Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Anatole France

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 124-130).




ANATOLE FRANCE


1844




Anatole Thibaut, connu sous le nom d’Anatole France, romancier et critique, a débuté par la poésie. Son premier livre Les Poèmes dorés (1873) n’est pas seulement, à notre avis, le premier par la date, mais aussi par le succès. Ciseleur habile, M. France semble surtout destiné à exercer son art sur les petites choses. Si le socialisme régnait dans la République des lettres, et qu’on y fit la répartition du travail, il faudrait confier à cet artiste le soin des plus petits bijoux pour les tailler et les mettre au point. Dans les courtes pièces des Poèmes dorés, combien de pages ravissantes ! On a souvent cité, et avec raison : Les Cerfs, qui sont en effet fort distingués, mais où paraît plus d’art que de vie réelle, et dont certaines phrases un peu vagues, vers la fin, nont que des rapports très éloignés avec la scène de combat et les grands coups d’andouillers.

Après Les Poèmes dorés sont venues Les Noces corinthiennes (1878). Les beaux vers, où se montre l’influence de M. Leconte de Lisle, abondent dans ce long poème si justement estimé. M. France y a-t-il rendu le vieux monde grec expirant, l’immense tristesse de l’époque, le mélange bigarre des croyances ? Ce n’est pas un moment où l’âme humaine soit très facile à saisir et à fixer. Dans tous les cas, nous avons bien là, parfaitement marqués, une certaine date littéraire et un groupe important : Le Parnasse, avec sa couleur particulière. Si les premières années de notre ère sont parfois difficiles apercevoir en l’œuvre du poète, 1875 y éclate dans le moindre vers.

ANATOLE FRANCE

ANATOLE FRANCE



Malgré le succès des Noces corinthiennes, on doit regretter que M. France ne soit pas davantage resté dans les petits sujets où sa nature délicate et un peu prétentieuse — nous employons le dernier mot dans sa bonne acception — se trouve tout à fait à l’aise. En prose il en est un peu de lui comme en poésie. Ce en quoi il excelle, ce sont les contes, les légères fantaisies, les airs de flûte, non les gros romans, encore moins l’histoire lointaine et héroïque, dont sa fine critique et son imagination ne sauraient trop s’éloigner. Qui le peut lire sans être ravi de son marivaudage et sans désirer qu’il s’en tienne là ? Pour prendre une comparaison antique, — très bien en place du reste dans ce jugement sur l’auteur des Noces corinthiennes, — que M. France se garde de lancer en pleine mer, en pleine immensité, son léger esquif, lequel n’est point fait pour affronter semblable péril, ni résister aux grands coups de vent. M. France — qui n’envierait sa part ? — est surtout un écrivain de rives fleuries et d’eau douce, charmant, artificiel, comme les bergers de Sceaux ou de Trianon. Peut-être, après beaucoup de circuits, finira-t-il par retrouver un jour son excellent point de départ, c’est-à-dire la poésie, qui lui fournit probablement encore ses meilleurs titres à l’estime des vrais lettrés.

Les œuvres poétiques de M. Anatole France ont été publiées par A. Lemerre.

E . Ledrain.


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LES CERFS




Aux vapeurs du matin, sous les fauves ramures
Que le vent automnal emplit de longs murmures,
Les rivaux, les deux cerfs luttent dans les halliers :
Depuis l’heure du soir où leur fureur errante
Les entraîna tous deux vers la biche odorante,
Ils se frappent l’un l’autre à grands coups d’andouillers.


Suants, fumants, en feu, quand vint l’aube incertaine,
Tous deux sont allés boire ensemble à la fontaine,
Puis d’un choc plus terrible ils ont mêlé leurs bois.
Leurs bonds dans les taillis font le bruit de la grêle ;
Ils halètent, ils sont fourbus, leur jarret grêle
Flageole du frisson de leurs prochains abois.

Et cependant, tranquille et sa robe lustrée,
La biche au ventre clair, la bête désirée
Attend ; ses jeunes dents mordent les arbrisseaux ;
Elle écoute passer les souffles et les râles ;
Et, tiède dans le vent, la fauve oieur des mâles
D’un prompt frémissement effleure ses naseaux.

Enfin l’un des deux cerfs, celui que la nature
Arma trop faiblement pour la lutte future,
S’abat, le ventre ouvert, écumant et sanglant.
L’œil terne, il a léché sa mâchoire brisée,
Et la mort vient déjà, dans l’aube et la rosée,
Apaiser par degrés son poitrail pantelant.

Douce aux destins nouveaux, son âme végétale
Se disperse aisément dans la forêt natale ;
L’universelle vie accueille ses esprits :
Il redonne à la terre, aux vents aromatiques,
Aux chênes, aux sapins, ses nourriciers antiques,
Aux fontaines, aux fleurs, tout ce qu’il leur a pris.

Telle est la guerre au sein des forêts maternelles.
Qu’elle ne trouble point nos sereines prunelles :
Ce cerf vécut et meurt selon de bonnes lois,
Car son âme confuse et vaguement ravie
A dans les jours de paix goûté la douce vie ;
Son âme s’est complu, muette, au sein des bois.


Au sein des bois sacrés le temps coule limpide,
La peur est ignorée et la mort est rapide ;
Aucun être n’existe ou ne périt en vain.
Et le vainqueur sanglant qui brame à la lumière.
Et que suit désormais la biche douce et fière,
A les reins et le cœur bons pour l’œuvre divin.

L’Amour, l’Amour puissant, la Volupté féconde,
Voilà le dieu qui crée incessamment le monde,
Le père de la vie et des destins futurs !
C’est par l’Amour fatal, par ses luttes cruelles,
Que l’univers s’anime en des formes plus belles,
S’achève et se connaît en des esprits plus purs.


(Les Poèmes dorés)


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LE CHÊNE ABANDONNÉ




Dans la tiède forêt que baigne un jour vermeil,
Le grand chêne noueux, le père de la race,
Penche sur le coteau sa rugueuse cuirasse,
Et, solitaire aïeul, se réchauffe au soleil.

Du premier de ses fils étouffés sous son ombre,
Robuste, il a nourri ses siècles florissants,
Fait bouillonner la sève en ses membres puissants,
Et respiré le ciel avec sa tête sombre.

Mais ses plus fiers rameaux sont morts, squelettes noirs
Sinistrement dressés sur sa couronne verte ;
Et dans la profondeur de sa poitrine ouverte
Les larves ont creusé de vastes entonnoirs.


La sève du printemps vient irriter l’ulcère
Que suinte la torpeur de ses acres tissus.
Tout un monde pullule en ses membres moussus,
Et le fauve lichen de sa rouille l’enserre.

Sans cesse un bois inerte et qui vécut en lui
Se brise sur son corps et tombe. Un vent d’orage
Peut finir de sa mort le séculaire ouvrage,
Et peut-être qu’il doit s’écrouler aujourd’hui.

Car déjà la chenille aux anneaux d’émeraude
Déserte lentement son feuillage peu sûr ;
D’insectes soulevant leurs élytres d’azur
Tout un peuple inquiet sur son écorce rôde ;

Dès hier, un essaim d’abeilles a quitté
Sa demeure d’argile aux branches suspendue ;
Ce matin, les frelons, colonie éperdue,
Sous d’autres pieds rameux transportaient leur cité;

Un lézard, sur le tronc, au bord d’une fissure,
Darde sa tête aiguë, observe, hésite, et fuit ;
Et voici qu’inondant l’arbre glacé, la nuit
Vient hâter sur sa chair la pâle moisissure.


(Les Poèmes dorés)


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LE MAUVAIS OUVRlER




Maître Laurent Coster, cœur plein de poésie,
Quitte les compagnons qui, du matin au soir,
Vignerons de l’esprit, font gémir le pressoir ;
Et Coster va rêvant selon sa fantaisie :


Car il aime d’amour le démon Aspasie.
Sur son banc, à l’église, il va parfois s’asseoir,
Et voit dans la vapeur flotter sur l’encensoir
La Dame de l’Enfer que son âme a choisie.

Ou bien encor, tout seul, au bord d’un puits mousseux,
Joignant ses belles mains d’ouvrier paresseux,
Il écoute sans fin la Sirène qui chante.

Et je ne puis non plus travailler, ni prier :
Je suis, comme Coster, un mauvais ouvrier,
À cause des yeux noirs d’une femme méchante.


(Les Poèmes dorés)


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Lorsque, du ciel léger chassant les hirondelles,
L’automne en frissonnant ramène les longs soirs,
La grand’ville reçoit nos deux têtes fidèles
Que parfuma la fleur des sauvages terroirs.

Un logis nous attend dans quelque rue, aimée
Des prêtres, des vieillards, des chats et des savants.
Vers nos fenêtres monte une jaune ramée.
Nous entendons tinter les cloches des couvents.

Nos têtes, tout le jour sur la tâche inclinées,
S’appliquent en silence à des pensers nouveaux ;
Car ta vie et la mienne, en nos jeunes années,
Sont deux lampes brûlant sur de calmes travaux.


Fatigués vers le soir de la plume et du livre,
Dans le proche jardin nous errons bien souvent ;
Toujours surpris de vivre et de regarder vivre,
Nous jetons de vains mots emportés par le vent.

Un avare soleil de novembre s’incline
Et chasse les enfants, et les jeux et les cris.
Seul l’occident revêt une teinte opaline ;
Le cygne du bassin vogue sous un ciel gris.

La bise fait rouler les feuilles du platane
Au sable de l’allée et fouette également
Les cheveux tout blanchis au col d’une soutane
Et le tulle qui presse un visage charmant.

Et nous montons, ami, sur les belles terrasses.
Là, des couples troublés viennent s’entretenir
Sous le marbre où revit, fleur des anciennes races,
Quelque dame de France au plaisant souvenir.

Les mortes, en leur temps jeunes et désirées,
D’un frisson triste et doux troublent nos sens rêveurs.
Et la fuite des jours, le retour des soirées
Nous font goûter la vie avec d’âpres saveurs.

La retraite aux tambours nous chasse vers la rue.
Et, quand la vague nuit réveille le désir,
Tu me parles, ami, d’une forme apparue,
Blanche et noire, et trop chère, impossible à saisir.