Anthologie des poètes de Montmartre/Pierre Trimouillat

La bibliothèque libre.
Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 404-416).

PIERRE TRIMOUILLAT

Pierre Trimouillat, poète-chansonnier, né en 1858, à Moulins (Allier). Débuta comme diseur de monologues et de pièces de vers dans les soirées amicales et familiales et, à force de dire les vers des autres, il finit par en faire lui-même, et d’excellents, dont l’aimable et spirituelle malice égaya fort le public et eut l’heur de ne pas déplaire aux critiques les plus autorisés, tels que F. Sarcey, Jules Lemaître, Laurent Tailhade.

Ne se contentant pas de sa propre interprétation, Trimouillat demanda et obtint celle d’artistes, célèbres aujourd’hui, et ses premières œuvres l’Octroi, Le Bègue, L’Argent, Gras et maigres, La Corde, etc., fantaisies gaiement pensées et richement rimées, comptèrent parmi les succès de Mademoiselle Reichenberg, de Féraudy, de Georges Béer, de Dumény.

On vit Trimouillat dans toutes les réunions littéraires du quartier latin depuis la fondation des soirées de la Plume : au Caveau et à la Lice chansonnière comme au Conservatoire de Montmartre et au Chien noir.

Il fut du Chat Noir au temps où l’on y jouait du Jules Jouy, du Maurice Donnay, du Haraucourt et y fut créé « baron » du rire par Rodolphe Salis ; et c’est là qu’il produisit de ses meilleures chansons : Les gouvernants, À mon septième, Les Pochards, Le Concierge, etc., avec lesquelles Yvette Guilbert, Coquelin Cadet, Mévisto, Alp. Coutard, déridèrent à leur tour des publics différents.

Puis il fonda, en compagnie de Xavier Privas et de Gaston Dumestre, les Soirées de Procope, où trônait Verlaine, où conférenciait Laurent Tailhade, où écoutait Paul Arène… Il fut encore du cabaret de la Veine, dirigé par Privas à Montmartre et de la Truie qui file, dirigé par Dumestre au quartier latin, parut quelquefois aux Noctambules et au Carillon et finit par ne plus aller que dans les salons ou les fêtes de bienfaisance.

En somme, Trimouillat, non sans s’adonner quelque peu au théâtre, a composé des centaines de chansons, ballades, monologues, fantaisies joyeuses ou ironiques, mais sans âcreté. Il promet toujours de les réunir en volumes ; mais ses amis espèrent que bientôt il se décidera.

On trouve ses ouvrages édités séparément chez Paul Dupont, Ondet, Bathlot, V. Stock, Ollendorff, etc. L'ARGENT

Fantaisie.

I

     Quand on n’a pas d’argent,
En gagner est le plus urgent ;
Car tout le monde vous évite.
Donc, si vous êtes fortuné,
Enrichissez-vous, au plus vite !
— Au riche, tout est pardonné,
Partout on le choie, on l’invite :
Craint-on un accueil outrageant,
     Quand on a de l’argent ?

II
 
     Quand on n’a pas d’argent
Rien ne sert d’être intelligent :
On a toujours l’air d’une buse.
On est un être inférieur,
De qui chacun, sans honte, abuse ;
La victime de tout railleur
Qu’égaie un vêtement qui s’use...
— On est plein d’aplomb, d’entregent,
     Quand on a de l’argent.

III

     Quand on n’a pas d’argent
Soudain, en vous dévisageant,
Le plus généreux devient chiche.
Un Crésus se plaint plus que vous,

Malgré le luxe qu’il affiche,
Dès qu’on lui demande cent sous :
Hélas ! — on ne prête qu’au riche !
— Harpagon même est arrangeant.
    Quand on a de l’argent...

IV

    Quand on n’a pas d’argent.
Le tailleur est très exigeant...
Il accepte en grognant l’échange
De vos effets contre — les siens.
Ne les soldez pas, il dérange
L’huissier, qui fait, en mots anciens,
Contre vous un grimoire étrange
Qu’on paie, assez cher, en rageant,
    Quand on a de l’argent.

V

    Quand on n’a pas d’argent
Et qu’on aime, on souffre, en songeant
Qu’il est, en amour comme en guerre,
Le plus sûr garant du succès.
Être éloquent, beau, ce n’est guère,
Pour gagner ce joli procès.
— De nos jours, ainsi que naguère,
On séduit, même en pataugeant,
    Quand on a de l’argent.


VI

    Quand on n’a pas d’argent
On est toujours intransigeant.
Si l’on fait de la politique.
On offre au paysan le sol,
L’outil au blousier sympathique,
La propriété, c’est le vol !...
— Mais si l’on est homme pratique,
On est du parti dirigeant
    Quand on a de l’argent.

VII
 
    Quand on n’a pas d’argent
C’est le convoi de l’indigent
Qu’on a, si Dieu permet qu’on meure ;
Votre chien seul suit le cercueil...
— Vers votre dernière demeure.
Un peuple entier, la larme à l’œil,
Vous suit dans des sapins à l’heure —
Ou même à pied, en s’épongeant,
    Quand on a de l’argent !

BALLADE DU CELIBATAIRE

Toute sa vie, âge adulte compris,
Peut-on n'aimer qu'une seule personne ?
— Ma question a sans doute surpris.
Qui la croira sérieuse ? Personne.
L’homme avisé dans plus d’un champ moissonne !
Puisqu’on obtient beaucoup en promettant,
Jurez à qui vous charme pour l’instant
Amour sans fin ; sot qui s’en fait scrupule ;
Mais lui vouloir être toujours constant.
En vérité, n’est-ce pas ridicule ?

Parce qu’on est aujourd’hui fort épris
D’un ange blond aux yeux bleus, — qui soupçonne
Qu’il faille avoir les brunes en mépris ?
À cette idée insensée on frissonne !
— Quoi ! si la blonde, alors que l’heure sonne
De se prouver sa tendresse, prétend
Attendre encore, il faut en l’écoutant
Croire un démon devant qui tout recule
La brune enfant... qui n’hésite pas tant ?
En vérité n’est-ce pas ridicule ?

Certains naïfs, n’attachant aucun prix
À des faveurs que sans contrat l’on donne,
S’en vont grossir le nombre des maris
Dès qu’un tendron leur résiste où sermonne !

Mainte beauté cependant s’abandonne
Sans imposer un pacte exorbitant...
L’amour légal est-il donc si tentant ?
— Souffrir que l’être adoré vous accule
Au mariage et s’en montrer content,
En vérité, n’est-ce pas ridicule ?

ENVOI

Reine adorée, incontestée, avant,
Femme, tu perds tout pouvoir en changeant
L’amant prodigue en époux qui calcule...
Cela s’appelle être « sage », pourtant :
En vérité n’est-ce pas ridicule ?

BALLADE EN l’HONNEUR d’UN BEAU COU

Bien que ton œil noir m’intimide,
Sans remords bravant ta pudeur,
De ton corps frêle et si... solide
Je voudrais chanter la splendeur.
Hélas, mon regard maraudeur,
De ta personne intéressante
N’a, jusqu’à ta gorge naissante,
Vu que ton cou — magnifique, ou
C’est qu’alors ma raison s’absente !
... Si tout le reste vaut le cou !

Tu caches, avare sordide,
Avec une aimable candeur
Dénotant, presque, un cerveau vide,
Certain trésor, double rondeur :
Y saurais-tu quelque laideur ?
— Permets, enquête point blessante.
Que de ton sein une main sente
Bien la valeur intrinsèque... — Où
Veux-tu qu’à te suivre on consente.
Si tout le reste vaut le cou ?

Venterai-je, en style insipide,
Ton beau front, ton teint, ta blondeur,
Ta bouche, de baisers avide,
Tes yeux qui promettent tant d’heur ?

Bravant plutôt le sot grondeur,
(La beauté n’est pas indécente !)
Si parfaite qu’on te pressente,
À le dévoiler d’un seul coup
Décide-toi donc, innocente,
Si tout le reste vaut le cou !

ENVOI

Blonde Reine, aube éblouissante
De chair à mes yeux surgissante,
Je te soupçonnerai beaucoup
D’être une céleste passante,
Si tout le reste vaut le cou !

LES GOUVERNANTS

Chanson.

Il ne faut faire aux Gouvernants
Qu’une opposition légère...

Ils sont si doux, si peu gênants,
Pour la Majorité, leur mère,
Qui, les croyant entreprenants,
Leur donne un pouvoir éphémère.

Devant eux et tous leurs parents
Chacun s’incline jusqu’à terre,
Et les voyant soudain si grands,
Le Président les traite en frère.

Ils font des messages touchants
S’adressant à la France entière,
À ceux des villes et des champs,
Qui comprennent à leur manière.

Vous dites : « Ce sont des tyrans ! »
Mais quel pouvoir est débonnaire ?
Et savent-ils, ces ignorants,
Ce qu’il faudrait pour vous complaire ?


Ingrats ! tous leurs tâtonnements
Prouvent leur désir de bien faire.
D’ailleurs, malgré leurs errements.
Ne font-ils pas, tous, leur affaire ?

Aussi, soyez-leur indulgents !
Pour eux pas de discours sévère !
Les malheureux n’ont pas le temps
De connaître — leur ministère...

CHEF D'ŒUVRE DE CHAIR

Jeune et jolie, avec un regard sans pareil,
Et, mêlant deux tons roux qu’un blond tendre atténue,
Coiffée avec de l’or, du sang et du soleil,
Je l’avais rencontrée au coin d’une avenue.

À tout passant elle offre une nuit sans sommeil
Et son corps que la marche incessante exténue.
Pour presque rien, depuis le front jusqu’à l’orteil,
J’ai pu la constater parfaite toute nue.

Alors, m’improvisant pour l’art entremetteur ;
Veux-tu lui dis-je, être modèle de sculpteur ?
Songe que si tu fais ce que je te propose,

Il se peut que l’État te paie un jour très cher,
Et qu’enfin à ta place (un palais) on t’expose,
Quand tu seras de marbre au lieu d’être de chair.

LA REVANCHE DE LA CIGALE

Sonnet libre.

À Georges Wague.

Sur un programme de représentation à bénéfice.

La leçon qu’elle reçut
Porta fruit chez la cigale :
Son flanc gracile est l’égal
Des panses les plus cossues.

Large est sa table et, dessus,
Quels mets à mettre en fringale,
Des plus fins gourmets régal !...
Dîmes sur nos joies perçues.

Or elle est (quoiqu’en Éden
Changea son Enfer), humaine,
Point généreuse à demi ;

Et, sans rancune, en amie,
Vient en aide à la fourmi —
Assez souvent dans la gêne...