Anthologie féminine/Mme Ratazzi

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 374-377).

Mme  RATAZZI

De tous les noms que la destinée avait réservés pour la princesse Marie-Lœtitia Bonaparte-Wyse, c’est sous celui de Ratazzi qu’elle s’est acquis le plus de notoriété et que nous croyons devoir l’inscrire ici. Sa mère, fille de Lucien Bonaparte, avait épousé sir Thomas Wyse, membre du Parlement et diplomate du gouvernement britannique. Marie-Lœtitia épousa d’abord le comte de Solms, dont elle eut un fils. Devenue veuve, elle se remaria à Urbain Rattazzi, premier ministre de Victor-Emmanuel ; après la mort de ce second mari, elle épousa en troisième noces don Luis de Rute, riche Espagnol, tué en duel en 1890. Les vicissitudes de la fortune l’accompagnèrent dans ses divers mariages. Jolie, spirituelle, artiste, elle n’eut jamais un de ces salons fermés dont il est difficile d’enfoncer la porte. Sa trop grande hospitalité l’a trahie.

Elle a fait paraître les œuvres de son second mari, M. Ratazzi, et a beaucoup écrit elle-même de romans, de poésies, de pièces de théâtre, sous le nom de Ratazzi et de Rute ; c’est sous ce dernier nom qu’elle a fondé une revue, les Matinées espagnoles, à laquelle nous empruntons une page où elle se défend des calomnies qui venaient de l’assaillir :


LETTRE À TONY REVILLON[1]
Londres.

…Lorsqu’il y a six mois un orage formidable gronda sur ma tête, déchaîné par les causes les plus banales, les plus vulgaires, les plus infimes, dont ceux qui l’alimentaient inconsciemment ne comprirent jamais le pourquoi, pas plus que moi-même, au surplus, deux pays gardèrent un silence aussi obstiné que chevaleresque sur toutes les phases de ce chantage pyramidal dégénéré en tragédie burlesque, — ne se mêlèrent pas de cette malpropre aventure, fut-ce pour en enregistrer les péripéties, les comptes rendus exacts ou défigurés : l’Angleterre et l’Italie. L’Angleterre ne s’occupe jamais des procès de sous-ordres, des témoignages ou des histoires de domestiques, ainsi que le disait dernièrement un de ses plus spirituels chroniqueurs. Ses journaux, même les plus satiriques, n’ont pas la moindre place pour une certaine littérature de bas étage. Quant à l’Italie, qui s’obstina à ne pas reproduire même les comptes rendus des débats auxquels on m’avait si abominablement mêlée, comme si tous ces bavardages et querelles d’antichambre me regardaient, — elle se souvenait peut-être y — et l’éloignement, de même que la mort, rend impartial, — de cette femme de président de conseil, qui promena douze ans ses rêves et ses fantaisies dans les villes poétiques qui, tour à tour, l’inspirèrent, ne fut jamais mêlée à aucune intrigue, ne recommanda, ne patronna jamais aucune affaire, ne sollicita aucun emploi, ne posséda jamais aucune action dans aucune banque, aucun chemin de fer, aucune industrie, vit ses revenus s’amoindrir sensiblement au lieu de s’accroître, dans les jours de pouvoir des siens. Au bout d’un certain temps, la lumière se fait, la justice apparaît ; elle fait plus qu’apparaître, elle éclate ; après une si longue absence, un si profond effondrement d’une existence entière, les peuples et les gens vous rendent tout naturellement la place qui vous appartient, et ce n’est que justice ; de même que si l’on était mort, l’opinion publique vous juge en dernier ressort. Et c’est cette opinion publique, de laquelle nous relevons tous, à laquelle je me soumets, car je sais qu’au fond elle est toujours impartiale et vraie, que je sais posséder absolument, malgré les clameurs de quelques misérables, qui fait ma force, mon courage, ma consolation dans les luttes âpres de la vie. Et c’est surtout en Angleterre et en Italie que j’éprouve ce sentiment. Lorsque j’existais, lorsque j’étais en pleine fortune, en plein prestige, on pouvait me discuter, faire semblant de me méconnaître, m’adresser quelques épigrammes, et je ne m’en fâchais pas, mais aujourd’hui que le temps a tout remis à sa place, tout nivelé, que je suis morte, pour ainsi dire, que je suis devenue étrangère à ce grand pays qui enthousiasma mes vingt ans, la justice s’est faite pour moi. D’autres femmes d’hommes d’État, de présidents de conseils, m’ont éclipsée sans doute, comme charme, comme naissance, comme richesse ou comme beauté, mais aucune, — et j’en suis fière, — ne m’a fait oublier. Il y en a eu de plus séduisantes, et de plus intelligentes peut-être, de plus aimables et de plus populaires, à coup sûr, mais aucune, j’ose le dire, qui ait aimé davantage le pays devenu le sien, et qui se soit moins mêlée d’intrigues d’aucun genre......


  1. Matinées espagnoles, 1er  août 1892.