Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Émile Verhaeren

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 365-370).




ÉMILE VERHAEREN


1855




Émile Verhaeren, né à Saint-Amand (Flandre) a donné d’abord un volume de vers, Les Flamandes (1883), une sorte de transcription dans la poésie des truculentes toiles de kermesse des Jordaens et des Jean Steen. Ces qualités de poète-peintre se retrouvent dans Les Moines (1886), envisagés surtout par leur côté décoratif, et aussi dans Les Soirs (1888), une œuvre plus sentie, mais dont l’exubérance s’exalte souvent aux dépens de la clarté et de la langue.

C’est en tout cas un vrai tempérament de poète, solide et fougueux.

Ses œuvres ont été publiées à Paris chez A. Lemerre, et à Bruxelles chez Hochsteyn et Deman.

a. l.





MOINE FÉODAL




D’autres, fils de barons et de princes royaux,
Conservent tout altiers les orgueils féodaux.

On les établit chefs de larges monastères,
Et leur nom resplendit dans les gloires austères.


Ils ont, comme jadis l’aïeul avait sa tour,
Leur cloître pour manoir et leurs moines pour cour.

Ils s’assoient dans les plis cassés droit de leurs bures,
Tels que des chevaliers dans l’acier des armures.

Ils portent devant eux leur grande crosse en buis,
Majestueusement comme un glaive conquis.

Ils parlent au chapitre en justiciers gothiques,
Et leur arrêt confond les pénitents mystiques ;

Ils rêvent de combats dont Dieu serait le prix
Et de guerre menée à coup de crucifix.

Ils sont les gardiens blancs des chrétiennes idées
Qui restent au couchant sur le monde accoudées.

Ils vivent sans sortir de leur rêve infécond,
Mais ce rêve est si haut qu’on ne voit pas leur front.

Leur chimère grandit et monte avec leur âge,
Et monte d’autant plus qu’on la cingle et l’outrage ;

Et jusqu’au bout leur foi luira d’un feu vermeil
Comme un monument d’or ouvert dans le soleil.


(Les Moines)





RENTRÉE DES MOINES


I



On dirait que le site entier sous un lissoir
Se lustre, et dans les lacs voisins se réverbère
C’est l’heure où la clarté du jour d’ombres s’obère,
Où le soleil descend les escaliers du soir.


Une étoile d’argent lointainement tremblante,
Lumière d’or dont on n’aperçoit le flambeau,
Se reflète mobile et fixe au fond de l’eau
Où le courant la lave avec une onde lente.

À travers les champs verts s’en va se déroulant
La route dont l’averse a lamé les ornières ;
Elle longe les noirs massifs des sapinières
Et monte au carrefour couper le pavé blanc.

Au loin scintille encore une lucarne ronde
Qui s’ouvre ainsi qu’un œil dans le pignon rongé :
Là, le dernier reflet du couchant s’est plongé,
Comme, en un trou profond et ténébreux, la sonde.

Et rien ne s’entend plus dans ce mystique adieu,
Rien, — le site vêtu d’une paix métallique
Semble enfermer en lui, comme une basilique,
La présence muette et nocturne de Dieu.


II


Alors les moines blancs rentrent aux monastères,
Après secours portés aux malades des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours,
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabataires,

À ceux qui crèvent seuls, mornes, sales, pouilleux,
Et que nul de regrets ni de pleurs n’accompagne
Et qui pourriront nus dans un coin de campagne
Sans qu’on lave leur corps ou qu’on ferme leurs yeux ;


Aux mendiants mordus de misères avides,
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus
Se béquiller là-bas vers les enclos feuillus,
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.

Et tels les moines blancs traversent les champs noirs,
Faisant songer au temps des jeunesses bibliques
Où l’on voyait errer des géants angéliques
En longs manteaux de lin dans l’or pâli des soirs.



III


Brusques, sonnent au loin des tintements de cloche
Qui cassent du silence à coups de battant clair
Par-dessus les hameaux, jetant à travers l’air
Un long appel qui long parmi l’écho ricoche.

Ils redisent que c’est le moment justicier
Où les moines s’en vont au chœur chanter Ténèbres
Et promener sur leurs consciences funèbres
La froide cruauté de leurs regards d’acier.

Et les voici priant, tous ceux dont la journée
S’est consumée au long hersage en pleins terreaux,
Ceux dont l’esprit sur les textes préceptoraux
S’épand comme un reflet de lumière inclinée,

Ceux dont la solitude âpre et pâle a rendu
L’âme voyante, et dont la peau blême et collante
Jette vers Dieu la voix de sa maigreur sanglante,
Ceux dont les tourments noirs ont fait le corps tordu,


Et les moines qui sont rentrés aux monastères,
Après visite faite aux malheureux des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours,
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabataires,

À leurs frères pieux disent, à lente voix,
Qu’au dehors, quelque part, dans un coin de bruyère,
Il est un moribond qui s’en va sans prière,
Et qu’il faut supplier au chœur le Christ en croix,

Pour qu’il soit pitoyable aux mendiants avides
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus
Se béquiller au loin vers les enclos feuillus,
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.

Et tous alors, tous les moines, très lentement
Envoient vers Dieu le chant des lentes litanies,
Et les anges qui sont gardiens des agonies
Ferment les yeux des morts silencieusement.


(Les Moines)





LE MOULIN




Le moulin tourne au fond du soir, très lentement,
Sur un ciel de tristesse et de mélancolie,
Il tourne, et tourne, et sa voile, couleur de lie,
Est triste, et faible, et lourde, et lasse, infiniment.

Depuis l’aube, ses bras, comme des bras de plainte,
Se sont tendus et sont tombés ; et les voici
Qui retombent encor, là-bas, dans l’air noirci
Et le silence entier de la nature éteinte.


Un jour souffrant d’hiver parmi les loins s’endort,
Les nuages sont las de leurs voyages sombres,
Et le long des taillis, qui ramassent leurs ombres,
Les ornières s’en vont vers un horizon mort.

Sous un ourlet de sol, quelques huttes de hêtre
Très misérablement sont assises en rond ;
Une lampe de cuivre est pendue au plafond
Et patine de feu le mur et la fenêtre.

Et dans la plaine immense et le vide dormeur,
Elles fixent, — les très souffreteuses bicoques —
Avec les pauvres yeux de leurs carreaux en loques,
Le vieux moulin qui tourne, et las, qui tourne et meurt.


(Les Soirs)