Anthologie des poètes de Montmartre/Maurice Donnay

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 102-113).


MAURICE DONNAY


Maurice Donnay, né à Paris, le 12 octobre 1859. A fait ses études au lycée Louis-le-Grand et est sorti de l’École Centrale avec le diplôme d’ingénieur. On peut être aussi bon poète que bon mathématicien. C’est ce qu’il prouva par A+B lorsque pour la première fois, en janvier 1889, il se fit entendre au Chat Noir. Le succès des pièces de vers que nous donnons plus loin : À ta Gorge et le 14 Juillet fut très grand et valut à leur auteur un commencement de notoriété. Après avoir été pendant deux ans le secrétaire d’un journaliste connu, il s’adonna pour son propre compte et exclusivement à la littérature et ne tarda pas, de victoire en victoire, à conquérir la réputation brillante dont il jouit aujourd’hui, et à se placer au premier rang de nos auteurs dramatiques.

Maurice Donnay a été élu, en 1907, membre de l’Académie Française.


BIBLIOGRAPHIE
THÉÂTRE


Eux (1891) ; Phryné (Chat Noir. Janvier 1892) ; Ailleurs (Chat Noir. Décembre 1892) ; Lysistata (Grand Théâtre. Décembre 1893) ; Éducation de Prince, roman dialogué (1894) ; Folle entreprise, un acte (Vaudeville, 1894) ; Chères Madames, dialogues (1895) ; Amants (Renaissance, 1895) ; La Douloureuse ( Vaudeville, 1897) ; L’Affranchi (Renaissance, Février 1898) ; Georgette Lemeunier (Vaudeville. Décembre 1898) ; Le Torrent (Comédie-Française 1899) ; Éducation de prince (Variétés. 1900) ; La Clairière, avec L. Descaves (Th. Antoine. Avril 1900) ; La Bascule (Gymnase, 1901) ; L’autre Danger (Comédie-Française,

1902) ; Le Retour de Jérusalem (Gymnase, 1903) ; Les Oiseaux de passage, avec L. Descaves. (Th. Antoine, Mars 1904) ; L’Escalade (Renaissance, Novembre 1904) ; Paraître (Comédie-Française, 1906) ; La Patronne (Vaudeville, 1908).
À TA GORGE



La chemise qui te voilait,
Lasse enfin du rôle impudique
Que ta pudeur lui conseillait,
À l’heure sainte et fatidique

S’est couchée à tes pieds d’enfant.
Alors ta gorge de Faunesse
M’est apparue, et triomphant
J’ai vu les splendeurs de jeunesse

Que ta chemise recelait.
J’ai vu sur la poitrine nue,
Deux jumeaux, deux frères de lait,
Enfants d’une belle venue,

Modernes, mais non décadents,
Gonflant leur rigidité ronde,
Sans l’aide des corsets prudents,
Sachant se tenir dans le monde ;

Marbre, satin, roc velouté,
Ils résolvaient ce grand problème
La douceur dans la fermeté,
Dualité rare et suprême.


Dans l’amour du Bien et du Beau,
Baisant leur pente éburnéenne,
Du haut de ce double Nébo
Une Terre chananéenne

A déroulé devant mes yeux
Ses campagnes riches et grasses…
Et je vous adresse un joyeux
Cantique d’actions de grâces.

Hauteurs neigeuses où se fond
L’ennui des steppes et des plaines,
Trésors somptueux qui me font,
Comme aux innocents, les mains pleines

Et lorsque sur ta gorge en feu
Ma soif d’aimer se désaltère,
Je songe, en remerciant Dieu,
Qu’ils n’en ont pas en Angleterre !

14 JUILLET


Vois-tu la longue ribambelle
Des gens bras dessus, bras dessous ?
Certes, la fête sera belle :
Tous les faubourgs sont déjà saouls.

Vois-tu ce monsieur qui frétille
Là-haut ? C’est ce bon Gogibus ;
Ne pouvant prendre la Bastille,
Il en prend du moins l’omnibus.

Vois-tu cette foule accourue
Autour des géants d’autrefois
Dressés au coin de chaque rue ?
C’est Pétrolskof, c’est pipe en bois,

Ou quelque autre grande figure
Choisie avec un tel bon sens
Que deux bonzes qu’on inaugure
Ne peuvent se regarder sans

Rire. Le peuple roi s’amuse
En de tricolores fracas ;
Ce bruit mariannesque, ô Muse,
Froisserait tes sens délicats.


Pour t’envoler à quelques lieues,
N’entre-t-il pas dans ton concept
De prendre devers les banlieues
Un train de neuf heures dix-sept ?

Vers les grands parcs peuplés de marbres
Dressant leur blanche nudité,
Et vers les forêts ou les arbres
Ne sont pas de la liberté !

Loin du tumultueux asphalte
Où Paris hurlant se hâlait,
Loin, très loin, nous avons fait halte,
Et sous les bois calmes c’était

Comme une ivresse reposée,
Comme un rêve à peine conçu ;
Pour ne pas mouiller de rosée,
Toi, ta robe de fin tissu,

Et moi mon pantalon superbe,
Nous avions jeté nos manteaux
Avant de nous coucher sur l’herbe
Où nous étions sentimentaux.

Les oiseaux dans leurs chants de fête
N’exigeaient pas qu’un sang impur
Abreuvât leurs sillons ; ta tête
Acorable reposait sur


Mon bras, et des senteurs berceuses
Confusément venaient à nous ;
Des bêtes, fines connaisseuses,
Grimpaient le long de tes genoux.

Tu riais ton rire sonore
Qui faisait rire les échos,
Et dans tes fins cheveux d’aurore
Tu mettais des coquelicots

Rouges, des marguerites blanches
Entremêlés de bluets bleus ;
Et moi, je baisais tes mains blanches,
Ta lèvre rouge et tes yeux bleus.

Tu me chantais de ta voix grave
Ton répertoire de chansons ;
Des merles sifflaient à l’octave
Dans le mystère des buissons.

Puis le soir vint : des ombres douces
S’endormirent sur les gazons.
Déjà l’émeraude des mousses,
Le vert tendre des frondaisons

Toute la forêt séculaire
Rassemblait, éparse dans l’air,
Sa chemise crépusculaire,
Tandis que la lune au ciel clair


Montait. Tout là-bas, des fusées
Jaillissaient vers le firmament,
Puis s’éparpillaient irisées !
Alors tu me dis simplement :

« Voici l’heure du sacrifice. »
Et je vis s’allumer des feux
Dépouillés de tout artifice,
Dans l’azur profond de tes yeux !

BALLADE


Te voilà, Printemps, vieux jeune homme,
Avec tes vertes frondaisons
Et le drap vert de tes gazons !
Ah ! tu n’es pas très neuf, en somme !

Et pourtant, dès que tu parais.
Les bruns garçons, les filles blondes
Autour de toi dansent des rondes
Comme les mouches dans les rais

De soleil. Ohé ! les poètes !
Amours, beaux jours, chansons, pinsons,
Aveux, doux vœux, frissons, buissons…
Joli mois de mai, tu m’embêtes !

Aube claire de rose thé,
Crépuscule d’héliotrope,
Tout cela me rend misanthrope,
Car je n’ai plus, en vérité,

L’âge des emballements roses :
Quand je rêvais que le destin
Me servirait, chaque matin,
Une princesse avec des roses


Autour, dans un rare décor
Où des esclaves accoudées
Rêvent parmi les orchidées ;
L’âge où je n’avais pas encor

Brûlé ma dernière cartouche,
Quand ma maîtresse, joliment
Me grondait d’être trop gourmand
Et toujours porté sur sa bouche !

Et malgré ton éclat, Printemps,
Et les serments des amoureuses,
Je sens les angoisses peureuses
Du deuil automnal et du temps.

Où tous nos bonheurs, par jonchées,
Avec les rameaux arrachés
Sont lamentablement couchés
Sur les pelouses desséchées.

Des hommes, beaux comme des dieux,
Emmènent à leur bras des femmes
Qui sont belles comme les femmes ;
Toutes et tous ont dans leurs yeux

Des regards longs comme des lances.
Ils passent devant ma maison,
Ils me disent : Viens-tu ?… Mais on
Ne me la fait plus aux troublances !…


Vous pouvez me tendre la main,
Non, je ne serai pas le vôtre ;
Dans ma sagesse je me vautre,
Passez, passez votre chemin !

Et le cerveau bleuté de rêves,
Allez adorner de lilas
Le corsage des Dalilas
Dont les amours, comme eux, sont brèves !

Malgré mon amour des lointains,
En vain madame Chrysanthème
Viendrait me murmurer : Je t’aime
Car, sans baiser ses ongles teints,

Je la renverrais, éplorée ;
Et si la reine de Saba,
Pour quelque biblique sabbat,
Me montrait la forêt sacrée,

Je la dédaignerais aussi.
Non, je ne crois plus que l’on m’aime,
Donc, à quoi bon souffrir ? Et même
La blonde au corsage aminci

Qui vit sans que je la connaisse.
Celle dont j’ai rêvé longtemps
La venue, un soir de printemps,
Peut venir, claire en sa jeunesse !


Pour montrer quel homme je suis,
Quel homme je veux toujours être,
Qu’elle passe sous ma fenêtre…
Je prends mon chapeau, je la suis.