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Anthologie des poètes français contemporains/Rodenbach (Georges)

La bibliothèque libre.
Anthologie des poètes français contemporainsCh. Delagrave, éditeur ; A.-W. Sijthoff, éditeurTome deuxième (p. 46-57).
GEORGES RODENBACH


Bibliographie.Le Foyer et les Champs, poésies (Palmé, Paris et Lebrocque, Bruxelles, 1877) ; — Ode à la Belgique (Office de publicité, Bruxelles, 1880) ; — Les Tristesses, poésies (Lemerre, Paris, 1881) ; — La Mer élégante, poésies (Lemerre, Paris, 1881) ; — L’Hiver mondain, poésies (Kistemaeckers, Bruxelles, 1884) ; — La Jeunesse blanche, poésies (Lemerre, Paris, 1886) ; — Du Silence, poésies, plaquette (Lemerre, Paris, 1888) ; — L’Art en exil, roman (Quantiu, Paris, 1889) ; — Le Règne du Silence, poésies (Charpentier, Paris, 1891) ; — Bruges-la-Morte, roman (Flammarion, Paris, 1892) ; — Le Voyage dans les Yeux, poésies, plaquette (Paul Ollendorff, Paris, 1893) ; — Bruges-la-Morte, nouvelle édition, avec portrait sur la couverture (Flammarion, Paris, 1894) ; — Le Voile, un acte en vers, représenté pour la première fois sur la scène du Théâtre-Français le 24 mai 1894 (Paul Ollendorff, Paris, 1894) ; — Musées de béguines, poésies et nouvelles (Charpentier, Paris, 1894) ; — La Vocation, roman (Ollendorff, Paris, 1895) ; — Les Vierges (Chamerot et Renouard, Paris, 1895) ; — Les Tombeaux (Chamerot et Renouard, Paris, 1895) ; — Les Vies encloses, poésies (Charpentier, Paris, 1896) ; — Le Carillonneur, roman (Charpentier, Paris, 1897) ; — L’Arbre, roman (Paul Ollendorff, Paris, 1898) ; — Le Miroir du Ciel natal, poésies (Charpentier, Paris, 1898) ; — L’Elite, études littéraires (Charpentier, Paris, 1899 ; publiées posthumément ; — Bruges-la-Morte, nouvelle édition, avec 43 compositions originales d’après nature, dessinées et gravées sur bois par H. Paillard (Carteret et Co, Paris, 1900) ; — Le Rouet des brumes, contes posthumes, couverture en couleurs de G. Dupuis (Paul Ollendorff, Paris, 1901).

À paraitre : un volume de contes publiés posthumément au Journal en 1899 ; Le Mirage, pièce en trois actes, tirée par Georges Rodenbach de son roman Bruges-la-Morte, publiée dans la Revue de Paris, ler avril 1900, et qui n’a pas encore été représentée.

Georges Rodenbach a collaboré à la Jeune Belgique, à la Nouvelle Revue, à la Revue des Revues, au Mercure de France, à la Revue de Paris, à la Revue Blanche, à la Revue Encyclopédique, à la Revue Bleue, à l’Image, à l’Almanach des Poètes (1898), à l'Aube, au Livre des Légendes, au Figaro, au Supplément du Figaro ^1889-1898), au Gaulois (1888-1892), au Journal (1897-1898), etc.

Georges Rodenbach, né le 16 juillet 1855 à Tournai, mort à Paris le 25 décembre 1898, appartenait à une famille depuis longtemps dévouée aux lettres et d’origine flamande. L’enfance du poète s’écoula à Bruges. Il fit ses études au collège de Gand, et à Paris au collège Sainte-Barbe. Sorti de Sainte-Barbe en 1875, il retourna en Belgique, fit son droit à l’Université de Gand, puis revint à Paris vers 1876.

« C’est alors qu’il fit partie du Cercle des Hydropathes, fondé par Emile Goudeau, et qu’il publia Les Foyers et les Champs et Les Tristesses, où déjà s’annonçait son talent et qui commencèrent sa réputation. Vers 1885, il retourna encore une fois en Belgique, s’établit à Bruxelles, se fit inscrire au barreau de cette ville, et, avocat à qui les journaux prédisaient une clientèle certaine, plaida avec succès plusieurs causes, dont une ou deux ont laissé quelque souvenir. Délaissant ensuite le barreau pour s’adonner exclusivement à la littérature, il collabora pendant quelque temps à la Jeune Belgique, et se fit remarquer par ses polémiques avec Gustave Fréderix, le critique de Indépendance Belge. Enfin, en 1887, il quitta définitivement la Belgique et vint se fixer à Paris. » (Paul Léautaud, Poètes d’aujourd’hui.)

Georges Rodenbach, tel qu’il se manifeste dans ses œuvres définitives, est un poète très original qui possède à un haut degré la divination des secrètes affinités des choses et le goût des longues rêveries alanguies. Sa poésie, parfois un peu mièvre, et qui charme par sa douceur mélancolique et par son extrême délicatesse, est une musique délicieusement imprécise. Georges Rodenbach restera le poète exquis du Silence, des Béguinages flamands, des campagnes brumeuses, des eaux pâles, des villes flamandes à demi dépeuplées, à demi mortes, « dont il semble avoir pénétré l’âme, tant il en a merveilleusement noté la paix et la tristesse d’agonie ».




LE COFFRET


Ma mère, pour ses jours de deuil et de souci,
Garde, dans un tiroir secret de sa commode,
Un petit coure en fer rouillé, de vieille mode,
Et ne me l’a fait voir que deux fois jusqu’ici.

Comme un cercueil, la boîte est funèbre et massive,
Et contient les cheveux de ses parents défunts,
Dans des sachets jaunis aux pénétrants parfums,
Qu’elle vient quelquefois baiser, le soir, pensive !

Quand sont mortes mes sœurs blondes, on l’a rouvert
Pour y mettre des pleurs et deux boucles frisées !
Hélas ! nous ne gardions d’elles, chaînes brisées.
Que ces deux anneaux d’or dans ce coffret de fer.

Et toi, puisque tout front vers le tombeau se penche,
O mère, quand viendra l’inévitable jour
Où j’irai dans la boîte enfermer à mon tour
Un peu de tes cheveux, que la mèche soit blanche !


(Les Tristesses.)


LA PLUIE


Oh ! la pluie ! oh ! la pluie ! oh ! les lentes traînées
De fils d’eau qu’on dévide aux fuseaux noirs du Temps
Et qui semblent mouillés aux larmes des années !
Oh ! la pluie ! oh ! l’automne et les soirs attristants !
Oh ! la pluie ! oh ! la pluie ! oh ! les lentes traînées !

Qui dira la douleur sombre du firmament.
Route de cimetière avec d’horribles voiles
Où les nuages vont élégiaquement.
Corbillards cahotant des cadavres d’étoiles,
Qui dira la douleur sombre du firmament.

Dans le deuil, dans le noir et le vide des rues.
La pluie ; elle s’égoutte à travers nos remords
Comme les pleurs muets des choses disparues,
Comme les pleurs tombant de l’œil fermé des morts,
Dans le deuil, dans le noir elle vide des rues !

La pluie est un filet pour nos rêves anciens !
Et, dans ses mailles d’eau qui leur font prisonnières
Les ailes, ces divins oiseaux musiciens
Meurent très longuement d’un regret de lumières.
La pluie est un filet pour nos rêves anciens.

Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa hampe,
Notre Ame, quand la pluie éveille ses douleurs.

Quand la pluie, en hiver, la pénètre et la trempe,
Notre Ame, elle n’est plus qu’un haillon sans couleurs.
Comme un drapeau mouillé qui pend contre sa hampe.


EN DES QUARTIERS DESERTS…


En des quartiers déserts de couvents et d’hospices,
Des quartiers d’exemplaire et stricte piété,
Je sais des murs en deuil vieillis sous les auspices
D’un calvaire où s’étale un Christ ensanglanté :
Plantée en ses cheveux, la couronne d’épines
Forme un buisson de clous ; — le corps est en ruines,
Livide, comme si la lance, l’éraflant,
Avait jauni de fiel sa chair inoculée ;
Les yeux sont de l’eau morte, et la plaie à son flanc
Est pareille au cœur noir d’une rose brûlée…
— Œuvre barbare et sombre où le Supplicié
Pend sur le bois noueux d’un gibet mal scié.
Or cette impression de calvaire subsiste
Lorsque le soir en longs crêpes tissés descend ;
Puisqu’on croit voir, au loin, dans le ciel qui s’attriste
Surgir la Nuit où perle une sueur de sang,
Si bien que l’on dirait la Nuit crucifiée !
Car les étoiles sont des clous de cruauté
Qui, s’enfonçant dans sa chair nue et défiée,
Lui font des trous et des blessures de clarté !
Ah ! cette Passion qui toujours recommence !
Ce ciel que l’ombre ceint d’épines chaque soir !
Et soudain, comme au coup d’une invisible lance,
La lune est une plaie ouverte à son flanc noir.


(Paysages de ville.)


LA MAISON PATERNELLE


Inoubliable est la demeure
Qui vit fleurir nos premiers jours !
Maison des Mères ! C’est toujours
La plus aimée et la meilleure.

Ici c’est le papier fleuri
Dont, les jours de fièvre moroses,
Nous comptions les guirlandes roses
D’un long regard endolori.

Là, vers Noël, à la nuit proche,
Nous déposions nos fins souliers…
Combien de détails familiers
S’éveillent au bruit d’une cloche !

C’est là que la plus jeune sœur
Apprit à marcher en décembre ;
Le moindre coin de chaque chambre
A des souvenirs de douceur.

Rien n’a changé ; les glaces seules
Sont tristes d’avoir recueilli
Le visage un peu plus vieilli
Des mélancoliques aïeules.

Tout est pareillement rangé,
Et, dans la lumière amortie,
S’éternise la sympathie
Du logis qui n’a pas changé.

Fauteuils des anciennes années
Où l’on nous couchait endormis,
Fauteuils démodés, vieux amis,
Avec leurs étoffes fanées.

Meubles familiarisés
Par une immuable attitude,
Mettant des charmes d’habitude
Dans les salons tranquillisés,

Jardin en fleur, vigne, tonnelle,
Empreinte vague de nos pieds,
Sur les tapis et les sentiers,
sainte maison paternelle,

Qui donc pourrait vous oublier.
Logis où dort notre âme en cendre.
Surtout quand on a vu descendre
Des cercueils chers sur l’escalier !

La Jeunesse blanche.
PROMENADE


Combien mélancolique était la promenade
Trois par trois, en automne, aux fins d’après-midi.
Lorsque nous traversions un chemin engourdi
Où sortait des maisons pauvres une odeur fade.

En longue file noire et morne, nous allions
Comme enrégimentés et nous parlant à peine
A travers la banlieue isolée et malsaine,
Écoutant dans le soir mourir les carillons.

Nous subissions déjà le coudoiement hostile
Des compagnons méchants qui nous faisaient souffrir ;
Car ce sont les plus doux qu’on s’acharne à meurtrir,
Les plus inoffensifs des oiseaux qu’on mutile.

Nous marchions vers les champs comme des orphelins,
Sans jouer, sans pouvoir cueillir des fleurs aux berges ;
Quelques orgues pleuraient au loin dans les auberges,
Et le ciel s’endeuillait aux ailes des moulins.

Parfois des paysans, au bord d’un pré qu’on fauche,
Tristes en nous voyant l’allure dans le vent
Des troupeaux résignés qu’un chien pousse en avant,
Nous tiraient le bonnet avec un geste gauche.

Mais quand nous rentrions en ville, aux soirs tombants.
Si nous croisions, le long des murs percés de grilles,
Un long pensionnat de pâles jeunes filles
Portant des chapeaux ronds sans fleurs et sans rubans,

Et si l’une, aux yeux clairs, avec un fin corsage
Où des seins nouveau-nés suspendaient leurs fardeaux,
Avec des cheveux blonds long-tressés sur le dos,
Si l’une avait souri vaguement au passage.

Le rêve était exquis ! et, rentrés au dortoir,
— La mémoire des yeux nous aidant la pensée, —
C’était quelque lointaine et vague fiancée,
Et nous nous endormions, l’ayant aimée un soir !

(La Jeunesse blanche.)
VIEUX QUAIS


Il est une heure exquise, à l’approche des soirs,
Quand le ciel est empli de processions roses,
Qui s’en vont effeuillant des âmes et des roses,
El balançant dans l’air des parfums d’encensoirs.

Alors tout s’avivant sous les lueurs décrues
Du couchant dont s’éteint peu à peu la rougeur.
Un charme se révèle aux yeux las du songeur :
Le charme des vieux murs au fond des vieilles rues.

Façades en relief, vitraux coloriés,
Bandes d’Amours, captifs dans le deuil des cartouches,
Femmes dont la poussière a défleuri les bouches,
Fleurs de pierre égayant les murs historiés.

Le gothique noirci des pignons se décalque
En escaliers de crêpe au fil dormant de l’eau,
Et la lune se lève au milieu d’un halo
Comme une lampe d’or sur un grand catafalque.

Oh ! les vieux quais dormants dans le soir solennel,
Sentant passer soudain sur leurs faces de pierre
Les baisers et l’adieu glacé de la rivière
Qui s’en va tout là-bas sous les ponts en tunnel.

Oh ! les canaux bleuis à l’heure où l’on allume
Les lanternes, canaux regardés des amants
Qui devant l’eau qui passe échangent des serments
En entendant gémir des cloches dans la brume.

Tout agonise et tout se tait : on n’entend plus
Qu’un très mélancolique air de flûte qui pleure,
Seul, dans quelque invisible et noirâtre demeure
Où le joueur s’accoude aux châssis vermoulus !

Et l’on devine au loin le musicien sombre,
Pauvre, morne, qui joue au bord croulant des toits ;
La tristesse du soir a passé dans ses doigts,
Et dans sa flûte à trous il fait chanter de l’ombre.

(La Jeunesse blanche.)
DIMANCHES


Morne l’après-midi des dimanches, l’hiver,
Dans l’assoupissement des villes de province,
Où quelque girouette inconsolable grince
Seule, au sommet des toits, comme un oiseau de fer !

Il flotte dans le vent on ne sait quelle angoisse !
De très rares passants s’en vont sur les trottoirs :
Prêtres, femmes du peuple en grands capuchons noirs,
Béguines revenant des saluts de paroisse.

Des visages de femme ennuyés sont collés
Aux carreaux, contemplant le vide et le silence,
Et quelques maigres fleurs, dans une somnolence,
Achèvent de mourir sur les châssis voilés.

Et par l’écartement des rideaux de fenêtres,
Dans les salons des grands hôtels patriciens
On peut voir sur des fonds de gobelins anciens,
Dans de vieux cadres d’or, les portraits des ancêtres,

En fraise de dentelle, en pourpoint de velours,
Avec leur blason peint dans un coin de la toile,
Qui regardent au loin s’allumer une étoile
Et la ville dormir dans des silences lourds.

Et tous ces vieux hôtels sont vides et sont ternes ;
Le Moyen Age mort se réfugie en eux !
C’est ainsi que, le soir, le soleil lumineux
Se réfugie aussi dans les tristes lanternes,

lanternes, gardant le souvenir du feu,
Le souvenir de la lumière disparue,
Si tristes dans le vide et le deuil de la rue
Qu’elles semblent brûler pour le convoi d’un Dieu.

Et voici que soudain les cloches agitées
Ebranlent le Beffroi debout dans son orgueil,
Et leurs sons, lourds d’airain, sur la ville au cercueil
Descendent lentement comme des pelletées !

(La Jeunesse blanche.)
BEGUINAGE FLAMAND


I


Au loin, le Béguinage avec ses clochers noirs,
Avec son rouge enclos, ses toits d’ardoises bleues
Reflétant tout le ciel comme de grands miroirs,
S’étend dans la verdure et la paix des banlieues.

Les pignons dentelés étagent leurs gradins
Par où monte le Rêve aux lointains qui brunissent,
Et des branches parfois, sur le mur des jardins,
Ont le geste très doux des prêtres qui bénissent.

En fines lettres d’or chaque nom des couvents
Sur les portes s’enroule autour des banderoles.
Noms charmants chuchotes par la lèvre des vents :
La maison de l’Amour, la maison des Corolles.

Les fenêtres surtout sont comme des autels
Où fleurissent toujours des géraniums roses.
Qui mettent, combinant leurs couleurs de pastels,
Comme un rêve de fleurs dans les fenêtres closes.

Fenêtres des couvents ! attirantes le soir
Avec leurs rideaux blancs, voiles de mariées
Qu’on voudrait soulever dans un bruit d’encensoir
Pour goûter vos baisers, lèvres appariées !

Mais ces femmes sont là, le cœur pacifié,
La chair morte, cousant dans l’exil de leurs chambres ;
Elles n’aiment que toi, pâle Crucifié,
Et regardent le ciel par les trous de tes membres !

Oh ! le silence heureux de l’ouvroir aux grands murs,
Où l’on entend à peine un bruit de banc qui bouge.
Tandis qu’elles sont là, suivant de leurs yeux purs
Le sable en ruisseaux blonds sur le pavement rouge.

Oh ! le bonheur muet des vierges s’assemblant !
Et comme si leurs mains étaient de candeur telle
Qu’elles ne peuvent plus manier que du blanc,
Elles brodent du linge ou font de la dentelle.

C’est un charme imprévu de leur dire « ma sœur »,
Et de voir la pâleur de leur teint diaphane
Avec un pointillé de taches de rousseur
Comme un camélia d’un blanc mat qui se fane.

Rien d’impur n’a flétri leurs flancs immaculés,
Car la source de vie est enfermée en elles
Comme un vin rare et doux dans des vases scellés
Qui veulent, pour s’ouvrir, des lèvres éternelles !


II


Cependant quand le soir douloureux est défunt,
La cloche lentement les appelle à complies,
Comme si leur prière était le seul parfum
Qui pût consoler Dieu dans ses mélancolies !

Tout est doux, tout est calme au milieu de l’enclos ;
Aux offices du soir la cloche les exhorte,
Et chacune s’y rend, mains jointes, les yeux clos,
Avec des glissements de cygne dans l’eau morte.

Elles mettent un voile à longs plis ; le secret
De leur âme s’épanche à la lueur des cierges !
Et, quand passe un vieux prêtre en étole, on croirait
Voir le Seigneur marcher dans un Jardin des Vierges !


III


Et l’élan de l’extase est si contagieux,
Et le cœur à prier si bien se tranquillise,
Que plus d’une, pendant les soirs religieux,
L’été, répète encor les Avé de l’église ;

Debout à sa fenêtre ouverte au vent joyeux,
Plus d’une, sans ôter sa cornette et ses voiles,
Bien avant dans la nuit égrène avec ses yeux
Le rosaire aux grains d’or des priantes étoiles !


(La Jeunesse blanche.)
DOUCEUR DU SOIR


Douceur du soir ! Douceur de la chambre sans lampe !
Le crépuscule est doux comme une bonne mort,
Et l’ombre lentement qui s’insinue et rampe
Se déroule en fumée au plafond. Tout s’endort.

Comme une bonne mort sourit le crépuscule,
Et dans le miroir terne, en un geste d’adieu,
Il semble doucement que soi-même on recule,
Qu’on s’en aille plus pâle et qu’on y meure un peu.

Sur les tableaux pendus aux murs, dans la mémoire
Où sont les souvenirs en leurs cadres déteints,
Paysages de l’âme et paysages peints,
On croit sentir tomber comme une neige noire.

Douceur du soir ! Douceur qui fait qu’on s’habitue
À la sourdine, aux sons de viole assoupis ;
L'amant entend songer l’amante qui s’est tue,
Et leurs yeux sont ensemble aux dessins du tapis.

Et langoureusement la clarté se retire ;
Douceur ! ne plus se voir distincts ! N’être plus qu’un !
Silence ! deux senteurs en un même parfum :
Penser la même chose, et ne pas se le dire.


(Le Règne du silence.)


AH ! VOUS ETES MES SŒURS…


Ah ! vous êtes mes sœurs, les âmes qui vivez
Dans ce doux nonchaloir des rêves mi-rêvés
Parmi l’isolement léthargique des villes
Qui somnolent au long des rivières débiles ;
Ames dont le silence est une piété,
Ames à qui le bruit fait mal, dont l’amour n’aime
Que ce qui pouvait être et n’aura pas été ;
Mystiques réfectés d’hostie et de saint chrême ;
Solitaires de qui la jeunesse rêva
Un départ fabuleux vers quelque ville immense,

Dont le songe à présent sur l’eau pâle s’en va,
L’eau pâle qui s’allonge en chemins de silence…
Et vous êtes mes sœurs, âmes des bons reclus
Et novices du ciel chez les Visitandines,
Âmes comme des fleurs et comme des sourdines
Autour de qui vont s’enroulant les Angélus
Comme autour des rouets la douceur de la laine !
Et vous aussi, mes sœurs, vous qui n’êtes en peine
Que d’un long chapelet bénit à dépêcher
En un doux béguinage à l’ombre d’un clocher,
Oh ! vous, mes Sœurs, — car c’est ce cher nom que l’Église
M’enseigne à vous donner, sœurs pleines de douceurs, —
Dans ce halo de linge où le front s’angélise,
Oh ! vous, qui m’êtes plus que pour d’autres des sœurs
Chastes dans votre robe à plis qui se balance,
vous, mes sœurs en Notre Mère, le Silence !


{Le Règne du silence.)


EN PROVINCE, DANS LA LANGUEUR MATUTINALE…


En province, dans la langueur matutinale,
Tinte le carillon, tinte dans la douceur
De l’aube qui regarde avec des yeux de sœur,
Tinte le carillon, — et sa musique pâle
S’effeuille fleur à fleur sur les toits d’alentour.
Et sur les escaliers des pignons noirs s’effeuille
Comme un bouquet de sons mouillés que le vent cueille ;
Musique du matin qui tombe de la tour,
Qui tombe de très loin en guirlandes fanées,
Qui tombe de Naguère en invisibles lis,
En pétales si lents, si froids et si pâlis.
Qu’ils semblent s’effeuiller du front mort des Années !


{Le Règne du silence.)