Anthologie féminine/Mme de Charrière

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 214-218).

Mme SAINT-HYACINTHE DE CHARRIÈRE
(Agnès-Isabelle, Baronne de Tuyll de Serooskerken de Penthaz)

(1753-1805)


D’origine hollandaise, elle a écrit, sous le pseudonyme de l’abbé de la Tour, des poésies, des pièces de théâtre, des romans, dont Callixte, les Lettres de Lausanne (1786). Herder, dont la correspondance avec Mme de Charrière a été conservée, a traduit plusieurs de ses œuvres en langue allemande. Le portrait qu’elle a écrit d’elle-même est fin, enlevé, et mérite d’être cité. Elle a composé aussi de jolies fables.


PORTRAIT DE L’AUTEUR PEINT PAR ELLE-MÊME

Compatissante par tempérament, libérale et généreuse par penchant, Zélinde n’est bonne que par principe. Quand elle est douce et facile, sachez-lui-en gré : c’est un effort. Quand elle est longtemps civile et polie avec des gens dont elle ne se soucie pas, redoublez d’estime : c’est un martyre. Elle a eu de la vanité, mais la connaissance et le mépris des hommes l’ont corrigée. Cependant cette vanité va encore trop loin au gré de Zélinde même ; elle pense que la gloire n’est rien au prix du bonheur, mais elle ferait encore bien des pas pour la gloire.

Quand est-ce que les lumières de l’esprit commanderont aux penchants du cœur ? Alors elle cessera d’être coquette. Triste contradiction ! Zélinde, qui ne voudrait pas sans raison frapper un chien, écraser le plus vil insecte, voudrait peut-être dans de certains moments rendre un homme malheureux, et cela pour s’amuser, pour se procurer une espèce de gloire, qui même ne flatte pas sa raison et ne touche qu’un instant sa vanité ! Mais le prestige est court ; l’apparence du succès la fait revenir à elle-même. Elle n’a pas plutôt reconnu son intention qu’elle la méprise, l’abhorre, et veut y renoncer à jamais.

Vous me demanderez peut-être si elle est belle, ou jolie, ou passable. Je ne sais. C’est selon qu’on l’aime ou qu’elle veut se faire aimer. Elle a le teint éclatant, la taille belle ; elle le sait, et s’en pare un peu trop au gré de la modestie. Elle n’a pas la main blanche ; elle le sait aussi, et en badine ; mais elle voudrait bien n’avoir pas sujet d’en badiner. Tendre à l’excès, et non moins délicate, elle ne peut être heureuse par l’amour ni sans amour. L’amitié eut-elle jamais un temple plus saint, plus digne d’elle, que le cœur de Zélinde ? Se voyant trop sensible pour être heureuse, elle a presque cessé de prétendre au bonheur. Elle s’attache à la vertu ; elle fuit les repentirs, et cherche les amusements. Les plaisirs sont rares pour elle, mais ils sont vifs. Elle les saisit et les goûte avec ardeur.

Connaissant la vanité des projets et l’incertitude de l’avenir, elle veut surtout rendre heureux le moment qui s’écoule. L’imagination de Zélinde sait être riante, même quand son cœur est affligé. Des sensations trop vives et trop fortes pour sa machine, une activité excessive qui manque d’objets satisfaisants, voilà la source de tous ses maux. Avec des organes moins sensibles, Zélinde eût eu l’âme d’un grand homme. Avec moins d’esprit et de raison, elle n’eût été qu’une femme faible.


LE BARBET
FABLE

 Un vieux barbet, cher à son maître.
 Chien caressant et dévoué.
S’il se voyait quelquefois rabroué.
Se consolait, tout prêt à reconnaître
 Que c’était là le droit du jeu.
 Chacun de bile a quelque peu,
Et qui reçoit tous les jours des caresses
Peut bien parfois supporter des rudesses :
 De l’amitié les hauts et bas
 Valent mieux que l’indifférence.
 Décidément, moi je le pense.
Et le barbet aussi. Mais ne voilà-t-il pas
 Qu’un jour son maître fait l’emplette
 D’un petit chien (bichon, levrette,

 L’un ou l’autre, il importe peu) ;
 Son allure est vive et brillante,
 Son poil luisant, son œil de feu,
 Et sa manière en tout charmante :
 Car, sans compter que pour l’esprit
 Il est de race précieuse,
 Dans l’école la plus fameuse
 Pour les tours on l’avait instruit.
 Le maître à l’excès s’en engoue.
 Et sans merci le flatte et loue
 En présence du vieux barbet,
 Lequel, d’abord tout stupéfait.
 Baisse l’oreille, fait la moue.
 Puis, de l’humble rôle qu’il joue.
 Se dégoûte enfin tout à fait.


PENSÉES

Quand une femme a de la capacité, il faut la reconnaître et en tirer parti. Plus exacte que la plupart des hommes dans les choses de détail, elle fait mieux qu’eux ce qu’elle sait aussi bien. Les circonstances, faisant connaître les femmes, les mettent enfin à leur place, au lieu que les hommes sont destinés, avant d’être connus, puis nommés, à des places pour lesquelles bien souvent ils ne valent rien.

Après un demi-quart d’heure de conversation on doit savoir à quoi s’en tenir, pour la vie, sur quelqu’un. quant à sa capacité d’entendement. Pourquoi donc vouloir encore essayer de lui faire entendre ce qu’il ne peut entendre ? — Il y a cependant un avantage à la sottise pour celui qui vit avec des sots : il s’entretient dans l’habitude de parler raison, ce qui entretient celle de penser raison.