Anthologie féminine/Mme de la Fayette

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 81-86).

Mme DE LA FAYETTE
(Marie-Madeleine Pioche de La Vergne)

(1634-1693)


Mme de La Fayette est une des figures les plus intéressantes des femmes écrivains et bel esprit des XVIIe et XVIIIe siècles. Très jeune, elle fut présentée à l’hôtel de Rambouillet, où Mlle de Scudéry et Mme de Montausier la proclamèrent une « vraie merveille ». Ses premiers maîtres avaient été Ménage et le Père Rapin. À l’hôtel de Rambouillet elle trouvait, en pleine jeunesse et à l’aurore de son talent, celui que l’on devait surnommer plus tard « l’aigle de Meaux ». Modeste, belle à ravir, douce, vertueuse, elle ne tirait aucune vanité de ses fortes études classiques, où Virgile avait le premier pas. À vingt-deux ans, elle distingua le comte de La Fayette, qu’elle épousa ; mariage tranquille et de raison. Le goût d’écrire et de produire ses écrits lui vint de son intimité avec Segrais, qu’elle accueillit dans sa maison quand Mlle de Montpensier le chassa par caprice, et plus encore de sa grande amitié avec le duc de La Rochefoucauld, qui eut une importante influence sur sa vie entière et dont elle disait : « M. de La Rochefoucauld m’a donné de l’esprit, mais j’ai reformé son cœur », pendant que lui créait pour elle cette éloquente et simple épithète de « vraie ».

Segrais signa ses premiers ouvrages, Mademoiselle de Montpensier et Zaïde. Peu après parut la Princesse de Clèves, que Taine définit avec tant de justesse dans une comparaison avec les Mémoires de Saint-Simon :

« Le petit livre de Mme de La Fayette est un écrin d’or où luisent les purs diamants dont se parait l’aristocratie polie. Les Mémoires de Saint-Simon sont un grand cabinet secret où gisent entassés sous une lumière vengeresse les défroques salies et menteuses dont s’affublait l’aristocratie servile. Après avoir ouvert le cabinet, il est à propos d’ouvrir l’écrin.

« Elle parle, mais en grande dame, avec le sentiment secret de sa dignité et de la dignité de ceux qui l’écoutent. Son style imite sa parole… Ce style est aussi mesuré que noble. Mme de La Fayette n’élève jamais la voix.

« D’un bout à l’autre de son livre brille une sérénité charmante, ses personnages semblent glisser au milieu d’un air limpide et lumineux…

« Elle se contient comme une grande dame et une femme du monde. Les sentiments sont d’accord avec le style ; ses sensations sont aussi délicates que la manière de les dire… On sent une âme qui a été élevée par les plus nobles conseils et les plus grands exemples, qui respecte l’honneur non seulement comme une loi inviolable, mais aussi comme la plus chère et la plus précieuse partie de son trésor intérieur. »

Mme de La Fayette fut grande amie de Mme Scarron et de la marquise de Sévigné. Elle avait quarante-quatre ans quand elle écrivit la Princesse de Clèves, où l’on trouve le style épuré et délicat, ainsi que les sentiments élevés qu’elle possédait au suprême degré.

La vie fut pour elle sans attrait après la mort de son ami, le duc de La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes. Elle lui survécut dix ans et mourut à l’âge de soixante ans. On a aussi d’elle la Comtesse de Tende, des Mémoires de la cour de France pour 1688 et 1689, de nombreuses Lettres et l’Histoire de cette Henriette d’Angleterre, qu’elle avait tant aimée alors qu’elle était attachée à sa personne, et qu’elle regretta si sincèrement.


LA PRINCESSE DE CLÈVES

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Mme de Chartres empira si considérablement que l’on commença à désespérer de sa vie ; elle reçut ce que les médecins lui dirent du péril où elle était avec un courage digne de sa vertu et de sa piété. Après qu’ils furent sortis, elle fit retirer tout le monde et appeler Mme de Clèves.

« Il faut nous quitter, ma fille, lui dit-elle en lui tendant la main ; le péril où je vous laisse et le besoin que vous avez de moi augmentent le déplaisir que j’ai de vous quitter. Vous avez de l’inclination pour M. de Nemours ; je ne vous demande pas de me l’avouer : je ne suis plus en état de me servir de votre sincérité pour vous conduire. Il y a déjà longtemps que je me suis aperçue de cette inclination ; mais je ne vous en ai pas voulu parler d’abord, de peur de vous en faire apercevoir vous-même. Vous ne la connaissez que trop présentement ; vous êtes sur le bord du précipice ; il vous faut de grands efforts et de grandes violences pour vous retenir. Songez ce que vous devez à votre mari, songez ce que vous devez à vous-même, et pensez que vous allez perdre cette réputation que vous vous êtes acquise, et que je vous ai tant souhaitée. Ayez de la force et du courage, ma fille ; retirez-vous de la cour ; obligez votre mari de vous emmener ; ne craignez point de prendre des partis trop rudes et trop difficiles ; quelque affreux qu’ils vous paraissent d’abord, ils seront plus doux dans les suites que les malheurs d’une galanterie. Si d’autres raisons que celles de la vertu et de votre devoir vous pouvaient obliger à ce que je souhaite, je vous dirais que, si quelque chose était capable de troubler le bonheur que j’espère en sortant de ce monde, ce serait de vous voir tomber comme les autres femmes ; mais si ce malheur vous doit arriver, je reçois la mort avec joie, pour n’en pas être le témoin. »

Mme de Clèves fondait en larmes sur la main de sa mère, qu’elle tenait serrée contre les siennes ; et Mme de Chartres se sentant touchée elle-même :

« Adieu, ma fille, lui dit-elle, finissons une conversation qui nous attendrit trop l’une et l’autre, et souvenez-vous, si vous pouvez, de tout ce que je viens de vous dire. »

Elle se tourna de l’autre côté en achevant ces paroles et commanda à sa fille d’appeler ses femmes, sans vouloir l’écouter ni parler davantage. Mme de Clèves sortit de la chambre de sa mère en l’état qu’on peut s’imaginer, et Mme de Chartres ne songea plus qu’à se préparer à la mort. Elle vécut encore deux jours, pendant lesquels elle ne voulut plus revoir sa fille, qui était la seule chose à quoi elle se sentait attachée.

Mme de Clèves était dans une affliction extrême. Son mari ne la quittait point, et, sitôt que Mme de Chartres fut expirée, il l’emmena à la campagne pour l’éloigner d’un lieu qui ne faisait qu’aigrir sa douleur. On n’en a jamais vu de pareille. Quoique la tendresse et la reconnaissance y eussent la plus grande part, le besoin qu’elle sentait qu’elle avait de sa mère pour se défendre contre M. de Nemours ne laissait pas d’y en avoir beaucoup. Elle se trouvait malheureuse d’être abandonnée à elle-même dans un temps où elle était si peu maîtresse de ses sentiments, et où elle eût tant souhaité d’avoir quelqu’un qui pût la plaindre et lui donner de la force. La manière dont M. de Clèves en usait pour elle lui faisait souhaiter plus fortement que jamais de ne manquer à rien de ce qu’elle lui devait. Elle lui témoignait aussi plus d’amitié et plus de tendresse qu’elle n’avait encore fait ; elle ne voulait point qu’il la quittât, et il lui semblait qu’à force de s’attacher à lui il la défendrait contre M. de Nemours.

Ce prince vint voir M. de Clèves à la campagne ; il fit ce qu’il put pour rendre aussi une visite à Mme de Clèves, mais elle ne le voulut point recevoir ; et, sentant bien qu’elle ne pouvait s’empêcher de le trouver aimable, elle avait fait une forte résolution de s’empêcher de le voir et d’en éviter toutes les occasions qui dépendraient d’elle.

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