Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Alfred de Vigny

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. Illust.-161).



Alfred de Vigny

ALFRED DE VIGNY





ALFRED DE VIGNY


1797 – 1863




Alfred de Vigny naquit à Loches, dans cette Touraine qu’il a si bien décrite au commencement de son roman de Cinq-Mars. Nous n’avons pas à noter ici les œuvres considérables qu’il donna dans le roman et au théâtre.

Il publia en 1822 un volume intitulé : Poèmes. Par cette œuvre, venue alors que Lamartine songeait à peine à rassembler ses premières ébauches, Alfred de Vigny a l’honneur d’avoir le premier écrit de beaux vers dans le sentiment et la forme modernes. Éloa ou la Sœur des Anges, chant mystique, date de 1824.

« C’est, dit Magnin, une grande et touchante conception, un mythe qui rappelle ceux d’Hésiode et de Milton, une fable aussi fraîche, aussi gracieuse que celle de Pandore ; une allégorie aussi belle, aussi délicate et plus prolongée que celle des Prières. »

Éloa grossit les Poèmes antiques et modernes, formés, en 1826, de quelques morceaux publiés en 1822, et de plusieurs poèmes nouveaux, dont le plus admiré fut Moïse.

Les Destinées, poèmes philosophiques, furent publiées, après la mort du poète, par M. Louis Ratisbonne, son exécuteur testamentaire.

Essayons de préciser l’accent d’Alfred de Vigny :

Ce n’est pas le clairon d’airain de Victor Hugo,

tuba mirum spargens sonum

comme la trompette du Jugement dernier ;

Ce n’est pas non plus la grande lyre inspirée de Lamartine ;

C’est quelque chose de grave, de solennel, de légendaire comme une harpe d’autrefois vibrant aux échos des lointains souvenirs. — La musique sacrée d’Israël et les chants de nos anciens preux nous reviennent en mémoire aux belles pages de Moïse et du Cor de Roland. Des strophes magnifiques d’ampleur ne sont pas toujours exemptes d’une certaine monochromie, résultant de leur solennité même ; mais n’oublions pas qu’Alfred de Vigny fut un précurseur de la poésie moderne. Ce rôle d’initiateur lui comptera assurément parmi ses plus glorieux titres littéraires.

La Bouteille à la mer publiée dans les Destinées est une des plus nobles inspirations de notre époque, et La Maison du Berger du même recueil un des plus beaux poèmes d’amour de tous les âges.

Ses œuvres ont été publiées par A. Lemerre.

André Lemoyne.
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LE COR


I




Jaime le son du cor, le soir, au fond des bois,
Soit qu’il chante les pleurs de la biche aux abois,
Ou l’adieu du chasseur que l’écho faible accueille
Et que le vent du nord porte de feuille en feuille.

Que de fois, seul, dans l’ombre à minuit demeuré,
J’ai souri de l’entendre, et plus souvent pleuré !
Car je croyais ouïr de ces bruits prophétiques
Qui précédaient la mort des paladins antiques.

Ô montagnes d’azur ! ô pays adoré,
Rocs de la Frazona, cirque du Marboré,
Cascades qui tombez des neiges entraînées,
Sources, gaves, ruisseaux, torrents des Pyrénées ;


Monts gelés et fleuris, trônes des deux saisons,
Dont le front est de glace et le pied de gazons !
C’est là qu’il faut s’asseoir, c’est là qu’il faut entendre
Les airs lointains d’un cor mélancolique et tendre.

Souvent un voyageur, lorsque l’air est sans bruit,
De cette voix d’airain fait retentir la nuit ;
À ses chants cadencés autour de lui se mêle
L’harmonieux grelot du jeune agneau qui bêle.

Une biche attentive, au lieu de se cacher,
Se suspend immobile au sommet du rocher,
Et la cascade unit, dans une chute immense,
Son éternelle plainte aux chants de la romance.

Âmes des chevaliers, revenez-vous encor ?
Est-ce vous qui parlez avec la voix du cor ?
Roncevaux ! Roncevaux ! dans ta sombre vallée
L’ombre du grand Roland n’est donc pas consolée ?


II


Tous les preux étaient morts, mais aucun n’avait fui.
Il reste seul debout, Olivier près de lui ;
L’Afrique sur le mont l’entoure et tremble encore,
« Roland, tu vas mourir, rend-toi, criait le More ;

« Tous tes pairs sont couchés dans les eaux des torrents. »
Il rugit comme un tigre, et dit : « Si je me rends,
Africain, ce sera lorsque les Pyrénées
Sur l’onde avec leurs corps rouleront entraînées.


— Rends-toi donc, répond-il, ou meurs, car les voilà. »
Et du plus haut des monts un grand rocher roula.
Il bondit, il roula jusqu’au fond de l’abîme,
Et de ses pins, dans l’onde, il vint briser la cime.

« Merci ! cria Roland ; tu m’as fait un chemin. »
Et, jusqu’au pied des monts le roulant d’une main,
Sur le roc affermi comme un géant s’élance ;
Et, prête à fuir, l’armée à ce seul pas balance.


III


Tranquilles cependant, Charlemagne et ses preux
Descendaient la montagne et se parlaient entre eux.
À l’horizon déjà, par leurs eaux signalées,
De Luz et d’Argelès se montraient les vallées.

L’armée applaudissait. Le luth du troubadour
S’accordait pour chanter les saules de l’Adour ;
Le vin français coulait dans la coupe étrangère ;
Le soldat, en riant, parlait à la bergère.

Roland gardait les monts : tous passaient sans effroi.
Assis nonchalamment sur un noir palefroi
Qui marchait revêtu de housses violettes,
Turpin disait, tenant les saintes amulettes :

« Sire, on voit dans le ciel des nuages de feu ;
Suspendez votre marche ; il ne faut tenter Dieu.
Par monsieur saint Denis ! certes ce sont des âmes
Qui passent dans les airs sur ces vapeurs de flammes.


« Deux éclairs ont relui, puis deux autres encor. »
Ici l’on entendit le son lointain du cor.
L’empereur étonné, se jetant en arrière,
Suspend du destrier la marche aventurière.

« Entendez-vous ? dit-il. — Oui, ce sont des pasteurs
Rappelant les troupeaux épars sur les hauteurs,
Répondit l’archevêque, ou la voix étouffée
Du nain vert Obéron, qui parle avec sa fée. »

Et l’empereur poursuit ; mais son front soucieux
Est plus sombre et plus noir que l’orage des cieux :
Il craint la trahison, et, tandis qu’il y songe,
Le cor éclate et meurt, renaît et se prolonge.

« Malheur ! c’est mon neveu ! malheur ! car, si Roland
Appelle à son secours, ce doit être en mourant.
Arrière, chevaliers, repassons la montagne !
Tremble encor sous nos pieds, sol trompeur de l’Espagne ! »



IV

 
Sur le plus haut des monts s’arrêtent les chevaux ;
L’écume les blanchit : sous leurs pieds, Roncevaux
Des feux mourants du jour à peine se colore.
À l’horizon lointain fuit l’étendard du More.

« Turpin, n’as-tu rien vu dans le fond du torrent ?
— J’y vois deux chevaliers : l’un mort, l’autre expirant.
Tous deux sont écrasés sous une roche noire ;

Le plus fort, dans sa main, élève un cor d’ivoire,
Son âme en s’exhalant nous appela deux fois. »

Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois !


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MOÏSE




Le soleil prolongeait sur la cime des tentes
Ces obliques rayons, ces flammes éclatantes,
Ces larges traces d’or qu’il laisse dans les airs
Lorsqu’en un lit de sable il se couche aux déserts.
La pourpre et l’or semblaient revêtir la campagne.
Du stérile Nébo gravissant la montagne,
Moïse, homme de Dieu, s’arrête, et, sans orgueil,
Sur le vaste horizon promène un long coup d’œil.
Il voit d’abord Phasga, que des figuiers entourent ;
Puis, au delà des monts que ses regards parcourent,
S’étend tout Galaad, Ephraïm, Manassé,
Dont le pays fertile à sa droite est placé ;
Vers le midi, Juda, grand et stérile, étale
Ses sables où s’endort la mer occidentale ;
Plus loin, dans un vallon que le soir a pâli,
Couronné d’oliviers, se montre Nephtali ;
Dans des plaines de fleurs magnifiques et calmes,
Jéricho s’aperçoit : c’est la ville des palmes ;
Et, prolongeant ses bois, des plaines de Phogor,
Le lentisque touffu s’étend jusqu’à Segor.
Il voit, tout Chanaan, et la terre promise,
Où sa tombe, il le sait, ne sera point admise.
Il voit, sur les Hébreux étend sa grande main,
Puis vers le haut du mont il reprend son chemin.

Or, des champs de Moab couvrant la vaste enceinte,
Pressés au large pied de la montagne sainte,
Les enfants d’Israël s’agitaient au vallon
Comme les blés épais qu’agite l’aquilon.
Dès l’heure où la rosée humecte l’or des sables
Et balance sa perle au sommet des érables,
Prophète centenaire, environné d’honneur,
Moïse était parti pour trouver le Seigneur.
On le suivait des yeux aux flammes de sa tête ;
Et lorsque du grand mont il atteignit le faîte,
Lorsque son front perça le nuage de Dieu
Qui couronnait d’éclairs la cime du haut lieu,
L’encens brûla partout sur des autels de pierre,
Et six cent mille Hébreux, courbés dans la poussière,
À l’ombre du parfum par le soleil doré,
Chantèrent d’une voix le cantique sacré,
Et les fils de Lévi s’élevant sur la foule,
Tel qu’un bois de Cyprès sur le sable qui roule,
Du peuple avec la harpe accompagnant les voix,
Dirigeaient vers le ciel l’hymne du Roi des rois.

Et, debout devant Dieu, Moïse, ayant pris place,
Dans le nuage obscur lui parlait face à face.
Il disait au Seigneur : « Ne finirai-je pas ?
Où voulez-vous encor que je porte mes pas ?
Je vivrai donc toujours puissant et solitaire ?
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
Que vous ai-je donc fait pour être votre élu ?
J’ai conduit votre peuple où vous avez voulu :
Voilà que son pied touche à la terre promise.
De vous à lui qu’un autre accepte l’entremise,
Au coursier d’Israël qu’il attache le frein !
Je lui lègue mon livre et la verge d’airain.

« Pourquoi vous fallut-il tarir mes espérances,
Ne pas me laisser homme avec mes ignorances,
Puisque du mont Horeb jusques au mont Nébo,
Je n’ai pas pu trouver le lieu de mon tombeau ?
Hélas ! vous m’avez fait sage parmi les sages !
Mon doigt du peuple errant a guidé les passages,
J’ai fait pleuvoir le feu sur la tête des rois,
L’avenir à genoux adorera mes lois,
Des tombes des humains j’ouvre la plus antique,
La mort trouve à ma voix une voix prophétique,
Je suis très grand, mes pieds sont sur les nations,
Ma main fait et défait les générations. —
Hélas ! je suis, Seigneur, puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre !

« Hélas ! je sais aussi tous les secrets des cieux,
Et vous m’avez prêté la force de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles ;
Ma bouche par leurs noms a compté les étoiles,
Et, dès qu’au firmament mon geste l’appela,
Chacune s’est hâtée en disant : « Me voilà. »
J’impose mes deux mains sur le front des nuages
Pour tarir dans leurs flancs la source des orages,
J’engloutis les cités sous les sables mouvants,
Je renverse les monts sous les ailes des vents,
Mon pied infatigable est plus fort que l’espace,
Le fleuve aux grandes eaux se range quand je passe,
Et la voix de la mer se tait devant ma voix.
Lorsque mon peuple souffre, ou qu’il lui faut des lois,
J’élève mes regards : votre esprit me visite ;
La terre alors chancelle et le soleil hésite.
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux.
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux ;

Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.

« Sitôt que votre souffle a rempli le berger,
Les hommes se sont dit : « Il nous est étranger ; »
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient, hélas ! d’y voir plus que mon âme.
J ai vu l’amour s’éteindre et l’amitié tarir ;
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M’enveloppant alors de la colonne noire,
J’ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j’ai dit dans mon cœur : « Que vouloir à présent ? »
Pour dormir sur un sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l’effroi sur la main qu’elle touche,
L’orage est dans ma voix, l’éclair est sur ma bouche.
Aussi, loin de m’aimer, voilà qu’ils tremblent tous,
Et, quand j’ouvre les bras, on tombe à mes genoux.
Ô Seigneur ! j’ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre. »

Or, le peuple attendait et, craignant son courroux,
Priait sans regarder le mont du Dieux jaloux ;
Car, s’il levait les yeux, les flancs noirs du nuage
Roulaient et redoublaient les foudres de l’orage,
Et le feu des éclairs, aveuglant les regards,
Enchaînait tous les fronts courbés de toutes parts.
Bientôt le haut du Mont reparut sans Moïse.
— Il fut pleuré. — Marchant vers la terre promise,
Josué s’avançait pensif, et pâlissant,
Car il était déjà l’élu du Tout-Puissant.


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LA COLÈRE DE SAMSON




Le désert est muet, la tente est solitaire.
Quel pasteur courageux la dressa sur la terre
Du sable et des lions ? — La nuit n’a pas calmé
La fournaise du jour dont l’air est enflammé.
Un vent léger s’élève à l’horizon et ride
Les flots de la poussière ainsi qu’un lac limpide.
Le lin blanc de la tente est bercé mollement ;
L’œuf d’autruche, allumé, veille paisiblement,
Des voyageurs voilés intérieure étoile,
Et jette longuement deux ombres sur la toile.

L’une est grande et superbe, et l’autre est à ses pieds :
C’est Dalila, l’esclave, et ses bras sont liés
Aux genoux réunis du maître jeune et grave
Dont la force divine obéit à l’esclave.
Comme un doux léopard elle est souple et répand
Ses cheveux dénoués aux pieds de son amant.
Ses grands yeux, entr’ouverts comme s’ouvre l’amande,
Sont brûlants du plaisir que son regard demande,
Et jettent, par éclats, leurs mobiles lueurs.
Ses bras fins tout mouillés de tièdes sueurs,
Ses pieds voluptueux qui sont croisés sous elle,
Ses flancs, plus élancés que ceux de la gazelle,
Pressés de bracelets, d’anneaux, de boucles d’or,
Sont bruns, et, comme il sied aux filles de Hatsor,
Ses deux seins, tout chargés d’amulettes anciennes,
Sont chastement pressés d’étoffes syriennes.

Les genoux de Samson fortement sont unis
Comme les deux genoux du colosse Anubis.
Elle s’endort sans force et riante et bercée
Par la puissante main sous sa tête placée.
Lui, murmure le chant funèbre et douloureux
Prononcé dans la gorge avec des mots hébreux.
Elle ne comprend pas la parole étrangère,
Mais le chant verse un somme en sa tête légère.

« Une lutte éternelle en tout temps, en tout lieu,
Se livre sur la terre, en présence de Dieu,
Entre la bonté d’Homme et la ruse de Femme,
Car la femme est un être impur de corps et d’âme.

« L’Homme a toujours besoin de caresse et d’amour,
Sa mère l’en abreuve alors qu’il vient au jour,
Et ce bras le premier l’engourdit, le balance
Et lui donne un désir d’amour et d’indolence.
Troublé dans l’action, troublé dans le dessein,
Il rêvera partout à la chaleur du sein,
Aux chansons de la nuit, aux baisers de l’aurore,
À la lèvre de feu que sa lèvre dévore,
Aux cheveux dénoués qui roulent sur son front,
Et les regrets du lit, en marchant, le suivront.
Il ira dans la ville, et, là, les vierges folles
Le prendront dans leurs lacs aux premières paroles.
Plus fort il sera né, mieux il sera vaincu,
Car plus le fleuve est grand et plus il est ému.
Quand le combat que Dieu fit pour la créature
Et contre son semblable et contre la nature
Force l’Homme à chercher un sein où reposer,
Quand ses yeux sont en pleurs, il lui faut un baiser.

Mais il n’a pas encor fini toute sa tâche :
Vient un autre combat plus secret, traître et lâche ;
Sous son bras, sur son cœur se livre celui-là ;
Et, plus ou moins, la Femme est toujours Dalila.

« Elle rit et triomphe ; en sa froideur savante,
Au milieu de ses sœurs elle attend et se vante
De ne rien éprouver des atteintes du feu.
À sa plus belle amie elle en a fait l’aveu ;
Elle se fait aimer sans aimer elle-même ;
Un maître lui fait peur. C’est le plaisir qu’elle aime ;
L’Homme est rude et le prend sans savoir le donner.
Un sacrifice illustre et fait pour étonner
Rehausse mieux que l’or, aux yeux de ses pareilles,
La beauté qui produit tant d’étranges merveilles
Et d’un sang précieux sait arroser ses pas.
— Donc, ce que j’ai voulu, Seigneur, n’existe pas ! —
Celle à qui va l’amour et de qui vient la vie,
Celle-là, par orgueil, se fait notre ennemie.
La Femme est, à présent, pire que dans ces temps
Où, voyant les humains, Dieu dit : « Je me repens ! »
Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,
La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome ;
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de son côté.

« Éternel ! Dieu des forts ! vous savez que mon âme
N’avait pour aliment que l’amour d’une femme,
Puisant dans l’amour seul plus de sainte vigueur
Que mes cheveux divins n’en donnaient à mon cœur.
— Jugez-nous. — La voilà sur mes pieds endormie.
Trois fois elle a vendu mes secrets et ma vie,

Et trois fois a versé des pleurs fallacieux
Qui n’ont pu me cacher la rage de ses yeux ;
Honteuse qu’elle était, plus encor qu’étonnée,
De se voir découverte ensemble et pardonnée ;
Car la bonté de l’Homme est forte, et sa douceur
Écrase, en l’absolvant, l’être faible et menteur.

« Mais enfin je suis las. J’ai l’âme si pesante,
Que mon corps gigantesque et ma tête puissante
Qui soutiennent le poids des colonnes d’airain
Ne la peuvent porter avec tout son chagrin.
Toujours voir serpenter la vipère dorée
Qui se traîne en sa fange et s’y croit ignorée ;
Toujours ce compagnon dont le cœur n’est pas sûr,
La Femme, enfant malade et douze fois impur !
Toujours mettre sa force à garder sa colère
Dans son cœur offensé, comme en un sanctuaire
D’où le feu s’échappant irait tout dévorer !
Interdire à ses yeux de voir ou de pleurer,
C’est trop ! Dieu, s’il le veut, peut balayer ma cendre.
J’ai donné mon secret, Dalila va le vendre.
Qu’ils seront beaux les pieds de celui qui viendra
Pour m’annoncer la mort ! — Ce qui sera, sera ! »

Il dit, et s’endormit près d’elle jusqu’à l’heure
Où les guerriers, tremblant d’être dans sa demeure,
Payant au poids de l’or chacun de ses cheveux,
Attachèrent ses mains et brûlèrent ses yeux,
Le traînèrent sanglant et chargé d’une chaîne
Que douze grands taureaux ne tiraient qu’avec peine,
Le placèrent debout, silencieusement,
Devant Dagon, leur Dieu, qui gémit sourdement

Et deux fois, en tournant, recula sur sa base
Et fit pâlir deux fois ses prêtres en extase,
Allumèrent l’encens, dressèrent un festin
Dont le bruit s’entendait du mont le plus lointain ;
Et près de la génisse aux pieds du Dieu tuée
Placèrent Dalila, pâle prostituée,
Couronnée, adorée et reine du repas,
Mais tremblante et disant : Il ne me verra pas !

Terre et ciel ! avez-vous tressailli d’allégresse
Lorsque vous avez vu la menteuse maîtresse
Suivre d’un œil hagard les yeux tachés de sang
Qui cherchaient le Soleil d’un regard impuissant ?
Et quand enfin Samson, secouant les colonnes
Qui faisaient le soutien des immenses Pylônes,
Écrasa d’un seul coup, sous les débris mortels,
Ses trois mille ennemis, leurs dieux et leurs autels ?


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LA MAISON DU BERGER




Si ton cœur, gémissant du poids de notre vie,
Se traîne et se débat comme un aigle blessé,
Portant comme le mien, sur son aile asservie,
Tout un monde fatal, écrasant et glacé ;
S’il ne bat qu’en saignant par sa plaie immortelle,
S’il ne voit plus l’amour, son étoile fidèle,
Éclairer pour lui seul l’horizon effacé ;

Si ton âme enchaînée, ainsi que l’est mon âme,
Lasse de son boulet et de son pain amer,

Sur sa galère en deuil laisse tomber la rame,
Penche sa tête pâle et pleure sur la mer,
Et, cherchant dans les flots une route inconnue,
Y voit, en frissonnant, sur son épaule nue,
La lettre sociale écrite avec le fer ;

Si ton corps, frémissant des passions secrètes,
S’indigne des regards, timide et palpitant ;
S’il cherche à sa beauté de profondes retraites
Pour la mieux dérober au profane insultant ;
Si ta lèvre se sèche au poison des mensonges,
Si ton beau front rougit de passer dans les songes
D’un impur inconnu qui te voit et t’entend ;

Pars courageusement, laisse toutes les villes ;
Ne ternis plus tes pieds aux poudres du chemin,
Du haut de nos pensers vois les cités serviles
Comme les rocs fatals de l’esclavage humain.
Les grands bois et les champs sont de vastes asiles,
Libres comme la mer autour des sombres îles.
Marche à travers les champs, une fleur à la main.

La Nature t’attend dans un silence austère ;
L’herbe élève à tes pieds son nuage des soirs,
Et le soupir d’adieu du soleil à la terre
Balance les beaux lys comme des encensoirs.
La forêt a voilé ses colonnes profondes,
La montagne se cache, et sur les pâles ondes
Le saule a suspendu ses chastes reposoirs.

Le crépuscule ami s’endort dans la vallée
Sur l’herbe d’émeraude et sur l’or du gazon,
Sous les timides joncs de la source isolée

Et sous le bois rêveur qui tremble à l’horizon,
Se balance en fuyant dans les grappes sauvages,
Jette son manteau gris sur le bord des rivages,
Et des fleurs de la nuit entr’ouvre la prison.

Il est sur ma montagne une épaisse bruyère
Où les pas du chasseur ont peine à se plonger,
Qui plus haut que nos fronts lève sa tête altière,
Et garde dans la nuit le pâtre et l’étranger.
Viens y cacher l’amour et ta divine faute ;
Si l’herbe est agitée ou n’est pas assez haute,
J’y roulerai pour toi la Maison du Berger.

Elle va doucement avec ses quatre roues,
Son toit n’est pas plus haut que ton front et tes yeux ;
La couleur du corail et celle de tes joues
Teignent le char nocturne et ses muets essieux.
Le seuil est parfumé, l’alcôve est large et sombre,
Et là, parmi les fleurs, nous trouverons dans l’ombre,
Pour nos cheveux unis, un lit silencieux.

Je verrai, si tu veux, les pays de la neige,
Ceux où l’astre amoureux dévore et resplendit,
Ceux que heurtent les vents, ceux que la neige assiège,
Ceux où le pôle obscur sous sa glace est maudit.
Nous suivrons du hasard la course vagabonde.
Que m’importe le jour ? que m’importe le monde ?
Je dirai qu’ils sont beaux quand tes yeux l’auront dit.


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Éva, qui donc es-tu ? Sais-tu bien ta nature ?
Sais-tu quel est ici ton but et ton devoir ?
Sais-tu que, pour punir l’homme, sa créature,

D’avoir porté la main sur l’arbre du savoir,
Dieu permit qu’avant tout, de l’amour de soi-même
En tout temps, à tout âge, il fît son bien suprême,
Tourmenté de s’aimer, tourmenté de se voir ?

Mais, si Dieu près de lui t’a voulu mettre, ô femme !
Compagne délicate ! Éva ! sais-tu pourquoi ?
C’est pour qu’il se regarde au miroir d’une autre âme,
Qu’il entende ce chant qui ne vient que de toi :
— L’enthousiasme pur dans une voix suave.
C’est afin que tu sois son juge et son esclave
Et règnes sur sa vie en vivant sous sa loi.

Ta parole joyeuse a des mots despotiques ;
Tes yeux sont si puissants, ton aspect est si fort,
Que les rois d’Orient ont dit dans leurs cantiques
Ton regard redoutable à l’égal de la mort ;
Chacun cherche à fléchir tes jugements rapides…
— Mais ton cœur, qui dément tes formes intrépides,
Cède sans coup férir aux rudesses du sort.

Ta pensée a des bonds comme ceux des gazelles,
Mais ne saurait marcher sans guide et sans appui ;
Le sol meurtrit ses pieds, l’air fatigue ses ailes,
Son œil se ferme au jour dès que le jour a lui ;
Parfois, sur les hauts lieux d’un seul élan posée,
Troublée au bruit des vents, ta mobile pensée
Ne peut seule y veiller sans crainte et sans ennui.

Mais aussi tu n’as rien de nos lâches prudences,
Ton cœur vibre et résonne au cri de l’opprimé,
Comme dans une église aux austères silences
L’orgue entend un soupir et soupire alarmé.

Tes paroles de feu meuvent les multitudes,
Tes pleurs lavent l’injure et les ingratitudes,
Tu pousses par le bras l’homme… Il se lève armé.

C’est à toi qu’il convient d’ouïr les grandes plaintes
Que l’humanité triste exhale sourdement.
Quand le cœur est gonflé d’indignations saintes,
L’air des cités l’étouffe à chaque battement.
Mais de loin les soupirs de tourmentes civiles,
S’unissant au-dessus du charbon noir des villes,
Ne forment qu’un grand mot qu’on entend clairement.

Viens donc ! le ciel pour moi n’est plus qu’une auréole
Qui t’entoure d’azur, t’éclaire et te défend ;
La montagne est ton temple, et le bois sa coupole,
L’oiseau n’est sur la fleur balancé par le vent,
Et la fleur ne parfume, et l’oiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter l’air que ton sein respire ;
La terre est le tapis de tes beaux pieds d’enfant.

Éva, j’aimerai tout dans les choses créées,
Je les contemplerai dans ton regard rêveur
Qui partout répandra ses flammes colorées,
Son repos gracieux, sa magique saveur :
Sur mon cœur déchiré viens poser ta main pure,
Ne me laisse jamais seul avec la Nature ;
Car je la connais trop pour n’en pas avoir peur.

Elle me dit : « Je suis l’impassible théâtre
Que ne peut remuer le pied de ses acteurs ;
Mes marches d’émeraude et mes parvis d’albâtre,
Mes colonnes de marbre ont les dieux pour sculpteurs.
Je n’entends ni vos cris ni vos soupirs ; à peine

Je sens passer sur moi la comédie humaine
Qui cherche en vain au ciel ses muets spectateurs.

« Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
À côté des fourmis les populations ;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J’ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère et je suis une tombe.
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe.
Mon printemps ne sent pas vos adorations.

« Avant vous, j’étais belle et toujours parfumée,
J’abandonnais au vent mes cheveux tout entiers,
Je suivais dans les cieux ma route accoutumée
Sur l’axe harmonieux des divins balanciers.
Après vous, traversant l’espace où tout s’élance,
J’irai seule et sereine, en un chaste silence
Je fendrai l’air du front et de mes seins altiers. »

C’est là ce que me dit sa voix triste et superbe,
Et dans mon cœur alors je la hais, et je vois
Notre sang dans son onde et nos morts sous son herbe
Nourrissant de leurs sucs la racine des bois.
Et je dis à mes yeux qui lui trouvaient des charmes :
« Ailleurs tous vos regards, ailleurs toutes vos larmes !
Aimez ce que jamais on ne verra deux fois. »

Oh ! qui verra deux fois ta grâce et ta tendresse,
Ange doux et plaintif qui parle en soupirant ?
Qui naîtra comme toi portant une caresse
Dans chaque éclair tombé de ton regard mourant,
Dans les balancements de ta tête penchée,

Dans ta taille dolente et mollemont couchée,
Et dans ton pur sourire amoureux et souffrant ?

Vivez, froide Nature, et revivez sans cesse
Sur nos pieds, sur nos fronts, puisque c’est votre loi ;
Vivez, et dédaignez, si vous êtes déesse,
L’homme, humble passager, qui dut vous être un roi ;
Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaines,
j’aime la majesté des souffrances humaines ;
Vous ne recevrez pas un cri d’amour de moi.

Mais toi, ne veux-tu pas, voyageuse indolente,
Rêver sur mon épaule en y posant ton front ?
Viens du paisible seuil de la maison roulante
Voir ceux qui sont passés et ceux qui passeront !
Tous les tableaux humains qu’un Esprit pur m’apporte
S’animeront pour toi quand devant notre porte
Les grands pays muets longuement s’étendront.

Nous marcherons ainsi, ne laissant que notre ombre
Sur cette terre ingrate où les morts ont passé ;
Nous nous parlerons d’eux à l’heure où tout est sombre,
Où tu te plais à suivre un chemin effacé,
À rêver, appuyée aux branches incertaines,
Pleurant, comme Diane au bord de ses fontaines,
Ton amour taciturne et toujours menacé.


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STANCES




Tu demandes pour qui, sous leurs plumes nouvelles,
Ces vers, oiseaux naissants, volaient, chantaient en chœur ?

Ce n’est que sur ton sein qu’ils ont ployé leurs ailes,
Jamais ils n’ont souffert un œil profanateur.
Ingrate, pour toi seule ils veulent apparaître.
Ils sont nés d’un soupir, de tes baisers peut-être,
Et, comme ton image, ils dormaient dans mon cœur !

Si tu le veux, pour toi solitaire et dans l’ombre,
Ils chanteront tout bas, et ton sein agité
Couvrira comme un nid leur essaim doux et sombre,
Mais n’aimes-tu pas mieux, orgueilleuse beauté,
Leur donner l’essor libre et le ciel, leur empire,
Suivre de tes grands yeux leur passage, et te dire :
« Mon nom avec l’amour sous leur aile est caché ! »



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