Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Théophile Gautier

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Anthologie des poètes français du XIXème siècle, Texte établi par (Alphonse Lemerre), Alphonse Lemerre, éditeurtome 1, (1762 à 1817) (p. 266-288).



THÉOPHILE GAUTIER


1809 – 1872




Théophile Gautier, né à Tarbes en 1810, fit ses études à Paris, au lycée Charlemagne, où se trouvait à la même époque Gérard de Nerval.

Il publiait en 1830 son premier recueil de poésies, suivi bientôt d’Albertus (1832). En 1838 paraissait la Comédie de la Mort ; en 1852, le volume ayant pour titre : Émaux et Camées. Nous citons rapidement pour mémoire les romans Les Jeunes-France (1833), Mademoiselle de Maupin (1835), Le Capitaine Fracasse (1863). Comme critique d’art au Moniteur universel, aimable dispensateur des gloires, il usait, chaque année, d’une large indulgence à l’égard des sculpteurs et des peintres, et plus d’un assurément regrette aujourd’hui le scepticisme bienveillant du paternel et maître écrivain.

« Théophile Gautier, dit Baudelaire dans ses études sur l’art romantique, a continué, d’un côté, la grande école de la mélancolie créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même d’un caractère plus positif, plus charnel, et confinant quelquefois à la tristesse antique. Il y a des poèmes, dans la Comédie de la Mort, et parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, les morceaux sur Zurbaran et Valdès-Léal ;l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’Horloge d’Urrugue : Vulnerant omnes, ultima necat ; enfin, la prodigieuse symphonie qui s’appelle Ténèbres. Je dis symphonie, parce que ce poème me fait quelquefois penser à Beethoven. Il arrive même à ce poète, accusé de sensualité, de tomber en plein, tant sa mélancolie devient intense, dans la terreur catholique. D’un autre côté, il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j’appellerai la Consolation par les arts, par tous les objets pittoresques qui réjouissent les yeux et amusent l’esprit. Dans ce sens, il a vraiment innové ; il a fait dire au vers français plus qu’il n’avait dit jusqu’à présent ; il a su l’agrémenter de mille détails faisant lumière et saillie, et ne nuisant pas à la coupe de l’ensemble ou à la silhouette générale. Sa poésie, à la fois majestueuse et précieuse, marche magnifiquement, comme les personnes de cour en grande toilette. C’est, du reste, le caractère de la vraie poésie, d’avoir le flot régulier, comme les grands fleuves qui s’approchent de la mer, et d’éviter la précipitation et la saccade. Sa poésie lyrique s’élance, mais toujours d’un mouvement élastique et ondulé. Tout ce qui est brusque et cassé lui déplaît, et elle le renvoie au drame ou au roman de mœurs. Le poète, dont nous aimons si passionnément le talent, connaît à fond ces grandes questions, et il l’a parfaitement prouvé en introduisant systématiquement et continuellement la majesté de l’alexandrin dans le vers octosyllabique (Émaux et Camées). Là surtout apparaît tout le résultat qu’on peut obtenir par la fusion du double élément, peinture et musique, par la carrure de la mélodie, et par la pourpre régulière et symétrique d’une rime plus qu’exacte.

« Rappellerai-je encore cette série de petits poèmes de quelques strophes qui sont des intermèdes galants ou rêveurs, et qui ressemblent, les uns à des sculptures, les autres à des fleurs, d’autres à des bijoux, mais tous revêtus d’une couleur plus fine et plus brillante que les couleurs de la Chine et de l’Inde, et tous d’une coupe plus pure et plus décidée que des objets de marbre ou de cristal ? Quiconque aime la poésie les sait par cœur. »

Les œuvres de Th. Gautier ont été publiées par Charpentier.

A. L.


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À ZURBARAN




Moines de Zurbaran, blancs chartreux qui, dans l’ombre,
Glissez silencieux sur les dalles des morts,
Murmurant des Pater et des Ave sans nombre,

Quel crime expiez-vous par de si grands remords ?
Fantômes tonsurés, bourreaux à face blême,
Pour le traiter ainsi, qu’a donc fait votre corps ?

Votre corps modelé par le doigt de Dieu même,
Que Jésus-Christ, son fils, a daigné revêtir,
Vous n’avez pas le droit de lui dire : « Anathème ! »

Je conçois les tourments et la foi du martyr,
Les jets de plomb fondu, les bains de poix liquide,
La gueule des lions prête à vous engloutir ;

Sur un rouet de fer les boyaux qu’on dévide,
Toutes les cruautés des empereurs romains ;
Mais je ne comprends pas ce morne suicide !

Pourquoi donc, chaque nuit, pour vous seuls inhumains,
Déchirer votre épaule à coups de discipline,
Jusqu’à ce que le sang ruisselle sur vos reins ?

Pourquoi ceindre toujours la couronne d’épine
Que Jésus sur son front ne mit que pour mourir,
Et frapper à plein poing votre maigre poitrine ?


Croyez-vous donc que Dieu s’amuse à voir souffrir,
Et que ce meurtre lent, cette froide agonie,
Fassent pour vous le ciel plus facile à s’ouvrir ?

Cette tête de mort, entre vos doigts jaunie,
Pour ne plus en sortir, qu’elle rentre au charnier !
Que votre fosse soit pour un autre finie !

L’esprit est immortel, on ne peut le nier ;
Mais dire, comme vous, que la chair est infâme,
Statuaire divin, c’est te calomnier.

Pourtant quelle énergie et quelle force d’âme
Ils avaient, ces chartreux, sous leur pâle linceul,
Pour vivre sans amis, sans famille et sans femme,

Tout jeunes et déjà plus glacés qu’un aïeul,
N’ayant pour horizon qu’un long cloître en arcades,
Avec une pensée, en face de Dieu seul !

Tes moines, Lesueur, près de ceux-là sont fades.
Zurbaran de Séville a mieux rendu que toi
Leurs yeux plombés d’extase et leurs têtes malades,

Le vertige divin, l’enivrement de foi,
Qui les fait rayonner d’une clarté fiévreuse,
Et leur aspect étrange à vous donner l’effroi.

Comme son dur pinceau les laboure et les creuse !
Aux pleurs du repentir comme il ouvre des lits
Dans les rides sans fond de leur face terreuse !


Comme du froc sinistre il allonge les plis !
Comme il sait lui donner les pâleurs du suaire,
Si bien que l’on dirait des morts ensevelis !

Qu’il vous peigne en extase au fond du sanctuaire,
Du cadavre divin baisant les pieds sanglants,
Fouettant votre dos bleu comme un fléau bat l’aire,

Vous promenant, rêveurs, le long des cloîtres blancs,
Par file assis à table au frugal réfectoire,
Toujours il fait de vous des portraits ressemblants.

Deux teintes seulement, clair livide, ombre noire,
Deux poses, l’une droite, et l’autre à deux genoux,
À l’artiste ont suffi pour peindre votre histoire.

Forme, rayon, couleur, rien n’existe pour vous ;
À tout objet réel vous êtes insensibles,
Car le ciel vous enivre et la croix vous rend fous ;

Et vous vivez muets, inclinés sur vos bibles,
Croyant toujours entendre aux plafonds entr’ouverts
Éclater brusquement les trompettes terribles !

Ô moines ! maintenant, en tapis frais et verts,
Sur les fosses par vous à vous-mêmes creusées,
L’herbe s’étend : Eh bien ! que dites-vous aux vers ?

Quels rêves faites-vous ? quelles sont vos pensées ?
Ne regrettez-vous pas d’avoir usé vos jours
Entre ces murs étroits, sous ces voûtes glacées ?

Ce que vous avez fait, le feriez-vous toujours ?


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LA CARAVANE

SONNET




La caravane humaine au Sahara du monde,
Par ce chemin des ans qui n’a pas de retour,
S’en va traînant le pied, brûlée aux feux du jour,
Et buvant sur ses bras la sueur qui l’inonde.

Le grand lion rugit et la tempête gronde ;
À l’horizon fuyard, ni minaret, ni tour ;
La seule ombre qu’on ait, c’est l’ombre du vautour,
Qui traverse le ciel cherchant sa proie immonde.

L’on avance toujours, et voici que l’on voit
Quelque chose de vert que l’on se montre au doigt :
C’est un bois de cyprès, semé de blanches pierres.

Dieu, pour vous reposer, dans le désert du temps,
Comme des oasis, a mis les cimetières :
Couchez-vous et dormez, voyageurs haletants.

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L’HIPPOPOTAME




Lhippopotame au large ventre
Habite aux Jungles de Java,
Où grondent, au fond de chaque antre,
Plus de monstres qu’on n’en rêva.


Le boa se déroule et siffle,
Le tigre fait son hurlement,
Le buffle en colère renifle,
Lui dort ou paît tranquillement.

Il ne craint ni kriss ni zagaies,
Il regarde l’homme sans fuir,
Et rit des balles des cipayes
Qui rebondissent sur son cuir.

Je suis comme l’hippopotame :
De ma conviction couvert,
Forte armure que rien n’entame,
Je vais sans peur par le désert.

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TRISTESSE




Avril est de retour.
La première des roses,
De ses lèvres mi-closes,
Rit au premier beau jour ;
La terre bienheureuse
S’ouvre et s’épanouit ;
Tout aime, tout jouit.

Hélas ! j’ai dans le cœur une tristesse affreuse.


Les buveurs en gaîté,
Dans leurs chansons vermeilles,
Célèbrent sous les treilles
Le vin et la beauté ;

La musique joyeuse,
Avec leur rire clair
S’éparpille dans l’air.

Hélas ! j’ai dans le cœur une tristesse affreuse.


En déshabillés blancs,
Les jeunes demoiselles
S’en vont sous les tonnelles
Au bras de leurs galants ;
La lune langoureuse
Argente leurs baisers
Longuement appuyés.

Hélas ! j’ai dans le cœur une tristesse affreuse.


Moi, je n’aime plus rien,
Ni l’homme, ni la femme,
Ni mon corps, ni mon âme,
Pas même mon vieux chien.
Allez dire qu’on creuse,
Sous le pâle gazon,
Une fosse sans nom.

Hélas ! j’ai dans le cœur une tristesse affreuse.

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LES PAPlLLONS

PANTOUM




Les papillons couleur de neige
Volent par essaims sur la mer ;
Beaux papillons blancs, quand pourrai-je
Prendre le bleu chemin de l’air ?


Savez-vous, ô belle des belles,
Ma bayadère aux yeux de jais,
S’ils me pouvaient prêter leurs ailes,
Dites, savez-vous où j’irais ?

Sans prendre un seul baiser aux roses,
À travers vallons et forêts,
J’irais à vos lèvres mi-closes,
Fleur de mon âme, et j’y mourrais.


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PASTEL




Jaime à vous voir en vos cadres ovales,
Portraits jaunis des belles du vieux temps,
Tenant en main des roses un peu pâles,
Comme il convient à des fleurs de cent ans.

Le vent d’hiver, en vous touchant la joue,
A fait mourir vos œillets et vos lis ;
Vous n’avez plus que des mouches de boue,
Et sur les quais vous gisez tout salis.

Il est passé le doux règne des belles ;
La Parabère avec la Pompadour
Ne trouveraient que des sujets rebelles,
Et sous leur tombe est enterré l’amour.

Vous, cependant, vieux portraits qu’on oublie,
Vous respirez vos bouquets sans parfums,
Et souriez avec mélancolie
Au souvenir de vos galants défunts.


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LA MORT DANS LA VIE

(FRAGMENT)




Air vierge, air de cristal, eau, principe du monde,
Terre qui nourris tout, et toi, flamme féconde,
                    Rayon de l’œil de Dieu,
Ne laissez pas mourir, vous qui donnez la vie,
La pauvre fleur qui penche et qui n’a d’autre envie
                    Que de fleurir un peu !

Étoiles, qui d’en haut voyez valser les mondes,
Faites pleuvoir sur moi, de vos paupières blondes,
                    Vos pleurs de diamants ;
Lune, lis de la nuit, fleur du divin parterre,
Verse-moi tes rayons, ô blanche solitaire,
                    Du fond du firmament !

Œil ouvert sans repos au milieu de l’espace,
Perce, soleil puissant, ce nuage qui passe,
                    Que je te voie encor !
Aigles, vous qui fouettez le ciel à grands coups d’ailes,
Griffons au vol de feu, rapides hirondelles,
                    Prêtez-moi votre essor !

Vents, qui prenez aux fleurs leurs âmes parfumées
Et les aveux d’amour aux bouches bien aimées ;
                    Air sauvage des monts,
Encor tout imprégné des senteurs du mélèze,
Brise de l’Océan où l’on respire à l’aise,
                    Emplissez mes poumons !


Avril, pour m’y coucher, m’a fait un tapis d’herbe ;
Le lilas sur mon front s’épanouit en gerbe,
                    Nous sommes au printemps.
Prenez-moi dans vos bras, doux rêves du poète,
Entre vos seins polis posez ma pauvre tête
                    Et bercez-moi longtemps.

Loin de moi, cauchemars, spectres des nuits ! Les roses,
Les femmes, les chansons, toutes les belles choses
                    Et tous les beaux amours,
Voilà ce qu’il me faut. Salut, ô Muse antique,
Muse au frais laurier vert, à la blanche tunique,
                     Plus jeune tous les jours !

Brune aux yeux de lotus, blonde à paupière noire,
Ô Grecque de Milet, sur l’escabeau d’ivoire
                    Pose tes beaux pieds nus ;
Que d’un nectar vermeil la coupe se couronne !
Je bois à ta santé d’abord, blanche Théone,
                    Puis aux dieux inconnus.

Ta gorge est plus lascive et plus souple que l’onde ;
Le lait n’est pas si pur, et la pomme est moins ronde.
                    Allons, un beau baiser !
Hâtons-nous, hâtons-nous ! Notre vie, ô Théone,
Est un cheval ailé que le Temps éperonne ;
                    Hâtons-nous d’en user.

Chantons Io, Péan !… Mais quelle est cette femme
Si pâle sous son voile ? Ah ! c’est toi, vieille infâme !
                    Je vois ton crâne ras.
Je vois tes grands yeux creux, prostituée immonde,
Courtisane éternelle environnant le monde
                    Avec tes maigres bras !


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LAMENTO

LA CHANSON DU PÊCHEUR




Ma belle amie est morte :
Je pleurerai toujours ;
Sous la tombe elle emporte
Mon âme et mes amours.
Dans le ciel, sans m’attendre,
Elle s’en retourna ;
L’ange qui l’emmena
Ne voulut pas me prendre.
Que mon sort est amer !

Ah ! sans amour, s’en aller sur la mer !


La blanche créature
Est couchée au cercueil.
Comme dans la nature
Tout me paraît en deuil !
La colombe oubliée
Pleure et songe à l’absent ;
Mon âme pleure et sent
Qu’elle est dépareillée.
Que mon sort est amer !

Ah ! sans amour, s’en aller sur la mer !


Sur moi la nuit immense
S’étend comme un linceul ;
Je chante ma romance
Que le ciel entend seul.
Ah ! comme elle était belle


Et comme je l’aimais !
Je n’aimerai jamais
Une femme autant qu’elle ;
Que mon sort est amer !

Ah ! sans amour, s’en aller sur la mer !


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COQUETTERIE POSTHUME




Quand je mourrai, que l’on me mette,
Avant de clouer mon cercueuil,
Un peu de rouge à la pommette,
Un peu de noir au bord de l’œil.

Car je veux, dans ma bière close,
Comme le soir de son aveu,
Rester éternellement rose
Avec du kh’ol sous mon œil bleu.

Pas de suaire en toile fine,
Mais drapez-moi dans les plis blancs
De ma robe de mousseline,
De ma robe à treize volants.

C’est ma parure préférée ;
Je la portais quand je lui plus.
Son premier regard l’a sacrée,
Et depuis je ne la mis plus.


Posez-moi, sans jaune immortelle,
Sans coussin de larmes brodé,
Sur mon oreiller de dentelle
De ma chevelure inondé.

Cet oreiller, dans les nuits folles,
A vu dormir nos fronts unis,
Et sous le drap noir des gondoles
Compté nos baisers infinis.

Entre mes mains de cire pâle.
Que la prière réunit,
Tournez ce chapelet d’opale,
Par le pape à Rome bénit :

Je l’égrènerai dans la couche
D’où nul encor ne s’est levé ;
Sa bouche en a dit sur ma bouche
Chaque Pater et chaque Ave.


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VIEUX DE LA VIEILLE

15 décembre




Par l’ennui chassé de ma chambre,
J’errais le long du boulevard :
Il faisait un temps de décembre,
Vent froid, fine pluie et brouillard ;


Et là je vis, spectacle étrange,
Échappés du sombre séjour,
Sous la bruine et dans la fange,
Passer des spectres en plein jour.

Pourtant c’est la nuit que les ombres,
Par un clair de lune allemand,
Dans les vieilles tours en décombres,
Reviennent ordinairement ;

C’est la nuit que les Elfes sortent
Avec leur robe humide au bord,
Et sous les nénuphars emportent
Leur valseur de fatigue mort ;

C’est la nuit qu’a lieu la revue
Dans la ballade de Zedlitz,
Où l’Empereur, ombre entrevue,
Compte les ombres d’Austerlitz.

Mais des spectres près du Gymnase,
À deux pas des Variétés,
Sans brume ou linceul qui les gaze,
Des spectres mouillés et crottés !

Avec ses dents jaunes de tartre,
Son crâne de mousse verdi,
À Paris, boulevard Montmartre,
Mob se montrant en plein midi !

La chose vaut qu’on la regarde :
Trois fantômes de vieux grognards,
En uniforme de l’ex-garde,
Avec deux ombres de hussards !


On eût dit la lithographie
Où, dessinés par un crayon,
Les morts, que Raffet déifie,
Passent, criant : Napoléon !

Ce n’était pas les morts qu’éveille
Le son du nocturne tambour,
Mais bien quelques vieux de la vieille
Qui célébraient le grand retour.

Depuis la suprême bataille,
L’un a maigri, l’autre a grossi,
L’habit jadis fait à leur taille
Est trop grand ou trop rétréci.

Nobles lambeaux, défroque épique,
Saints haillons, qu’étoile une croix,
Dans leur ridicule héroïque
Plus beaux que des manteaux de rois !

Un plumet énervé palpite
Sur leur holbach fauve et pelé ;
Près des trous de balle, la mite
A rongé leur dolman criblé ;

Leur culotte de peau trop large
Fait mille plis sur leur fémur ;
Leur sabre rouillé, lourde charge,
Creuse le sol et bat le mur ;

Ou bien un embonpoint grotesque,
Avec grand’peine boutonné,
Fait un poussah, dont on rit presque,
Du vieux héros tout chevronné.


Ne les raillez pas, camarade ;
Saluez plutôt chapeau bas
Ces Achilles d’une Iliade
Qu’Homère n’inventerait pas.

Respectez leur tête chenue !
Sur leur front par vingt cieux bronzé,
La cicatrice continue
Le sillon que l’âge a creusé.

Leur peau, bizarrement noircie,
Dit l’Égypte aux soleils brûlants ;
Et les neiges de la Russie
Poudrent encor leurs cheveux blancs.

Si leurs mains tremblent, c’est sans doute
Du froid de la Bérésina ;
Et s’ils boitent, c’est que la route
Est longue du Caire à Wilna ;

S’ils sont perclus, c’est qu’à la guerre
Leurs drapeaux étaient leurs seuls draps ;
Et si leur manche ne va guère,
C’est qu’un boulet a pris leur bras.

Ne nous moquons pas de ces hommes
Qu’en riant le gamin poursuit ;
Ils furent le jour dont nous sommes
Le soir et peut-être la nuit.

Quand on oublie, ils se souviennent !
Lancier rouge et grenadier bleu,
Au pied de la colonne, ils viennent
Comme à l’autel de leur seul Dieu.


Là, fiers de leur longue souffrance,
Reconnaissants des maux subis,
Ils sentent le cœur de la France
Battre sous leurs pauvres habits.

Aussi les pleurs trempent le rire
En voyant ce saint carnaval,
Cette mascarade d’empire,
Passer comme un matin de bal ;

Et l’aigle de la grande armée,
Dans le ciel qu’emplit son essor,
Du fond d’une gloire enflammée
Étend sur eux ses ailes d’or.


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L’OBÉLISQUE DE PARIS




Sur cette place je m’ennuie,
Obélisque dépareillé ;
Neige, givre, bruine ou pluie
Glacent mon flanc déjà rouillé ;

Et ma vieille aiguille, rougie
Aux fournaises d’un ciel de feu,
Prend des pâleurs de nostalgie
Dans cet air qui n’est jamais bleu.

Devant les colosses moroses
Et les pylônes de Luxor,
Près de mon frère aux teintes roses
Que ne suis-je debout encor,


Plongeant dans l’azur immuable
Mon pyramidion vermeil,
Et de mon ombre, sur le sable,
Écrivant les pas du soleil !

Rhamsès, un jour mon bloc superbe,
Où l’éternité s’ébréchait,
Roula fauché comme un brin d’herbe,
Et Paris s’en fit un hochet.

La sentinelle granitique,
Gardienne des énormités,
Se dresse entre un faux temple antique
Et la Chambre des députés.

Sur l’échafaud de Louis seize,
Monolithe au sens aboli,
On a mis mon secret, qui pèse
Le poids de cinq mille ans d’oubli.

Les moineaux francs souillent ma tête,
Où s’abattaient dans leur essor
L’ibis rose et le gypaëte
Au blanc plumage, aux serres d’or.

La Seine, noir égout des rues,
Fleuve immonde fait de ruisseaux,
Salit mon pied, que dans ses crues
Baisait le Nil, père des eaux,

Le Nil, géant à barbe blanche,
Coiffé de lotus et de joncs,
Versant de son urne qui penche
Des crocodiles pour goujons !


Les chars d’or étoilés de nacre
Des grands pharaons d’autrefois
Rasaient mon bloc heurté du fiacre
Emportant le dernier des rois.

Jadis, devant ma pierre antique,
Le pscheut au front, les prêtres saints
Promenaient la bari mystique
Aux emblèmes dorés et peints ;

Mais aujourd’hui, pilier profane
Entre deux fontaines campé,
Je vois passer la courtisane
Se renversant dans son coupé.

Je vois, de janvier à décembre,
La procession des bourgeois,
Les Salons qui vont à la Chambre,
Et les Arthurs qui vont au bois.

Oh ! dans cent ans quels laids squelettes
Fera ce peuple impie et fou,
Qui se couche sans bandelettes
Dans des cercueils que ferme un clou,

Et n’a pas même d’hypogées
À l’abri des corruptions,
Dortoirs, où par siècles rangées,
Plongent les générations !

Sol sacré des hiéroglyphes
Et des secrets sacerdotaux,
Où les sphinx s’aiguisent les griffes
Sur les angles des piédestaux,


Où sous le pied sonne la crypte,
Où l’épervier couve son nid,
Je te pleure, ô ma vieille Égypte,
Avec des larmes de granit !

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SYMPHONIE EN BLANC MAJEUR




De leur col blanc courbant les lignes,
On voit dans les contes du Nord,
Sur le vieux Rhin, des femmes-cygnes
Nager en chantant près du bord,

Ou, suspendant à quelque branche
Le plumage qui les revêt,
Faire luire leur peau plus blanche
Que la neige de leur duvet.

De ces femmes il en est une
Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers dans les cieux froids ;

Conviant la vue enivrée
De sa boréale fraîcheur
À des régals de chair nacrée,
À des débauches de blancheur !

Son sein, neige moulée en globe,
Contre les camélias blancs
Et le blanc satin de sa robe
Soutient des combats insolents.


Dans ces grandes batailles blanches,
Satins et fleurs ont le dessous,
Et, sans demander leurs revanches,
Jaunissent comme des jaloux.

Sur les blancheurs de son épaule,
Paros au grain éblouissant,
Comme dans une nuit du pôle,
Un givre invisible descend.

De quel mica de neige vierge,
De quelle moelle de roseau,
De quelle hostie et de quel cierge
A-t-on fait le blanc de sa peau ?

A-t-on pris la goutte lactée
Tachant l’azur du ciel d’hiver,
Le lis à la pulpe argentée,
La blanche écume de la mer ;

Le marbre blanc, chair froide et pâle,
Où vivent les divinités ;
L’argent mat, la laiteuse opale
Qu’irisent de vagues clartés ;

L’ivoire, où ses mains ont des ailes,
Et, comme des papillons blancs,
Sur la pointe des notes frêles
Suspendent leurs baisers tremblants ;

L’hermine vierge de souillure,
Qui, pour abriter leurs frissons,
Ouate de sa blanche fourrure
Les épaules et les blasons ;


Le vif-argent aux fleurs fantasques
Dont les vitraux sont ramagés ;
Les blanches dentelles des vasques,
Pleurs de l’ondine en l’air figés ;

L’aubépine de mai qui plie
Sous les blancs frimas de ses fleurs ;
L’albâtre où la mélancolie
Aime à retrouver ses pâleurs ;

Le duvet blanc de la colombe,
Neigeant sur les toits du manoir,
Et la stalactique qui tombe,
Larme blanche de l’antre noir ?

Des Groenlands et des Norvèges
Vient-elle avec Séraphita ?
Est-ce la Madone des neiges,
Un sphinx blanc que l’hiver sculpta,

Sphinx enterré par l’avalanche,
Gardien des glaciers étoilés,
Et qui, sous sa poitrine blanche,
Cache de blancs secrets gelés ?

Sous la glace où calme il repose,
Oh ! qui pourra fondre ce cœur !
Oh ! qui pourra mettre un ton rose
Dans cette implacable blancheur !


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