Anthologie féminine/Mme Cottin

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 240-244).

Mme  COTTIN (Marie Rustaud)

(1773-1807)


Est une des plus sympathiques femmes littéraires de la fin du XVIIIe siècle.

Toute jeune, Marie Rustaud quittait Torménio, sa ville natale, pour suivre son mari, un riche banquier, M. Cottin, et laissait derrière elle de nombreux regrets pour sa modestie, sa douceur, sa bienveillance, son inépuisable bonté. Dans le somptueux hôtel du riche banquier, elle ne se sent pas à l’aise au milieu d’un monde frivole : car ce qu’elle aime, c’est le foyer domestique, c’est le calme et le silence de son cabinet de travail, où elle peut secrètement laisser courir sa plume sur le papier au gré de son imagination. Elle avait vingt ans lorsque son mari mourut au moment de passer devant le tribunal révolutionnaire, et la laissa sans fortune. Elle se confina dans la retraite et demanda à sa plume non seulement de la faire vivre, mais surtout de lui permettre ses libéralités généreuses. Sa première œuvre, Claire d’Albe, qu’elle avait écrite riche et heureuse, fut vendue par elle au profit d’un ami, proscrit et fugitif, qui avait besoin d’un millier de francs pour quitter la France et assurer son sort.

Ce roman, qui avait été écrit en quinze jours sans une seule rature, obtint un si grand succès qu’elle se décida à publier successivement : Amélie de Mansfield, Mathilde, Malvina et Élisabeth. Dans tous ses romans, ses héroïnes sont posées sur un piédestal de vertu et de résignation ; et quoique protestante, elle les a fait toutes catholiques.

Réservée, modeste dans le monde, ce n’est qu’à son corps défendant que son éditeur livra son nom à la publicité. Elle est de ces rares femmes de lettres qui n’ont jamais donné prise à aucun blâme.

De même que Mme de Sévigné, elle ne savait pas l’orthographe ; mais on n’était pas aussi difficile qu’aujourd’hui, la concurrence étant bien moins grande. Ses ouvrages ont passé de mode, et elle est bien moins connue de notre génération que Mme de La Fayette.

« Dépourvue de beauté, nous dit lady Morgan, n’ayant aucune de ces grâces qui en tiennent lieu, elle inspira néanmoins deux passions fatales : un jeune parent sa tua d’un coup de pistolet dans son jardin et son rival sexagénaire s’empoisonna. »

Nous donnons un extrait descriptif d’un de ses romans, et une lettre intime à un de ses amis qui dépeint bien sa belle âme.


ÉLISABETH, OU LES EXILÉS DE SIBÉRIE

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La ville de Tobolsk, capitale de la Sibérie, est située sur les rives de l’Irtish ; au nord, elle est entourée d’immenses forêts qui s’étendent jusqu’à la mer Glaciale. Dans cet espace de onze cent verstes, on rencontre des montagnes arides, rocailleuses et couvertes de neiges éternelles ; des plaines incultes, dépouillées, où, dans les jours les plus chauds de l’année, la terre ne dégèle pas à un pied ; de tristes et larges fleuves dont les eaux glacées n’ont jamais arrosé une prairie, ni vu épanouir une fleur. En avançant davantage vers le pôle, les cèdres, les sapins, tous les grands arbres disparaissent ; des broussailles de mélèzes rampants et de bouleaux nains deviennent le seul ornement de ces misérables contrées ; enfin des marais chargés de mousse se montrent comme le dernier effort d’une nature expirante ; après quoi, toute trace de végétation disparaît. Néanmoins, c’est là qu’au milieu des horreurs d’un éternel hiver la nature a encore des pompes magnifiques ; c’est là que les aurores boréales sont fréquentes et majestueuses, et qu’embrassant l’horizon en forme d’arc très clair d’où parlent des colonnes de lumière mobile, elles donnent à ces régions hyperborées des spectacles dont les merveilles sont inconnues aux peuples du Midi. Au sud de Tobolsk s’étend le cercle d’Ischim ; des landes, parsemées de tombeaux et entrecoupées de lacs amers, le séparent des Kirguis, peuple nomade et idolâtre. À gauche, il est borné par l’Irtish, qui va se perdre, après de nombreux détours, sur les frontières de la Chine, et à droite par le Tobol. Les rives de ce fleuve sont nues et stériles ; elles ne présentent à l’œil que des fragments de rocs brisés, entassés les uns sur les autres, et surmontés de quelques sapins ; à leurs pieds, dans un angle du Tobol, on trouve le village domanial de Saimka ; sa distance de Tobolsk est de plus de six cents verstes. Glacé jusqu’à la dernière limite du cercle, au milieu d’un pays désert, tout ce qui l’entoure est sombre comme son soleil et triste comme son climat.

Cependant le cercle d’Ischim est surnommé l’Italie de la Sibérie, parce qu’il y a quelques jours d’été et que l’hiver n’y dure que huit mois ; mais il y est d’une rigueur extrême. Le vent du nord, qui souffle alors continuellement, arrive chargé des glaces des déserts arctiques, et en apporte un froid si pénétrant et si vif que, dès le mois de septembre, le Tobol charrie des glaces. Une neige épaisse tombe sur la terre, et ne la quitte plus qu’à la fin de mai......


LETTRE

Nos esprits vous semblent marcher dans une direction si opposée que vous ne pouvez expliquer que par la fatalité l’amitié qui nous unit l’un à l’autre. Eh bien ! que diriez-vous si je vous assurais que j’ai maintenant la conviction presque entière que nous serons un jour parfaitement d’accord et que nos esprits s’entendront comme nos cœurs s’entendent aujourd’hui ? Soyez bien persuadé que je ne vous aimerais pas comme je le fais si nous ne devions pas finir ainsi. D’abord nous ne sommes pas dans une route si opposée que vous le dites, car mes idées religieuses vous occupent ; vous les repoussez, il est vrai, mais vous y pensez, et c’est beaucoup. Elles font fermenter votre tête, elles agitent votre sang, elles vous irritent ; cela vaut bien mieux que si vous n’y songiez pas. Si je vous voyais, à cet égard, dans l’indifférence où je vois certaines personnes, je n’aurais aucune espérance et je croirais votre cœur mort avant vous. Si les idées religieuses mettent en un tel mouvement toutes les facultés de votre âme, c’est parce qu’elle a l’instinct que la vérité n’est que là. Ne riez pas, je vous prie, et laissez-moi vous parler de votre âme, que j’aime parce qu’elle est bonne, excellente, pleine de chaleur et de noblesse. N’apercevez-vous pas combien elle combat contre votre esprit, comme elle se révolte fièrement contre ce qu’il veut lui persuader… ? Je porte en moi-même un calme ravissant, une sérénité angélique. Je suis heureuse, je suis sure de l’être toujours : car mon bonheur n’est pas dans les événements, il est en moi. J’ai appris non seulement à me résigner, mais à aimer les peines que Dieu m’envoie ; elles ne sont que l’expiation de mes torts, et je bénis sa justice et sa bonté. Je ne m’enfoncerai jamais dans le chaos des sciences : ma piété n’a pas besoin de savoir, elle est toute dans mon cœur, elle est toute d’amour......