Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Paul Delair

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 92-97).



PAUL DELAIR


1843




Paul Delair, né à Montereau-Fault (Yonne), le 24 octobre 1843, publia en 1870 un premier volume de vers ayant pour titre : Les Nuits et les Réveils. Malgré la prédominance trop accusée de la note macabre (comme un souvenir de la fameuse ballade de Lénore), ce recueil renferme de très belles pages d’une franche inspiration, telles que Les derniers Romains.

Le second volume, Contes d’à présent, qui a paru en 1883, est une œuvre sérieuse de maturité où les fruits ont tenu la promesse des fleurs. L’ensemble offre à la fois quelque chose de salubre et de viril. De belles pensées graves, une pitié profonde pour les humbles et les petits, ont une certaine parenté avec les vers émus des Pauvres gens, de Victor Hugo. En résumé, on y trouve des strophes éloquentes et d’un charme consolant pour ceux qui souffrent.

Les poésies de M. Delair ont été éditées par Alphonse Lemerre et Paul Ollendorff.

André Lemoyne.
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LES DERNIERS ROMAINS




Lorsque les citoyens, las de guerres civiles,
Rentrent chez eux, laissant le forum aux habiles ;
Lorsque, les droits du peuple, impunément bravés,
Ne font plus remuer les cœurs ni les pavés ;

Lorsque les Rostres, pleins d’éloquences hautaines,
Se sont tus sur le deuil des libertés romaines,
Et que la force, aux pieds foulant la bonne foi,
A jeté son épée en travers de la loi ;
À ces sombres moments où, pour être tranquille,
Pour que l’ardente plebs ne batte plus la ville,
Pour qu’on puisse vaquer, sans tumulte affligeant,
Aux affaires d’amour, aux affaires d’argent,
On fait taire ces voix hargneuses au plus vite,
La tribune d’abord, la conscience ensuite ;
À cette heure où, de soi-même désespérant,
Lame d’un grand pays capitule et se rend,
Alors, Caton, ceux-là sont un groupe sublime
Qui de leur probité ne font pas grâce au crime,
Et, n’ayant que la mort d’espoir et de désir,
Le forcent à verser le sang pour réussir !
Ils veulent qu’avec eux on traîne aux gémonies
Les aïeux, la pudeur, les dieux et les génies.
Ils s’offrent au couteau par droit et par devoir,
S’imposent au vainqueur, pâle, et lui font savoir
Qu’un peuple n’est jamais si soumis ni si lâche
Qu’on le charge de fers sans que quelqu’un se fâche,
Et que fût-on bien bas, bien vil, il reste encor
Des âmes de vieux bronze et des cœurs de vieil or
À qui ces attentats paraissent choses graves,
Et qu’enfin nul ne règne et ne fait des esclaves
Et des valets, qu’après avoir fait des martyrs.
Ils sont le grand exemple offert aux repentirs,
Et, quand un peuple est las de descendre la honte,
L’escalier d’or par où vers les cieux il remonte.
Leur sacrifice auguste affirme le vrai prix
De l’honneur au rebut, fortune des proscrits,
Ô Justice, et leur mort fait, vestale fidèle,
Veiller dans le tombeau ta lumière éternelle.

On entend Curion crier : « Vivons d’abord !
« À quoi bon s’obstiner quand on est le moins fort ?
« Un homme intelligent peut sous tous les régimes
« Emplir son coffre-fort d’arguments légitimes.
« L’ordre est l’essentiel. — Peste soit de ces sots
« Qui vont superbement s’égorger pour des mots !
« Si la vie est un songe, essayons qu’il soit rose.
« Les lois seront sous clefs : quel mal me fait la chose ?
« Le soleil en est-il plus chiche de rayons?
« Le froment pousse-t-il moins dru dans les sillons ?
« Les bois sont-ils moins pleins de nids et de voix douces ?
« Les robes en frôlant les sentiers verts de mousses
« Font-elles envoler moins de parfums dans l’air ?
« Les corsages sont-ils moins souples, l’œil moins clair ?
« César n’enlève rien aux fleurs non plus qu’aux femmes :
« Aimons. N’ayons souci d’être de grandes âmes ;
« Être hommes, c’est assez. Aimons, vivons, plions.
« Trop de vertu rend dur. Au désert les lions !
« Et, savourant la vie en nos voluptés sûres,
« Laissons le vieux Caton déchirer ses blessures ! »
D’autres, sombres, ont dit : « Qu’y faire ? C’est fini.
« Oui voulut la justice en fut toujours puni.
« À quoi bon se briser le front sur l’impossible ?
« Ce penchant à porter le joug est invincible.
« Puisqu’en vain nous avons pensé, lutté, souffert,
« Laissons le Sénat vide et le Forum désert.
« Gardons pour nous le peu qui reste à notre veine.
« Désintéressons-nous de la canaille humaine,
« Et rentrons au foyer tranquille des aïeux ;
« La cendre en est moins vaine, et l’on s’y chauffe mieux.
« Renonçons à la gloire, inutile fumée,
« Et blanchissons en paix près de l’épouse aimée.
« Qui paya de son sang peut dormir sans remord.
« Qu’y pouvons-nous ? Dieu ment. L’avenir même est mort. »

Entre cette amertume et cette indifférence,
Gloire à ceux qui, s’étant levés sans espérance,
Témoignent de leur cause, et, soldats du devoir,
Ramènent sur leur sein les traits du destin noir !
Qui, sur l’autel brisé, libations dernières,
Vident leur cœur et font les suprêmes prières,
Et, jusqu’au bout rendant au pays ce qu’on doit,
Meurent enveloppés dans le linceul du Droit !


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HYMNE AU SOLEIL




Soleil ! père des créatures !
Voici le moment solennel.
Derrière les portes obscures
Hennit le quadrige éternel.

Du lit royal, rouges Aurores,
Épouses, l’époux veut sortir !
Enlevez les verrous sonores !
L’immense éther va retentir.

Gloire ! Sur le perron terrible
Le char surgit. Dans les cieux clairs
Jaillit de la roue invincible
Comme un feu de paille d’éclairs.

Devant lui, sur les molles nues,
Comme des femmes sur des fleurs,
Les Aurores se roulent nues ;
Il les absorbe en ses splendeurs.


Soleil ! père des créatures !
Majesté ! tu te lèves, Roi !
Répands les saintes nourritures
Aux êtres affamés de toi.

Aussi bien qu’à l’heure première,
Le monde, en extase agité,
Sent la beauté de ta lumière
Et la chaleur de ta bonté.

Tu revêts la terre de flamme ;
À ton souffle la réchauffant,
Tu l’embrasses comme une femme,
Tu la couves comme un enfant.

Dans nos campagnes embaumées,
Rends vigoureux le pauvre en pleurs ;
Rougis le sein des bien-aimées,
Et sur les morts baise les fleurs !

Sois pour le vieillard qui succombe
Et la jeunesse et l’action ;
Enseigne-lui que rien n’est tombe,
Que tout est résurrection !

Soleil ! père des créatures!
A travers l’espace et le vent,
Guide-nous aux cités futures,
Ô dieu visible ! ô dieu vivant !

Emporte-nous dans tes abîmes !
Verse-nous, jour de vérité,
Dans la transparence des cimes,
La force et l’immortalité !



MATINS D’HIVER




Que j’aime les matins d’hiver, et leurs soleils
Qui trempent dans la brume au vent froid balancée !
Avec leur gloire en pleurs et leur douceur blessée,
Au destin des héros je les trouve pareils.

J’aime mieux ces ciels blancs que les étés vermeils,
Car s’ils ont moins de flamme, ils ont plus de pensée ;
Et leur clairon plaintif pour mon âme oppressée
Sonne dans l’infini de tragiques réveils.

Alors des temps défunts j’entends les litanies ;
Et je vois se lever la foule des génies
Avec leur plaie au cœur, où paraît leur vertu.

De leur grand souffle amer ma poitrine est baignée,
Et je suis, le front haut, leur troupe résignée
Qui consent à mourir, ayant bien combattu.