Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Henri Warnery

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 400-404).




HENRI WARNERY


1859




Né en 1859 à Lausanne, Henri Warnery y fit ses études de théologie. Après avoir passé une année comme professeur de langue et de littérature française au collège de Constantinople, il vint a Paris et fut nommé sous-directeur de l’École Normale protestante de Courbevoie. Il est actuellement professeur au collège cantonal de Lausanne.

Henri Warnery a écrit un volume de poésie qui se compose de quatre parties : Les pures Ivresses, La Lutte et le Rêve, Exil, Petits Poèmes, et un poème philosophique, Les Origines, qui retrace la genèse de la terre et celle de l’humanité. Ses premières œuvres sont quelquefois d’un sentiment trop juvénile et d’une forme encore hésitante. Mais la pensée et le style vont se raffermissant de page en page, et l’on trouve dans son dernier livre un langage ou l’éclat s’allie à l’ampleur.

Les œuvres de Henri Warnery ont été publiées à Lausanne par F. Payet.

a. l.





REGRET




J’ai vécu plus d’un an près d’elle,
La voyant presque tous les jours,
Et mon cœur est resté rebelle
Au doux aiguillon des amours.


Je n’ai pas su la reconnaître
Pour mon amie et pour ma sœur.
Quand il frappait à ma fenêtre,
Je n’ai pas ouvert au bonheur.

Mais, sitôt que je l’eus quittée,
Quelque chose en moi s’est brisé ;
J’ai compris les pleurs de l’athée
En face du ciel méprisé.

Trois mois, avant de te redire
Que ma vie et mon Dieu c’est toi,
Et qu’il n’est de bonheur pour moi
Qui sans toi ne soit un martyre !

Car ton souvenir me poursuit,
Le désir de toi me dévore…
Et l’on ose prétendre encore
Que le temps fuit !





VOULOIR ÊTRE HEUREUX




Vouloir être heureux, bien fou qui veut l’être !
Jamais le bonheur ne tient dans nos mains.
J’ignore pourquoi, Dieu le sait peut-être,
Nous le poursuivons par tous les chemins.

Nous nous enivrons d’amour et de gloire ;
La gloire et l’amour sont des vins de feu :
Plus on en a bu, plus il faut en boire !
Ce n’est jamais trop ; c’est toujours trop peu.


Ou bien nous courons après la fortune,
Et, toujours courant, nous n’entendons pas
Les feuilles des bois tomber une à une
Et nos plus beaux jours s’enfuir à grands pas.

Vouloir être heureux, bien fou qui veut l’être !
Aujourd’hui n’est pas plus sûr que demain.
Il serait plus doux, plus sage peut-être,
De nous arrêter au bord du chemin,

Et, nous étendant au pied des grands chênes,
Le dos dans la mousse et les yeux au ciel,
De médire un peu des choses humaines,
D’un front sans colère et d’un cœur sans fiel.





APPARITION DE LA TERRE




Dans la splendeur des cieux un astre vient de naître,
Sur ses langes d’azur j’ai cru le reconnaître ;
Vers lui mon espérance a dirigé mon vol.
La Terre ! Ah ! je la vois ! La Terre ! Ah ! c’est bien elle !
À son souffle embrasé je sens frémir mon aile,
Et j’entends, sous mes pieds, mugir son vaste sol.

Une sueur de feu pend à sa croupe nue ;
Les éclairs sur son front crépitent dans la nue ;
Ses flancs partout béants fument de toutes parts.
Un ciel obscur et lourd sur son écorce pèse,
Et brisant les parvis de l’énorme fournaise,
Les éléments de tout dans les airs sont épars.


Oh ! qui dira l’horreur des premiers jours du monde ;
La matière hurlant dans sa gaine inféconde,
Et soudain ruisselant sur le globe éventré ?
Qui dira le courroux des tempêtes natives,
Et sortant lentement des ondes primitives,
Les Alpes jusqu’au ciel portant leur front sacré ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En ces temps-là, les eaux enveloppaient la Terre,
A peine, çà et là, quelque roc solitaire
Dressait sur l’horizon sa tête de granit.
Son pied ne baignait point dans un lit d’algues vertes ;
Du levant au couchant les mers étaient désertes ;
Nul oiseau n’eût trouvé de quoi se faire un nid.

Nulle voix, nul appel, nul cri d’homme ou de bête,
N’interrompait jamais l’horreur de la tempête ;
Nul être ne marchait sur le sol rare et nu.
Nul Atlas ne portait le ciel sur son épaule ;
Et déroulant ses plis de l’un à l’autre pôle,
L’océan par ses bords n’était point contenu.

De pesantes vapeurs versaient sur lui leur ombre ;
Et des siècles sans fin, et des âges sans nombre
Passaient, et jusqu’au fond l’abîme s’agitait.
Il sentait s’éveiller sa force créatrice :
Un germe était tombé dans sa chaude matrice,
Et la vie en son sein vaguement palpitait.

L’infiniment petit peuplait le gouffre immense :
Muet, sans yeux pour voir, impalpable semence,
Il rôdait au hasard, allant où va le flot ;

Des continents futurs il posait les assises,
Ébauchant lentement leurs tonnes indécises,
Le sol ferme après l’île, et l’île après l’îlot.

Ô sourds commencements de la vie et de l’être !
Un monde tout entier d’un atome va naître ;
L’imperceptible est roi de la Création.
Des races à venir il porte en lui le germe ;
Il est l’anneau premier d’une chaîne sans terme,
Et chaque goutte d’eau roule cet Ixion.

Mais lui-même, quel vent l’a jeté sur la Terre ?
Est-il l’obscur crachat de quelque obscur cratère ?
Est-il un don des deux au monde à son éveil ?
Est-il né de la fange ainsi que l’eau des nues ?
A-t-il pris de l’éther les routes inconnues ?
Est-il un fils lointain d’un plus ancien Soleil ?

Je ne sais ! Ma raison chancelle et se récuse ;
J’ai peur qu’un vain désir d’expliquer ne m’abuse ;
Je n’ose me pencher sur le livre de feu.
Nul n’a compris encor cette page suprême :
C’est pour l’esprit de l’homme un trop rude problème ;
Pour en savoir le mot, il faudrait être Dieu.