Anthologie des poètes de Montmartre/Raoul Ponchon

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Société d’éditions littéraires et artistiques (p. 316-322).

RAOUL PONCHON


La grande estime littéraire, l’admiration même, qu’ont pour Raoul Ponchon, non seulement ses amis, Jean Richepin et Maurice Bouchor, mais encore tous les poètes, nous dispensent de louer amplement la verve comique, la fantaisie funambulesque, la virtuosité lyrique que décèlent les vers exquis qu’il publie hebdomadairement dans le Journal et dans le Courrier Français. Quiconque a lu ces Gazesttes rimées, ou plutôt ces odelettes, ces poèmes, en a goûté avec délice la langue savoureuse et pittoresque, la saine et franche gaîté, le burlesque imprévu, la bonhomie narquoise et salue en Raoul Ponchon un des maîtres de l’esprit et de la poésie modernes.

D’une modestie dont il convient de lui reprocher l’excès, Ponchon n’a consenti jusqu’à ce jour à faire paraître aucun livre et ne nous a accordé qu’à son cœur défendant l’autorisation de reproduire les deux poésies de lui que nous donnons plus loin. Il considère que ses vers, quelque peu improvisés, ne doivent pas avoir de lendemain. Personne n’est de son avis, et nous connaissons plusieurs de ses amis qui, plus respectueux que lui-même de son œuvre, recueillent avec soin ses moindres pièces, dans l’intention d’en choisir les meilleures pour composer un volume qui serait publié après sa mort. Mais Ponchon a bon œil, bon pied, bon coffre, ce dont nous nous réjouissons d’ailleurs, et le public attendra longtemps encore l’édition de ses œuvres posthumes.

FAITES-MOI PARLER SUR LE GIGOT


Quand le gigot paraît au milieu de la table,
Fleurant l’ail et couché sur un lit respectable
De joyeux haricots,
On se sent beaucoup mieux, un charme vous pénètre ;
Tout un chacun voyant son appétit renaître
Aiguise ses chicots.

Il avait bien mangé mille riens d’œuvre et autres…
Mais quel sera le rôt ? Songeait le bon apôtre
De convive anxieux.
Bravo ! c’est un gigot. Oui, voici qu’un esclave
Vient d’entrer, sur ses bras portant, robuste et grave,
Ce fardeau précieux.

Alors, l’amphitryon, le père de famille,
Se demande, tandis que son œil le fusille :
Sera-t-il cuit à point ?
Il l’est, n’en doutez pas. Et chacun le proclame,
Dès qu’il a vu plonger une invincible lame
En son doré pourpoint.

Son sang, de tous côtés, ruisselle en filets roses ;
Sa chair est admirable et ferait honte aux roses.
Le plus récalcitrant
Des convives, muet tout à l’heure et morose,
S’épanouit bientôt, débite mainte prose,
Devient presque encombrant.


Il ne faut, bien souvent, qu’une soupe ratée
Pour que, dès le début, soit la verve arrêtée
Chez les plus beaux esprits.
Le gigot vient… Voici que la gaieté s’échappe,
On rit, on jase ; l’un demande l’œil du pape
Et l’autre la souris.

L’un voudrait du saignant, l’autre du cuit — problème
Qui n’est pas difficile à résoudre — un troisième
Hésite entre les deux.
Le propre d’un gigot, cuit selon le principe,
Etant de satisfaire au goût de chaque type
Si qu’il soit hasardeux.

Quelquefois l’on cause art, science, politique…
La conversation prend un tour emphatique
Qui n’est pas sans danger ;
Arrive le gigot ! Adieu les grandes phrases,
Chacun à son voisin dit alors : Tu me rases,
Parlons donc de manger.

Vous êtes, ô gigot ! le plat d « résistance,
Le morceau de haut goût, la viande d’importance,
Sur quoi rien ne prévaut.
Une côte de bœuf n’est pas pour me déplaire,
Mais vous m’êtes, gigot, plus… perpendiculaire,
Quoi qu’en pense le veau.

Vous êtes tendres plus qu’une jeune épousée,
Jeunes agneaux, argile idéale, ô rosée,
Qui fondez sous la dent !

Votre chair est savante ; en la verte prairie,
Vous ne deviez brouter que des fleurs, je parie.
Dédaigneux du chiendent ?

Lorsque vous gambadiez aux profondes vallées,
Sur les montagnes ou dans les plaines salées,
Petits gigots d’agneaux.
Vous étiez des jésus que la grâce décore,
Mais vous êtes bien plus attendrissants encore
Couchés sur des fayots.

Ne vous mange-t-on pas par pure gourmandise
Et machinalement, comme une friandise,
Sans mesure, sans fin ?…
Car, ainsi que l’a dit un grand clerc en Sorbonne :
A-t-on vu le gigot faire mal à personne,
Qui se mange sans faim ?

Mon Dieu, pardonnez-moi de chanter votre gloire !
En ces vers visigoths dignes d’un champ de foire,
Ô sublimes gigots !
Pour écrire sur vous d’honorables tartines.
Ce ne serait pas trop de plusieurs Lamartines
Et de quelques Hugos.

POÈTE PRIX DE ROME


Ainsi te voilà prix de Rome,
Ô poète ! Conséquemment,
Boucle ta valise pour Rome
Et cela sans perdre un moment.

Tu vas me dire : « Pourquoi faire ?
Ne puis-je pas rester ici ?
À quoi bon changer d’atmosphère ?
On rime partout, Dieu merci ! »

Je veux qu’on me réduise en poudre,
Mon pauvre ami, si j’en sais rien.
Et pourtant, il faut te résoudre
À quitter Paris pour ton bien.

L’État a ses raisons, tu causes !…
Que la Raison ne comprend pas.
Il ne mesure pas les choses
À l’aide du même compas.

Une résidence choisie
Quoi qu’il en soit — t’attend là-bas.
Un atelier de poésie
Egalement t’y tend les bras.


Où l’on voit toute une série
De lyres prêtes à frémir.
Un Pégase dans l’écurie
T’espère. Je l’entends hennir !

Sache que l’on t’envoie à Rome,
Non pour y faire ton lézard,
Mais pour devenir grand homme
Ni plus ni moins que tout Quat’z-Arts.

Tu feras, en littérature.
Ce que ces messieurs, tes copains,
En peinture comme en sculpture…
Font chez nos bons transalpins.

De même qu’un tel vous copie
Un Michel-Ange, un Sanzio…
Toi, tu devras, d’une âme pie,
Sangloter sur d’Annunzio.

Tu devras potasser ton Tasse
Ton Arioste, c’est certain.
Tu rimeras d’après Boccace
Quelque vieux conte libertin.

Il conviendra que tu t’escrimes,
Et tu t’en doutes bien, pardi !
Sur Dante et sur ses tierces rimes ;
Un peu moins sur Leopardi.


Quand au plaintif amant de Laure…
À son instar, — je te connais —
Tu feras sur ta môme éclore
De purs italiens sonnets.

Puis, chaque an, à la même date,
Selon l’ordinaire statut,
Tu soumettras une cantate
Napolitaine à l’Institut.

Ton directeur, si frais, si rose,
À l’esprit toujours en éveil,
Saura te donner, bien qu’en prose,
À cet égard, le bon conseil.

Et voilà ! Pendant quatre années,
En cette villa Médicis
Tu rouleras tes destinées,
Et tu nous reviendras, mon fils,

De la terre virgilienne
Ivre de gloire et de succès,
Expert en langue italienne,
Mais ne sachant plus le français.