Anthologie féminine/Mme de Graffigny

La bibliothèque libre.
Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 132-135).

Mme  DE GRAFFIGNY
(Françoise d’Issembourg d’Happoncourt)

(1695-1758)


Mariée à un chambellan de la cour de Lorraine grossier et cruel, elle fut forcée de se séparer de son mari et vécut dans des embarras pécuniaires des plus pénibles, auxquels vinrent s’ajouter des critiques acerbes dont elle fut le but, en dépit des relations d’amitié qu’elle entretint avec Voltaire et Mme du Châtelet. Pendant son séjour à Ferney, elle écrivit des lettres très curieuses sur la vie intime de ses hôtes, lettres qui furent publiées longtemps après sa mort.

Elle publia les Lettres péruviennes, roman dans lequel on trouve, selon Palissot, des sentiments, de la passion, mais plus ordinairement

Une métaphysique où le jargon domine,
Souvent imperceptible à force d’être fine.

Ces Lettres péruviennes furent son début littéraire. Elle avait cinquante-deux ans. Elle eut un grand succès au théâtre avec Cénie, et un grand revers qui l’accabla profondément avec la Fille d’Anatide. Sainte-Beuve l’accuse de cailletages ; elle-même ne disait-elle pas :

Cailleter, oh ! c’est une douce chose.


LETTRES PÉRUVIENNES

. . . . . . . . . . . . . . . .

Quoique l’astronomie fût une des principales connaissances des Péruviens, ils s’effrayaient des prodiges, ainsi que bien d’autres peuples. Trois cercles qu’on avait aperçus autour de la lune, et surtout quelques comètes, avaient répandu la terreur parmi eux ; une aigle poursuivie par d’autres oiseaux, la mer sortie de ses bornes, tout enfin rendait l’oracle aussi infaillible que funeste. Le fils aîné du septième des Incas, dont le nom annonçait dans la langue péruvienne la fatalité de son époque, avait vu autrefois une figure fort différente de celle des Péruviens : une barbe longue, une robe qui couvrait le sceptre jusqu’aux pieds, un animal qu’il menait en laisse, tout cela avait effrayé le jeune prince, à qui le fantôme avait dit qu’il était le fils du soleil et qu’il s’appelait Viracocha. Cette fable ridicule s’était malheureusement conservée parmi les Péruviens, et, dès qu’ils virent les Espagnols avec de grandes barbes, les jambes couvertes, et montés sur des animaux dont ils n’avaient jamais connu l’espèce, ils crurent voir en eux les fils de ce Viracocha qui s’était dit fils du soleil, et c’est de là que l’usurpateur se fit donner, par les ambassadeurs qu’il leur envoya, le titre de descendant du dieu qu’ils adoraient. Tout fléchit devant eux : le peuple est partout le même. Les Espagnols furent connus presque généralement pour des dieux, dont on ne parvint point à calmer les fureurs par les dons les plus considérables et par les hommages les plus humiliants.

Les Péruviens s’étant aperçus que les chevaux des Espagnols mâchaient leurs freins, s’imaginèrent que ces monstres domptés, qui partageaient leur respect et peut-être leur culte, se nourrissaient de métaux ; ils allaient leur chercher tout l’or et l’argent qu’ils possédaient et les entouraient chaque jour de ces offrandes. On se borne à ce trait pour peindre la crédulité des habitants du Pérou et la facilité que trouvèrent les Espagnols à les séduire.