Anthologie féminine/Mme Riccoboni

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 157-163).

Mme RICCOBONI
(Marie-Jeanne Laboras de Mézières)

(1714-1792)


Il ne faut pas confondre Marie-Jeanne de Mézières, née à Paris, mariée à Antoine Riccoboni, avec Hélène-Virginie Balletti, femme de Louis Riccoboni, père d’Antoine, et qui fut une célèbre comédienne de son époque. Les Riccoboni étaient les meilleurs comédiens de la troupe italienne, et auteurs dramatiques non sans talent. Marie-Jeanne appartint aussi au théâtre ; elle le quitta en 1761. Elle possédait un esprit distingué, une grâce et une résignation touchantes. Délaissée par son mari, elle vécut dans la retraite, où elle se mit à écrire pour satisfaire les besoins de son âme, dont la sensibilité un peu exaltée la portait à s’épancher. Son style exagéré choque, venant après le sobre et élégant langage des assidues de l’hôtel de Rambouillet ; mais elle s’inspirait de ses souffrances et de ses propres sentiments. C’est en mettant son cœur dans ses ouvrages qu’elle obtint les plus brillants succès. À la fin de sa vie, elle dut à sa plume de gagner sa vie, car on lui retira une pension de mille livres qui lui était allouée depuis sa sortie du théâtre. Ses principaux ouvrages sont les Lettres de la princesse Zelmaïde, les Lettres de Fanny Butler, traduites de l’anglais ; Ernestine, que La Harpe a appelée « le diamant de Mme Riccoboni » ; la Comtesse de Sancerre, Sophie de Vallière, l’Histoire du marquis de Cressys.

Néanmoins, qui est-ce qui songerait maintenant à Mme Riccoboni et à ses œuvres démodées, si elle n’avait attaché son nom à une œuvre célèbre, signée d’un nom plus illustre ! Voici comment M. Jean Fleury nous raconte l’aventure, la chose est assez curieuse pour mériter d’être relatée tout au long :

« Saint-Foix, auteur des Essais sur Paris et de quelques comédies mignardes, l’Oracle, les Grâces, soutenait un jour que le style de Marivaux était inimitable. On lui cita un roman de Crébillon fils dans lequel un des personnages, la fée Moustache, s’amuse à parodier ce style ; Saint-Foix soutint que cette imitation était très mal réussie.

« Il s’emporta, traita la fée de bavarde, disant une foule de mots et ne saisissant pas du tout l’esprit de M. de Marivaux. Mme Riccoboni écoutait, se taisait, et ne prenait aucune part à la dispute. Restée seule, elle parcourut deux ou trois parties de Marianne, s’assit à son secrétaire et fit une suite à ce roman. Deux jours après la conversation, elle la montra, sans en nommer l’auteur ; on la lut en présence de M. de Saint-Foix ; il l’entendit avec tant de surprise qu’il crut le manuscrit dérobé à M. de Marivaux. Il voulait le faire imprimer ; Mme Riccoboni s’y opposa, dans la crainte de désobliger M. de Marivaux. Dix ans après, cette suite parut dans un journal dont le rédacteur eut la permission de M. de Marivaux pour l’y insérer[1].

Telle est, sinon de la main, du moins d’après les confidences, et sous la dictée pour ainsi dire de Mme Riccoboni, l’histoire exacte de cette Suite au roman de Marivaux, qui ne devait pas être une Fin : car une des conditions que s’était imposées l’imitatrice, c’était de ne pas faire avancer le récit. Elle y réussit à merveille, au point que Grimm dit dans sa Correspondance :

« C’est une imitation parfaite de la manière de Marivaux, mais d’un bien meilleur goût. Si vous avez vu Arlequin courir la poste dans je ne sais quelle farce, vous aurez une idée très exacte de cette manière qui consiste à se donner un mouvement prodigieux sans avancer d’un pas. Mme Riccoboni court en poste à la Marivaux pendant cent douze pages, et, à la fin de sa course, le roman de Marianne est aussi avancé qu’auparavant. Mais, en vérité, sa manière d’écrire, même en se réglant sur un mauvais modèle, est très supérieure à celle de Marivaux[2]. »

Un juge plus impartial, d’Alembert, a rendu justice au mérite et au bonheur du pastiche de Mme Riccoboni, sans offense pour la justice et le goût. Il a recommandé de ne pas confondre avec les mauvais continuateurs de Marivaux Mme Riccoboni, qui, par une espèce de plaisanterie et de gageure, a essayé de continuer Marianne en imitant le style de l’auteur. « On ne saurait, dit-il, pousser plus loin l’imitation. » Nous pensons qu’il est intéressant de comparer son imitation à son propre style, et nous donnons ci-après un extrait des deux.


SUITE DE LA VIE DE MARIANNE
(Imitation de Marivaux.)

Vous voilà bien surprise, bien étonnée, Madame ; je vois d’ici la mine que vous faites. Je m’y attendais ; vous cherchez, vous hésitez ; il me semble vous entendre dire : « Cette écriture est bien la sienne, mais cela ne se peut pas, la chose est impossible ! » — Pardonnez-moi, Madame, c’est elle ; c’est Marianne, oui, Marianne elle-même. — Quoi ! cette Marianne si fameuse, si connue, si chérie, si désirée, que tout Paris croit morte et enterrée ? Eh ! ma chère enfant, d’où sortez-vous ? vous êtes oubliée, on ne songe plus à vous ; le public, las d’attendre, vous a mise au rang des choses perdues sans retour. »

À tout cela je répondrai que je ne m’en soucie guère : j’écris pour vous, je vous ai promis la suite de mes aventures, je veux vous tenir parole ; si cela déplaît à quelqu’un, il n’a qu’à me laisser là. Au fond j’écris pour m’amuser ; j’aime à parler, à causer, à babiller même ; je réfléchis, tantôt bien, tantôt mal ; j’ai de l’esprit, de la finesse, une espèce de naturel, une sorte de naïf ; il n’est peut-être pas du goût de tout le monde, mais je ne l’en estime pas moins ; il fait le brillant de mon caractère. Ainsi, Madame, imaginez-vous bien que je serai toujours la même ; que le temps, l’âge ou la raison ne m’ont point changée, ne m’ont seulement pas fait désirer de me corriger. À présent, reprenons mon histoire.

Je vous disais donc que, grâce au Ciel, la cloche sonna et que ma religieuse me quitta : je dis grâce au Ciel, car en vérité son récit m’avoit paru long, et la raison de cela, c’est qu’en m’occupant des chagrins de mon amie je ne pouvois pas m’occuper des miens. Bien des gens croient qu’il faut être malheureux soi-même pour compatir aux infortunes des autres ; il me semble à moi que cela n’est pas vrai. Dans une situation heureuse on voit avec attendrissement les personnes qui sont à plaindre, on écoute avec sensibilité le récit de leurs peines ; on est touché, on les trouve considérables, la comparaison les grossit à nos yeux : dans l’état contraire, le cœur, rempli de ses propres chagrins, s’intéresse faiblement à ceux des autres ; ils lui paraissent plus faciles à supporter que les siens, et j’ai senti cela, moi qui vous parle......


LETTRES D’UNE ÉPOUSE

. . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! tu m’as donc quittée ? Trompée par ta tendre feinte, j’ai cru que tant d’apprêts menaçaient seulement les hôtes de nos bois. Ô quel triste réveil ! mon époux loin de moi, ses esclaves empresses à le suivre, les hennissements de ses fiers coursiers, le son aigu des clairons, ses chariots armés de faux tranchantes ! Ô guerre ! ô fureur ! j’ai reconnu les enseignes terribles ! Mon âme s’est troublée. Dans mon effroi j’ai appelé mon bien-aimé : mes accents douloureux ne l’ont point ramené près de moi. Il craint donc de voir couler les pleurs qu’il fait répandre ! Il ne veut donc point partager l’amertume de mes regrets ! Cher époux, mes regards sont fixés sur ce champ fatal où tu rassembles tes guerriers ; j’aperçois ton superbe pavillon ; je le crie, en pleurant, de m’accorder un seul instant ; ma voix se perd dans les airs… Mais quel bruit se fait entendre ? Ah ! bruit affreux, cruel signal ! déjà mon époux déploie ses drapeaux de pourpre ; il saisit son arme redoutable ; la trompette l’appelle, ses sons funestes l’entrainent loin de moi : il part, court, vole, me fuit ! Mes yeux baignés de larmes entrevoient à peine le nuage de poussière que sa marche élève dans la plaine… Puissances suprêmes, veillez sur ses jours précieux !

Mes mains vont cultiver un jeune laurier. J’irai chaque jour l’arroser de mes pleurs : il croîtra, et quand l’instant marqué pour ton retour arrivera, ses feuilles ombrageront ta tête, ou couvriront ma tombe.


  1. Œuvres de Mme Riccoboni, in-18, 1826, t. II.
  2. Correspondance littéraire, 1er mai 1765.