Anthologie féminine/Mlle Marie Anne de Bovet

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Anthologie féminineBureau des causeries familières (p. 402-405).

Mlle MARIE-ANNE DE BOVET


Mlle Marie-Anne de Bovet, dont la mère a écrit sous son nom de jeune fille, Louise Audebert, plusieurs romans de mœurs parfaitement étudiés et des pièces de théâtre charmantes, s’est donnée aux lettres après la mort de son père, le général de Bovet (1884). Elle a débuté sous le pseudonyme de Mab, dans les Causeries Familières, par des critiques d’art et de musique, que ses aptitudes artistiques lui rendaient faciles ; puis, utilisant ses connaissances de langues étrangères, elle traduisit, aussitôt après, les Mémoires de Lord Malmesbury (Ollendorff) et ceux du colonel Gordon (Firmin-Didot). Bientôt connue et appréciée, elle a avancé rapidement dans la carrière littéraire, grâce à son style énergique. Outre les nombreux livres d’elle édités chaque année : Lettres d’Irlande, Voyage en Irlande (Hachette), etc., on trouve son nom ou son pseudonyme dans le Figaro, le Temps, la République Française, la Nouvelle Revue, l’Illustration, la Vie Parisienne, des revues anglaises et américaines, etc., sous des articles de critique sociale, politique, artistique ou littéraire, des études de mœurs, des chroniques de voyages, etc.


UNE VILLE MORTE[1]


« Au sortir de Tarascon, une grande plaine ensoleillée où les blés bondissent tout pleins de coquelicots. Nous allons bon train, au trot du robuste petit cheval camarguais, l’encolure courte, l’arrière-train ample, ramassé et tout rond, hormis les flancs évidés et la jambe plate et nerveuse, qui traîne allègrement, comme pour son plaisir, le vis-à-vis d’osier protégé par un tendelet de toile blanche orné de glands bleus. Le matin laisse encore traîner dans la lumière d’or de légères ombres bleuâtres, de larges souffles chauds traversent l’air imprégné de ces senteurs aromatiques qui sont le bouquet de la Provence.

Brusquement, au détour d’un chaînon de mamelons pelés sur lequel on bute tout à coup, c’est le désert, brûlé et aride. Le long de la route blanche de poussière, dans une terre jaune et pierreuse, craquelée par la sécheresse, des vergers d’oliviers rabougris dont les grappes d’un blanc grisâtre atténuent encore le feuillage pâle, de vigoureux amandiers fourchus chargés de leurs coques vertes, de gros figuiers noirs tout tortus, des câpriers à mignonnes fleurs roses. Des bouquets de pins étiques et de maigres acacias, quelques vieux mûriers gibbeux, décharnés et chauves, signalent un petit mas, abrité des coups de mistral par un rideau de cyprès chétifs. Le maïstral, le « magistral », c’est-à-dire le vent par excellence, celui dont on disait naguère :

   « Parlement, Mistral et Durance
  Sont les trois fléaux de Provence. »

Auprès de ces humbles métairies au porche accosté d’une treille, des murs bas en pierres sèches habillés de pourpiers à fleurs rouges et orangées, des buissons épineux de cactus et de lentisques, ou simplement des haies de joncs et de roseaux desséchés, enclosent des jardinets faits avec de l’humus rapporté sur un coin de terrain épierré, qu’arrose parcimonieusement un imperceptible filet d’eau. Ce n’est que l’humidité qui manque au généreux sol provençal pour donner une végétation vigoureuse. Dès qu’il a si peu que ce soit de quoi étancher sa soif, il verdoie avec abondance, et ce sont les oasis de ce désert rocailleux, ces petits potagers où la sauge, la verveine et le romarin embaument les planches d’oignons et d’ail, d’aubergines et de « pommes d’amour », à l’ombre légère de grêles micocouliers.

Une table de pierre inclinée se relève par ressauts abrupts en crêtes basses, hérissées, rageuses, dont la ligne tourmentée se découpe aiguë sur le bleu vif de l’horizon. Par places, une herbe rase, calcinée, où les grillons mènent leur chœur assourdissant, où bruissent les cigales ivres de chaleur. Dans les crevasses rampent de minuscules liserons roses, se blottissent de petites touffes de mauves, s’aplatissent les larges corolles d’un jaune verdissant. Thym, lavandes et menthes se pâment au soleil en exhalant leurs fortes odeurs poivrées.

Étrange paysage dont la tonalité grise et fauve est égayée par le blanc et le pourpre des églantiers qui fleurissent mêlés aux buissons de genévriers et de jujubiers à la silhouette rêche.

Nous montons à travers un éboulis de pierrailles rouges et des maquis de chênes kermès — une âpre garrigue peuplée de lapins et de grands lézards verts. Dans les tailles abandonnées de carrières qui font comme des sabrures blanches, mûrit un seigle clairsemé, et quelques figuiers s’agrippent, énergiques et vivaces, aux fissures où le vent a apporté un peu de terre végétale. Un désert couleur d’ocre, où le cours de rares ruisselets est marqué par des verdures maigres. De loin en loin, un pauvre essai de jeune vigne altérée.


  1. Supplément du Figaro, 1892. En Provence.