Anthologie féminine/Étincelle

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 380-384).

CHRONIQUEUSES

ÉTINCELLE


Fille de M. Biard, peintre de talent, qui est allé au cap Nord avec Louis-Philippe, et avait épousé Léonie d’Aunet, originaire du Canada, laquelle a écrit, entre autres, le Voyage d’une femme au Spitzberg, Marie Biard, mariée au vicomte de Peyronny, remariée au baron Double de Saint-Lambert, fils et héritier du célèbre collectionneur, a débuté par des chroniques dans les journaux hebdomadaires, et un roman signé du pseudonyme de Georges de Létorière (1875). Les articles : Carnets mondains, dans le Figaro, signés Étincelle, dès 1880, lui ont valu la célébrité. Étincelle restera le type de la chroniqueuse fin de siècle, laissant loin derrière elle le vicomte de Launay (Mme de Girardin). On lui doit ces expressions mignardes et fouillées, comme les gracieux saxes Louis XVI, dont son mariage avec le baron Double devait la faire propriétaire ; jamais style mieux assorti. Elle a su faire de l’art dans le chiffonnage, et a célébré avec une flexibilité et une abondance de termes délicats les grâces et les talents de toutes les princesses royales de l’Europe et des plus hautes dames, qui ne lui ont pas ménagé les témoignages de reconnaissance. Elle a signé de son nom, baronne Double, une préface très littéraire à une édition Jouaust des Mémoires de Mme  de Staal-Delaunay (1890), et a publié (1892) un émouvant roman de passion, Josette, dans la Revue des Deux-Mondes, qu’il ne faut pas confondre avec l’idylle du même nom d’André Theuriet. Dans la Semaine des enfants a paru un conte de fées illustré qu’elle a écrit à l’âge de douze ans. Elle est la tête de ligne d’une phalange de « chroniqueuses fin de siècle » dont nous nous dispenserons de parler plus amplement : Violette, Camée, Camélia, Crayon d’or, etc., qui ont surgi sur ses traces.

Nous croyons ne pouvoir citer d’elle rien de plus intéressant qu’une interwiew avec Rosa Bonheur, faisant connaître ainsi par une femme une autre femme qui, pour ne pas être écrivain, n’en est pas moins illustre.


VISITE À ROSA BONHEUR[1]


La royauté de Fontainebleau se compose d’un palais et d’une forêt. La gloire du palais est éclipsée. Celle de la forêt durera autant que l’humanité.

Il tombe des arbres une douceur charmeuse. On y aperçoit des sous-bois pleins de clairs obscurs, où la lumière ambrée transperce l’épaisseur des feuillages, où des ombres de branchages enlacés semblent d’épais rideaux à demi soulevés sur des perspectives ensoleillées.

Les mousses, pleines de baumes et de menthes, dégagent une senteur pénétrante. En se hasardant sur le sable fin des petits sentiers qui courent clairs sous l’ombre des hêtres, on trouve des coins ignorés, embaumés, étranges, où le silence recueilli, le calme invraisemblable, donne une impression de lointain, si lointain…

Presque un rêve, ces visions de forêt aux retraites cachées, ignorées de la foule. Que de songes se réveillent là, comme des oiseaux ! Toujours l’enchanteresse couronnée d’émeraude révèle ses secrets à ses fervents, secrets de mélancolie, et d’oubli apaisant. S’asseoir là et sentir couler la vie, peut-être cela suffit-il. Ces arbres superbes, on les a crus longtemps courtisans : ils restaient si bien rangés en deux files sur le passage des rois et des empereurs. Ils ne sont que philosophes. À présent, il n’y a plus d’empereurs, plus de rois, et les arbres regardent passer les inconnus comme ils regardaient les illustres. Ils sont si hauts, qu’ils n’ont pas compris les gloires et qu’ils ignorent les petitesses.

La saison en ce moment n’est pas animée. Chaque villa reste close, et ses habitants immobiles attendent que le vieux Phœbus ait cessé d’avoir des ardeurs exagérées pour un astre de son âge. Phœbus devient schoking.

En septembre, la gaieté et les joyeuses chevauchées renaîtront dans les allées désertes. Sous ses pampres verdoyants le raisin de Thomery se dore de jour en jour. Bientôt sonnera l’heure du pillage charmant, où les enfants disputent aux oiseaux les grappes mûres.

Près de Thomery, à la lisière de la forêt, dans un chemin sylvestre et champêtre à la fois, s’élève un château très simple, flanqué d’une vaste tour dans le style Louis XIII, mais moderne. Là, vraiment, pour ceux qui pensent et qui estiment les choses et les personnes à leur juste valeur, se trouve concentré, en un seul être, tout l’intérêt vivant de Fontainebleau.

C’est le logis fermé et très fermé de Rosa Bonheur.

Cette gloire n’a pas cessé de rayonner dans le ciel de l’art depuis quarante ans. Il faut lui demander audience, comme à une souveraine. C’est bien juste, la grande artiste ne veut pas être en butte aux curiosités banales.

Dès qu’on l’aperçoit, venant au-devant de ceux qu’elle admet, on voit qu’elle veut se faire, pardonner la règle d’étiquette qu’ils ont dû subir.

On le sait, le premier peintre animalier d’Europe est une petite femme qui s’habille en homme : un pantalon gris, une blouse bleue de paysan vendéen, brodée en blanc sur les épaules, un col de chemise éclatant de blancheur et une cravate nouée simplement, tel est le costume. Le visage, encadré dans d’épais cheveux argentés et ondulés naturellement, a conservé une irrésistible séduction. Ce n’est pas un homme, ce n’est pas une femme qui vous regarde de ses beaux yeux noirs pleins de feu, qui sourit de cette bouche fine, c’est une âme. C’est l’âme bonne et sublime d’un être de génie.

La grande cour Louis XIII est occupée par son atelier. Très beau cet atelier, avec son grand tapis des Indes à fond turquoise, ses meubles simples, de belle couleur chaude. Au fond, une immense toile inachevée tient un des côtés de la pièce. Elle représente des chevaux battant le blé, dans un paysage de côte d’azur, éblouissant de soleil. L’ardente vie des chevaux ne saurait s’exprimer. C’est superbe. La toile, achetée 300 000 francs pour l’Amérique, reste là, attendant le caprice de son auteur.

De nouvelles œuvres, celles-là terminées, se groupent dans l’atelier. J’ai remarqué une toute petite toile qui renferme dans un étroit espace une vision inoubliable : un berger des Pyrénées en costume pittoresque conduit un troupeau de moutons ; le ciel est d’un bleu vibrant ; on sent qu’il tombe des rayons brûlants sur l’homme et les animaux, et ce berger vous réchaufferait......


  1. Fragment d’un article sur Fontainebleau. (Figaro, août 1892.)