Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Victor Pittié

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur**** 1852 à 1866 (p. 295-298).




VICTOR PITTIÉ


1862




Victor-Francis Pittié, né à Calais le 27 juin 1862, est le fis du général Francis Pittié qui fut le délicat poète du Roman de la Vingtième Année et de À travers la Vie, le même qui figure en cette anthologie. Par son origine, Victor Pittié devait prendre de bonne heure le goût des lettres et même s’y attacher exclusivement. Très jeune, il collabora au Monde poétique, à la Jeune France, à l’Artiste et à d’autres Revues où la poésie tient encore une grande place . En 1887, il publia un volume intitulé : Les Jeunes Chansons, lequel contient des poèmes pleins d’une grâce franchement juvénile comme celle des vierges de seize ans, et d’un parfum de tendresse naissante pareil à celui des fleurs nouvelles au printemps.

Les Jeunes Chansons ont été éditées par A. Lemerre.

Rodolphe Darzens.





INCERTITUDE




Quelqu’un m’a dit que j’étais né
D’une sainte et double caresse,
D’un baiser donné dans l’ivresse
Sous le grand ciel illuminé.


Un autre m’a dit que la terre
Avait reçu mon âme en fleur
À travers ce cri de douleur
Qui fait des berceaux un mystère…

Et depuis, je n’ai jamais su
Si mon destin dépend encore
Ou du cri qui l’a fait éclore,
Ou du baiser qui l’a conçu !





LE SABLIER




Ton cœur est un sablier fin,
Un joli bijou d’étagère
Où l’amour, en poudre légère,
Paraît couler, couler sans fin.

Mais non, ta tendresse est pesée !
L’amant que ton cœur préférait
De ta mémoire disparaît
Dès que la poudre est épuisée.

Et pour le remplacer, ta main
N’a qu’à retourner sur sa base
Ton petit cœur, ce double vase,
Où coulera jusqu’à demain,

Dans une chute insaisissable,
L’amour que tu mesureras
À celui que tu choisiras,
Belle oublieuse au cœur de sable !




CHOSES RÊVÉES

 
 

Je rêve une maison blanche, au fond des bois verts,
Une maison très calme, et gaie, — un peu rustique,
Où l’on serait heureux à la manière antique.

Tout autour, des buissons, mais des buissons couverts
De fleurs, et, près de là, suivant gaiement la pente,
Une source d’eau vive et claire qui serpente.

Au seuil, un chêne épais, un beau chêne vêtu
De majesté sereine et de calme vertu,
Où l’on ferait des vers au rythme lent des branches.

Car l’on ferait des vers ! Et même, ils seraient beaux.
Ils ne sentiraient pas le spleen et les tombeaux,
Et les ailes du rêve y seraient toutes blanches...

Des livres, mais très peu : livres simples et forts
Écrits avec le cœur et qu’on lit sans efforts,
Et qu’on aime, et qui sont un peu de la famille.

Et puis, c’est tout. Mais non, quelques amis encor :
Le soir, on les aurait, dans le joli décor
Que ferait le soleil couchant dans la charmille.

Et puis... Mais que disais-je ? Il y faudrait surtout,
Il y faudrait d’abord, jeune et parfumant tout,
Cette femme qu’on rêve aux châteaux en Espagne ;

Oui, quelque chaste épouse — un peu simple — aux doux yeux,
Et qui vous donnerait, faisant le nid joyeux,
De petits paysans pour peupler la campagne !




LE SACHET

 
 

Telle qu’un sachet parfumé
Dont on embaume une guipure,
Ô toi si douce, ô toi si pure,
Ô toi qui ne m’as pas aimé...

J’ai gardé l’odeur d’innocence
Qui m’avait plu dans ta beauté
Et recueilli ta chasteté
Comme une fine et rare essence.

Et je m’en suis tout imprégné !
J’en ai mis dans toute ma vie !
Du jour même où je l’ai ravie
Je m’y suis à plein cœur baigné.

Maintenant mon âme est sauvée.
Vienne le temps, même l’oubli,
Un parfum, jamais affaibli,
Grâce à toi, l’aura préservée.

Et si j’en aime une autre un jour,
Mon cœur s’ouvrira devant elle
Odorant comme une dentelle
Où dormait un sachet d’amour...