Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Edmond Lepelletier

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 243-250).




EDMOND LEPELLETIER


1846




Edmond Lepelletier est né à Paris le 26 juin 1846.

Journaliste brillant, d’une remarquable faculté d’improvisation, capable d’écrire beaucoup parce qu’il sait beaucoup, M. Lepelletier, dans les sujets les plus vulgaires, sème de temps à autre, presque malgré lui, les mots colorés et les images poétiques. Le Parnasse perce dans tout ce qu’il écrit et constitue l’essence même de sa personne littéraire.

Dès la première jeunesse, la Muse eut toute la pensée de M. Lepelletier. En 1866, au premier coup de clairon, au premier appel, il s’était trouvé debout autour de MM. Leconte de Lisle et Théodore de Banville, et il avait publié dans le Parnasse contemporain, livre de combat, les beaux vers aux rimes retentissantes qui ont pour titre : L’Attelage ; Léthé. Deux ans après, il donnait au Nain jaune des vers qui furent très remarqués.

Dans un volume, Soleils noirs et Soleils roses, qui sera prochainement édité par Alphonse Lemerre, on ne retrouvera peut-être pas chez le poète l’impassibilité d’autrefois. Comment la mélancolie du milieu de la vie ne l’aurait-elle pas touché ? Ses vers en sont souvent tout pénétrés et attendris. Mais ce qu’il a religieusement gardé de sa première ferveur, c’est le souci de la perfection, du mot vif et juste, de la rime neuve et riche, c’est-à-dire l’horreur de toute banalité. En cela il est Parnassien jusqu’au fanatisme, et il ne permettrait pas facilement à quelqu’un d’adorer dans une autre chapelle que la sienne.

E. Ledrain.


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L’ATTELAGE

Sur la route creusée aux flancs de la colline,
Sur la route qui va d’Orthosie à Milet,
Traîné par deux bœufs blancs dont le garrot s’incline
Et s’élève en cadence, un chariot roulait
Pesamment. — Et, lanière aux reins, aux flancs la pique,
Les bœufs gravissaient, lents et courbés, la hauteur,
Mêlant au bruit du char leur haleine rythmique,
Et leurs longs meuglements aux cris du conducteur.
C’était un fier jeune homme au corps souple et robuste;
Ses muscles saillaient durs sur ses bras nus et blancs;
Le blond soleil dorait les lignes de son buste
Et ses cheveux égaux sur son cou ruisselants.
Il menait l’attelage et dirigeait les roues.
Son frère à ses côtés courait, beau comme un dieu,
Ayant aux yeux la flamme et la jeunesse aux joues;
Il piquait les grands bœufs tardifs de son épieu.
Derrière eux reposait sur un trépied d’érable
Une femme encor belle, et comme Démèter
Féconde, ayant des fils qui la font vénérable.
Son œil luisait, limpide et bleu, comme l’éther.
Tels qu’un marbre taillé par Phidias d’Athènes,
Elle admirait ses fils aux bras hérakléens.
Déjà des sphinx de nuit bruissaient les antennes,
Et l’Ombre envahissait les cieux céruléens,
C’était le Crépuscule, et longue était la route.
On entendait au loin les hurlements des loups.
Plus lentement les bœufs avançaient. Goutte à goutte.
Leur sang, sous l’aiguillon, rougissait les cailloux.
La Nuit, oiseau sinistre à la vaste envergure,

De ses ailes couvrait plaine et bois; et toujours
Retentissaient lointains le fatidique augure
Des hiboux et les sourds mugissements des ours.
Les villes s’effondraient dans la brume. — Orthosie
N’était plus qu’un brouillard, Milet qu’une vapeur.
La Mère, sous ce froid clair de lune d’Asie,
Souriait à ses fils. — Les grands bœufs avaient peur…
Peur de la nuit, du vent, des formes inconnues. —
Leurs cous pesants pendaient. Les grands bœufs étaient las,
Et s’affaissant soudain sur leurs croupes charnues,
Inertes, les grands bœufs ne se levèrent pas.
Un meuglement aux deux poussé, farouche et rauque ;
Les reins arqués cédant sous les jarrets discorde ;
Du sang dans les naseaux, et dans l’œil terne et glauque
Un éclair… Ce fut tout : les grands bœufs étaient morts. —
La Nuit ! Toujours la Nuit ! Toujours la Solitude !
Les vautours sur la proie, affamés et joyeux,
Fondent; le froissement de leur plumage rude
Se mêle au grincement d’un char aux lourds moyeux…
Le chariot roulait. — Et les chasseurs nocturnes
De leurs ongles aigus dépeçaient les grands bœufs :
Cependant que passaient deux formes taciturnes
Par les âpres sentiers et les vallons bourbeux.
Tirant le chariot massif aux ais d’érable.
Selenè blanchissait les fils pieux et forts,
Attelés et traînant leur mère vénérable !
La bienveillante Hèra protégeait leurs efforts.
Aussi, bientôt, courbés sous ton sacré portique,
Ils t’offraient le parfum de l’encens, la douceur
Du miel et la blancheur de la laine rustique.
Ô favorable Hèra, de Zeus épouse et sœur!
Tu juras, par les eaux du Styx inviolable,
D’écouter la prière et d’exaucer les vœux
De la Mère, et, plissant ta lèvre secourable,

Ton sourire odorant disait à Zeus : « Je veux! » —
Et lentement montait vers les hauteurs sereines,
Du fond du temple obscur, le souhait maternel :
« Donne à mes fils, ô Zeus, aux bontés souveraines,
Le plus grand bien que puisse espérer un mortel! »
Et les deux fils dormaient. — Quand l’aube blanchissante
Eut dissipé la nuit, sur leurs fronts radieux
La Mort avait posé sa lèvre obéissante :
Cléobis et Biton étaient aimés des dieux.

LÉTHÉ

Aux Champs Élyséens, Léthé dort immobile.
Pas un souffle dans l’air, dans l’arbre pas un nid.
Inerte et noir s’étend le fleuve délébile.
Comme au seuil asclépien un serpent de granit,
Aux Champs Elyséens, Léthé dort immobile.

Sous les cyprès obscurs dans l’abîme plongeant
Erre éternellement la Mort inassouvie ;
Ni les abeilles d’or, ni les poissons d’argent,
Ne passent, lumineux et beaux comme la Vie,
Sous les cyprès obscurs dans l’abîme plongeant.

Père des jours futurs et des races nouvelles,
Léthé, tout ce qui fut renaît dans ton flot saint
Dissolvant la Mémoire et les formes mortelles.
Les siècles rajeunis émergent de ton sein,
Père des jours futurs et des races nouvelles.


La Douleur et la Haine expirent sur tes bords.
Ton flot vaste, chargé de vieux corps, d’âmes neuves,
Roule vers l’Infini nos crimes, nos remords,
Les longs sanglots d’amants, les désespoirs de veuves...
La Douleur et la Haine expirent sur tes bords.

Que n’avons-nous ton onde où s’éteint la Mémoire !
Dans nos cœurs ulcérés le vautour-souvenir
S’est abattu 5 son cri rauque dans l’âme noire
Nous obsède et nous fait oublier l’avenir...
Que n’avons-nous ton onde où s’éteint la Mémoire !

À notre âpre misère un espoir est resté :
Nous n’avons plus l’Oubli, mais la Mort est certaine.
Je veux souffrir encore, inutile Léthé !
Je veux garder tout mon amour, toute ma haine...
À ma sourde misère un espoir est resté.

LE COEUR SAIGNANT

LUI

En rêve, un Être, horrible et séduisant, a pris
Mon cœur, mon pauvre cœur d’amour et d’art épris
Sans léser nul organe et sans hémorragie
S’accomplit la secrète et lâche chirurgie.
Depuis, je vis sans cœur.

ELLE

Il geint ; il se débat.
Tant mieux ! J’ai trop porté l’insupportable bât

De ce cœur qui sur moi s’appuyait lourd et large.
Je respire, enfin libre, et ne sens plus ma charge.
Mais de peur qu il ne vienne encor sur moi peser
Ce cœur dont j’étais lasse, il me le faut briser,
Le broyer, le pétrir, et le piler à l’aise.
Pourquoi l’épargnerai-je ? A-t-il rien qui me plaise ?
Cœur détesté, prends garde !

LUI
 
                                       Inerte, épouvanté,
J’ai vu sortir le bloc mou de la cavité,
Où, comme un fauve allant et venant dans sa cage,
Il se mouvait, tantôt très doux, tantôt en rage,
Bondissant, trépignant, cabriolant en l’air,
Se cognant aux barreaux de sa prison de chair,
Ou bien tout alangui, calme, comme l’eau verte
Qui s’étale et s’endort de nénuphars couverte,
Selon que le désir, la joie et la douleur,
Ou l’amour en bourgeons, ou l’idéal en fleur,
Le bonheur qui dilate ou l’angoisse qui serre
Avaient fait palpiter le turbulent viscère.
Et je n’ai plus senti qu’un stupide néant
Emplir le trou profond, silencieux, béant.
Et voilà que, charmant et toujours impassible,
De ce cœur arraché l’Etre a fait une cible.

ELLE

Pif, Paf ! voilà pour toi, cœur ridicule et laid !
Souffre bien ! Quand le sang sort d’un cœur qui déplaît,
C’est un régal pour l’œil; la gamme du flux rouge
Chatouille la rétine, et la pupille bouge
Eblouie et troublée ainsi qu’au grand soleil.

Coule, coule pour moi, liquide au ton vermeil !
Chaque goutte perlant, chaque caillot qui tombe,
C’est la libation que j’épands sur la tombe
Où gisent pour jamais desséchés et flétris
Nos deux amours défunts, nos deux bonheurs péris !



Et l’Être, s’exaltant, de ses doigts blancs laboure
Le trou qui s’élargit, et sa haine savoure
Le tressautement lourd du cœur ensanglanté,
Et le triomphe rend plus belle sa beauté.



Mais — stupeur et prodige ! — un étrange murmure,
Semblable au frisson lent qui court dans la ramure
Lorsque l’oiseau s’envole, aile et plumes au vent,
Un murmure plaintif, bizarre et décevant
S’élève de ce cœur qui saigne, pleure et chante.
On dirait la musique inquiète et touchante
De ces harpes d’Eole aux fils ténus qui font
Tinter dans l’âme humaine un écho si profond.
Oui, le cœur a frémi, le cœur résonne ; il vibre :
Le rythme se dégage, et bientôt chaque fibre
Fournit sa note claire à l’étrange instrument.
Le cœur chante sa plaie et chante son tourment.
Chaque blessure ouverte est devenue une anche;
Le son limpide et pur sort du trou qui s’étanche.
L’harmonie a jailli du viscère meurtri
Et du clavier de chair qu’un doigt blanc a pétri :
Car plus il a saigné, plus il devient sonore.


LUI

Aussi je te bénis, Monstre ! En ta main j’honore
L’archet qui fait vibrer tout mon être aujourd’hui.
Oh ! je n’ai rien perdu ! Si le bonheur m’a fui,
J’ai reconquis du moins l’art saint et son délire.
De mon cœur déchiré qu’as-tu fait ?... Une lyre.

LA MACHINE

Dans la fabrique en feu la Machine est en joie.
Le chauffeur la nourrit du charbon le plus dur ;
Et le soufflet, poumon robuste, vers l’azur
Envoie une fumée épaisse qui flamboie.

La Machine toujours guette l’Homme, sa proie.
Il te faut, ouvrier, coup d’œil vif et pied sûr
Pour éviter l’horrible embrassement obscur
Que donne à l’homme étreint l’engrenage qui broie.

La Machine parfois pousse des cris humains,
Et souvent le cylindre, en broyant les matières,
Ecrase des poignets et des jambes entières ;

La roue, en tournoyant, semble agiter des mains ;
Sur le pilon de cuivre une tête se pose,
Et dans le cuvier noir coule un sang tiède et rose.