Anthologie féminine/Marquise d’Antremont

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 178-182).

Mquise DE RIBIÈRE D’ANTREMONT
(Marie-Anne-Henriette Paysan de l’Étang)

(1746-1802)

Femme d’esprit de la fin du XVIIIe siècle, à laquelle son Ode au silence valut beaucoup d’admirateurs. Pour appartenir à un sexe dénommé bavard, élever une poésie au silence, c’était en effet original. Son aventure avec Voltaire mérite d’être racontée.

Comme beaucoup de femmes de maintenant et de jadis, elle aimait à écrire aux hommes illustres, et elle adressa une lettre très enthousiaste au grand littérateur de l’époque. Voltaire, précisément, venait d’être mystifié : un avocat né au Croisic, Paul Desforges-Maillard {1699-1772), s’était rendu célèbre par des poésies qu’il envoyait au Mercure de France sous le pseudonyme de Mlle Malerais de la Vigne. Néanmoins Voltaire s’y laissa prendre, et Mme d’Antremont, dans sa lettre, que nous donnons plus loin, fait allusion à cette aventure ; mais quand la ruse fut dévoilée, on ne fit plus attention aux vers ni à l’auteur.

Toujours prêt à sacrifier au beau sexe. Voltaire avait adressé la poésie suivante à la prétendue poète, en lui envoyant son Histoire de Charles XII :

Toi dont la voix brillante a volé sur nos rives,
Toi qui tiens dans Paris nos muses attentives,
  Qui sait si bien associer
  Et la science et l’art de plaire,
  Et les talents de Deshoulière
  Et les études de Dacier,
J’ose envoyer aux pieds de ta Muse divine
Quelques faibles écrits, enfants de mon repos,
Charles fut seulement l’objet de mes travaux,
  Henri Quatre fut mon héros,
  Et tu seras mon héroïne.


LETTRE DE Mme D’ANTREMONT À VOLTAIRE
À Aubenas, le 4 février 1768.
Monsieur,

Une femme qui n’est pas Mme Desforges-Maillard, une femme vraiment femme, et femme dans toute la force du terme, vous prie de lire les pièces renfermées sous cette enveloppe. Elle fait des vers parce qu’il faut faire quelque chose, parce qu’il est aussi amusant d’assembler des mots que des nœuds, et qu’il en coûte moins de symétriser des pensées que des pompons ; vous ne vous apercevrez que trop, Monsieur, que ces vers lui ont peu coûté, et vous lui direz que

Des vers faits aisément sont rarement aisés.

Elle se rappelle vos préceptes sur ce sujet, et ceux de Boileau, qui partage avec vous l’art de graver ses écrits dans la mémoire de ses lecteurs, et d’instruire l’esprit sans lui demander des efforts. Vos principes et les siens sont admirables, mais ils ne s’accordent pas avec la légèreté d’une personne de vingt et un ans, qui a beaucoup d’antipathie pour tout ce qui est pénible. Heureusement je rime sans prétention, et mes ouvrages restent dans mon portefeuille ; s’ils en sortent aujourd’hui, c’est parce qu’il y a longtemps que je désirais d’écrire à l’homme de France que je lis avec le plus de plaisir, et que je me suis imaginé que quelques pièces de vers serviraient de passeport à ma lettre ; je n’ai point eu d’autres motifs. Monsieur.

  Il est des femmes beaux esprits :
À Pindare autrefois, dans les jeux Olympiques,
  Corinne des succès lyriques
  Très souvent disputa le prix.
Pindare, assurément, ne valait pas Voltaire,
  Corinne valait mieux que moi :
  Qu’il faudrait être téméraire
  Pour entrer en lice avec toi !
Mais je le suis assez pour désirer de plaire

À l’écrivain dont le goût est ma loi.
Si tu daignais sourire à mes ouvrages.
  Quel sort égaierait le mien !
  Tu réunis tous les suffrages,
  Et moi je n’aspire qu’au tien.

Il serait bien glorieux pour moi, Monsieur, de l’obtenir ; n’allez pourtant pas croire que j’ose me flatter de le mériter, mais croyez que rien ne peut égaler les sentiments d’estime et d’admiration avec lesquels j’ai l’honneur d’être, etc.

Probablement parce qu’il avait été dupé, Voltaire répondit moins galamment qu’au mystificateur la lettre suivante :


À Ferney, pays de Gex, le 10 février 1768.

Vous n’êtes point la Desforges-Maillard :
De l’Hélican ce triste hermaphrodite
Passa pour femme, et ce fut son seul art ;
Dès qu’il fut homme, il perdit son mérite.
Vous n’êtes point, et je m’y connais bien.
Cette Corinne et jalouse et bizarre
Qui par ses vers, où l’on n’entendait rien,
En déraison l’emportait sur Pindare.
Sapho, plus sage, en vers doux et charmants
Chanta l’amour ; elle est votre modèle.
Vous possédez son esprit, ses talents ;
Chantez, aimez, Phaon sera fidèle.

Voilà, Madame, ce que je dirais si j’avais l’âge de vingt et un ans, mais j’en ai soixante-quatorze passés ; vous avez de beaux yeux sans doute, cela ne peut être autrement, et j’ai presque perdu la vue ; vous avez le feu brillant de la jeunesse, et le mien n’est plus que de la cendre froide ; vous me ressuscitez, mais ce n’est que pour un moment, et le fait est que je suis mort.

C’est du fond de mon tombeau que je vous souhaite des jours aussi beaux que vos talents.

J’ai l’honneur d’être, etc.

De Voltaire.


FIN DE LA DEUXIÈME PÉRIODE