Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Jean Rameau

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 184-191).




JEAN RAMEAU


1858




Jean Rameau, né à Gaas (Landes), le 19 février 1858, a publié trois volumes de vers : Poèmes fantasques (1882), La Vie et la Mort (1886), et La Chanson des Étoiles (1888).

Bien que jeune encore, Jean Rameau a témoigné qu’il est à la fois un artiste et un penseur. Doué d’une réelle originalité, il a, comme l’a fort bien dit un critique, une rare connaissance du rythme, et, par-dessus tout, un souffle de grand poète panthéiste qui donne son âme aux choses de la Nature, les rend vivantes comme l’homme et chante passionnément l’éternelle vigueur de l’existence universelle. À cette appréciation de M. Fernand Lafargue, il faut ajouter que M. Jean Rameau possède une véritable puissance lyrique qui se traduit par des pièces de vers d’une large envergure auxquelles on doit reconnaître beaucoup de finesse et de philosophie.

Les poésies de M. Jean Rameau ont été éditées par A. Baschet, A. Savine et P. Ollendorff.

a. l.





L’ŒUVRE


I




Oh ! prendre une montagne en ses mains magistrales,
La pétrir, la broyer, la tailler en blocs lourds,
Puis la faire revivre en blanches cathédrales
Érigeant dans l’azur d’extravagantes tours !

Des tours de marbre avec de folles broderies,
Des tours bravant le temps de leur front exalté,
Des tours lançant là-haut, par leurs flèches fleuries,
Le nom de l’architecte à l’immortalité !

— Homme vain, homme aveugle ! À quoi bon ?… Cathédrales,
Monstres de pierre assis sous les clartés astrales.
Palais, manoirs, forums, monuments innombrés,
Entassements de sable un jour équilibrés,
De quelque dur granit qu’on ait fait leurs murailles,
Quels que soient leurs auteurs, quelles que soient leurs tailles,
Qu’ils soient cirque, donjon, cathédrale, opéra,
Tout croulera, tout s’en ira, tout périra,
Tout deviendra poussière un jour, vaine poussière !
Et, faisant tout renaître à sa forme première,
La nature sereine annulant nos efforts
Fera des monts nouveaux avec les temples morts.



II


« Oh ! de ses larges mains bouleverser la terre !
Faire un canal d’un isthme, un isthme d’un canal,
Faire rire une source où hurlait un cratère,
Retoucher après Dieu le vieux globe banal !

Déformer l’univers sous sa puissante étreinte,
Dérouter le soleil qui l’éclaire, anxieux,
Pour que le globe neuf, marqué de votre empreinte,
Proclame votre gloire en roulant dans les cieux !

— Homme vain, homme aveugle. À quoi bon !… Sources, fleuves,
Et vous, lits inconnus des mers vieilles et neuves,
Vous vous déplacerez, vous vous dessécherez ;
D’autres mers surgiront sur d’autres monts sombrés ;

Et les volcans de feu seront des lacs de glaces ;
Et les lourds continents aux branlantes carcasses,
Comme de vieux pontons crevassés et pourris,
Se déchiquèteront en informes débris ;
Et se disloquera la terre dans l’espace ;
Et les astres, voyant cette sphère qui passe,
S’écarteront là-haut et croiront vaguement
Voir un spectre de globe errer au firmament.



III


« Oh ! prendre son cœur rouge en ses mains frénétiques,
Oh ! le broyer, un jour, sur des feuillets fumants !
En faire un grand poème aux strophes fantastiques,
Au milieu des vivats des peuples acclamants !

En faire un grand poème, un colossal poème,
Que nul ne pût nier, que rien ne pût ternir,
Écrire, écrire enfin le Chef-d’œuvre suprême
Sur qui s’extasieront les siècles à venir !

— Homme vain, homme aveugle ! À quoi bon ?… Ô poèmes,
Ô vols d’oiseaux chanteurs partant de nos fronts blêmes,
Ô vers, rythmiques vers, ô vers tant adorés,
Et vous aussi, tous, tous, hélas ! vous périrez !
Et l’homme un jour rira de notre saint délire !
Et l’homme un jour n’aura plus des yeux pour nous lire !
Et rien ne sera plus de ce dont nous parlions :
Ni chênes, ni roseaux, ni fleurs, ni papillons !
Et rien ne sera plus de ce qui fut au monde ;
Et l’homme aura passé comme une larve immonde ;
Et le soleil, ce cher soleil qui luit là-bas,
Luira sur des vivants qu’il ne connaîtra pas ! »

Ainsi rêvait, un soir d’automne, las de vivre,
Un vieux poète blanc penché sur un vieux livre.

Tout à coup il frémit…

Tout à coup il frémit… La Mort noire était là.

« Oh ! non ! oh ! pas encor ! je veux avant, râla
Le poète, je veux faire une œuvre immortelle…

— Fais ! lui permit la Mort.

— Fais ! lui permit la Mort. Il pâlit devant elle,
Il pâlit, il pleura. Puis, gagnant la forêt,
Ayant cherché longtemps quel poème il ferait,
Quel œuvre glorieux, sublime, impérissable,

Il fit sur un chemin quelques pâtés de sable.

(La Vie et la Mort)






RESSEMBLANCE




J’eus un père très doux, il dort sous une pierre ;
J’eus un enfant très rose, il dort dans ce lit-là ;
« Mon fils ! » murmura l’un à son heure dernière,
« Papa ! » bégaya l’autre aussitôt qu’il parla.

Mon âme en y pensant est heureuse et chagrine ;
Quand il dormait encore au cher lit que voici,
Mon père doux joignait les mains sur sa poitrine ;
Mon fils rose en dormant joint les siennes ainsi.


Mon fils n’a jamais vu mon père dans ce monde,
L’un descendait des cieux quand l’autre y retournait ;
Mais leurs âmes ont dû se voir une seconde
Dans un nuage doux et rose qui planait ;

Et dans cette rencontre — ô nature, ô mystère ! —
Un peu de l’aïeul mort dut rester sur l’enfant
Pour qu’en voyant mon fils, moi, je pense à mon père.
Et qu’à la fois je pleure et sourie en rêvant.


(La Chanson des Étoiles)





L’ACACIA




Le svelte acacia pavoisé de fleurs blanches
Titube dans la brise et semble ivre de mai ;
Il présente au ciel bleu son long rire embaumé
Et fait de verts saluts à l’homme avec ses branches.

Or, l’homme prend sa hache et frappe l’arbre cher,
Et la hache s’abat, rythmique, lourde, sûre,
Et les éclats de bois volent sous sa morsure
Comme de grands lambeaux sanguinolents de chair.

Alors l’arbre odorant regarde l’homme lâche :
Il tressaille, il frémit comme un humble sureau ;
Fuis, grave et magnanime, il jette à son bourreau
Une averse de fleurs pour chaque coup de hache.

Et, de mon front tremblant, ces strophes de langueur
Tombèrent, un matin de tristesse infinie,
Pour honorer la femme implacable et bénie,
Dont j’ai senti la hache ensanglanter mon cœur.


(La Chanson des Étoiles)




PRIÈRE AU SOLEIL



Au nom de la Lumière, au nom du Ciel immense,
Au nom de l’astre jaune, Arcturus le charmeur,
Au nom de l’astre blanc, Sirius qui commence,
Au nom de l’astre rouge, Aldébaran qui meurt,

Ô Soleil, astre blond, Père ardent des neuf Terres,
Roi doré des cieux bleus qu’honorent les couchants,
Toi qu’escorte le chœur des globes tributaires
Et que suit l’œil pieux des fleurettes des champs ;

Toi le grand chevaucheur des plaines éclatantes,
Toi le pâtre qui vers quelque but redouté
Entraînes le troupeau des sphères haletantes,
Comme un bétail obscur beuglant vers la clarté ;

Toi le creuset géant où bout l’âme des mondes,
Toi le cœur formidable et ruisselant de jour
Qui propulses vers nous, par explosions blondes,
Toute la Vie, et tout l’Espoir, et tout l’Amour ;

Toi dont les flancs ignés pleins d’ouragans de joie
Épanchent, éperdus dans le spasme profond,
Au ciel, tout l’azur tiède où le globe se noie,
En nous, toute l’extase où notre cœur se fond ;

Soleil qui vois rougir comme des épousées
Les planètes vibrant sous ton baiser astral,
Toi que la Terre pleure, au soir, dans ses rosées,
Toi qu’elle fête, au jour, d’un salut auroral ;


Soleil à qui l’oiseau fervent chante des proses,
Parmi les encensoirs mystiques de jasmins,
Soleil béni, Soleil à qui les pommiers roses
Offrent ingénument des fleurs à pleines mains ;

Soleil glorifié par les sept chants du Prisme,
Toi pour qui fume aux cieux l’holocauste des soirs,
Soleil vers qui les monts haussent avec lyrisme
Des floraisons de neige au bout de leurs bras noirs,

Et vers qui rit la mer, et fleurent les pétales,
Et rugissent d’amour les lions chevelus,
Et montent, chœurs divins des flores cérébrales,
Les graves Rythmes d’or des Poètes élus,

Soleil, nous t’implorons ! Soleil, que tes oreilles
Entendent l’oraison de nos cœurs douloureux :
Tes grandes sœurs du ciel, les Étoiles vermeilles,
Daignent ouïr la voix des grillons ténébreux.

Toi qui nous as tenus dans tes flancs de lumière,
Toi qui nous exilas sur la Terre au sein gris,
Fais chanter les oiseaux sur nos fronts en prière
Et pousser les gazons sous nos orteils meurtris

Fais éclore le Bien dans nos âmes aimantes,
Fais fleurir la Candeur en nous comme un lin pur,
Et fais croître en Avril de belles fleurs de menthes
Pour les moucheronnets qui dansent dans l’azur.

Fais mûrir nos raisins, fais odorer nos roses,
Fais surgir les trésors confiés aux sillons,
Et fais s’épanouir dans nos cerveaux moroses
De beaux pensers joyeux comme tes papillons.


Et compose des fruits savants dans nos ramées,
Et colore d’orgueil nos drapeaux triomphants,
Et garde aux fiers héros des seins fleuris d’aimées,
Et garde aux bons aïeux des sourires d’enfants.

Et quand nous et nos fils, têtes blanches ou blondes,
Nous tomberons, fauchés par la Mort au vol noir,
Soleil béni, Soleil qui répands sur les mondes
Toute la Vie, et tout l’Amour, et tout l’Espoir,

Si c’est vrai ce que dit la science barbare,
Si l’effrayant repos des morts est sans réveil,
Si les fronts adorés que la tombe sépare
Ne doivent se revoir jamais — jamais, Soleil ? —

Oh ! nous t’en conjurons par les sucs de nos moelles,
Prends et rassemble au moins nos restes endormis,
Et fais éclore d’eux, sous la paix des étoiles,
Des groupes fraternels de liserons amis,

Au nom de la Lumière, au nom du Ciel immense,
Au nom de l’astre jaune, Arcturus le charmeur,
Au nom de l’astre blanc, Sirius qui commence,
Au nom de l’astre rouge, Aldébaran qui meurt.


(La Chanson des Étoiles)