé de 1885 à 1895. Il mena une campagne des plus vives contre le conseil de l’Ordre et fut le défenseur de l’anarchiste Vaillant. A collaboré assidûment au Gil Blas, au Journal, à l’Éclair et à plusieurs revues : La Basoche, La Pléiade, Luîèce, La Revue Indépendante, La vogue, Le Symboliste, où il donna ses premiers vers. Après deux grands voyages d’exploration en Extrême-Orient, revenu en France, il fut chargé d’une mission par le ministère des colonies (1900-1906.) Conservateur du château de Malmaison, depuis 1907.

BIBLIOGRAPHIE

Femmes et paysages, poésies (1887). — Sur les talus, poésies {1888). — Le P’tit, roman (1889). — En amour, roman (1890). — La fille Elisa, pièce tirée du roman d’Edmond de Goncourt (1891). — En Auvergne, (1893). — Le cœur gros, nouvelles. — Notes sur Berlin, (1894). — L’Auvergne, (1896). — Celles qui passent, nouvelles (1898). — La Tournée, roman ; Les Deux Justices, (1898). — Sous le sabre, (1898). — A fleur de peau, un acte en vers (Th. Antoine, 1901). — Bas de soie et pieds nus ; quelques dessous du procès de Rennes. — Sao van di, roman, mœurs du Laos, (1906). — Une enquête sur les droits de l’artisteL’Indo Chine en péril.

PETITES OUVRIÈRES


Midi : voici sonner l’heure des ouvrières :
Le soleil cuit l’asphalte mou sur les trottoirs :
C’est l’heure où, sur l’étain vulgaire des comptoirs,
Luisent les verres pleins d’absinthes meurtrières.

Midi : « Plumes et Fleurs » et « Robes et Manteaux »
C’est un long défilé de filles maigrelettes,
Sortant des ateliers pour faire leurs emplettes :
De la charcuterie et de banals gâteaux.

D’autres, par deux ou trois, vont dans les crémeries :
Et, toutes, se penchant pour lire le menu,
Choisissent, avec un frais sourire ingénu,
Dans la liste des mets, les plats à sucreries.

Ce mince déjeuner ne leur coûte pas cher :
Quinze ou vingt sous ; et puis, deux sous de violettes
Et les mignonnes au travail rentrent seulettes,
Les fleurs se parfumant du parfum de leur chair.

Le rouge de leur joue est de mauvais augure ;
Un mal futur se lit dans leur regard trop clair ;
Leur rire sonne faux et tristement, dans l’air,
Malgré que leur jeunesse anime leur figure.


Dans le Paris désert des jours lourds de l’été,
Moins pâles, cependant, sous la caresse amie
Du soleil embrasé, chauffant leur anémie,
Elles jettent partout un peu de leur gaîté.

Couturières, les dés protègent leurs doigts probes.
Leur paire de ciseaux pend au bout d’un lacet,
Et, comme pour monter à l’assaut du corset,
Un bout de fil serpente aux traînes de leurs robes.

Elles causent du plus récent assassinat,
De suicides par amour, de mariages,
Cependant que leurs yeux lorgnent, aux étalages,
Les bijoux défendus, sur les coussins grenat.

Des vieillards, allumés par leur démarche lente,
Leur murmurent des mots ignobles, en passant ;
Elles prennent, alors, un grand air innocent,
Et rougissent, avec une candeur troublante…

De nouveau, la rue est paisible. Le soleil
Caniculaire luit sur le zinc des toitures,
Tandis que dans le sourd ronflement des voitures,
Bourgeoisement, la rue a repris son sommeil…

SONNET NUPTIAL


Vous, fille d’un orfèvre — et lui, fils d’horloger !
Il ne faut rien de plus pour que l’on vous marie :
Vous tiendrez la boutique « À la Vierge Marie »
Que le contrat doit vous laisser en viager.

Robe blanche — habit noir — couronne d’oranger
Corbeilles et trousseaux — l’Église — la Mairie —
Beau-père, guilleret — belle-mère, attendrie —
Et votre fleur s’effeuille au lit d’un étranger

Vous placerez demain, sous un globe de verre,
Votre bouquet de noce, et, matrone sévère,
Dans neuf mois, donnerez un fils à votre époux.

Lui, fouillera les flancs des montres déréglées,
Et, parmi le tic-tac régulier des coucous,
Dieu bénira vos existences accouplées.


Sur le Vif Tresse et Stock. 1886.