Anthologie sanscrite

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BIBLIOGRAPHIE.


Anthologie sanscrite, par M. Christian Lassen, professeur à l’Université de Bonn[1].

On en est encore réduit, il est vrai, à des conjectures ou à quelques documents isolés sur les antiques migrations qui, de l’Inde, se sont répandues sur notre continent et y ont apporté, à la suite de grandes révolutions, des éléments divers qui plus tard seulement devaient, en se fondant, constituer les sociétés européennes ; mais on peut déjà saluer avec espoir l’heure où sera complètement reconnue cette vieille fraternité des nations à qui la science moderne a donné le nom de famille indo-germanique, et où les origines de l’antiquité païenne elle-même seront éclaircies. Cependant, comment résoudre les moindres questions sur les constitutions de ces colonies primitives, sur la formation et le développement des mythologies orientales en rapport avec le polythéisme gréco-romain, sur les méditations métaphysiques de l’Orient, en rapport avec la philosophie des Grecs ; enfin, sur les grands monuments de l’art et de la poésie, si l’on se borne à quelques ouvrages de la littérature sanscrite, publiés seulement en partie, et connus en Europe depuis peu d’années ?

Grâce à cette caste savante qui, dans l’Inde, ne s’est pas éteinte malgré les invasions étrangères, beaucoup de sources authentiques sont conservées : c’est un vaste champ pour l’activité intellectuelle de notre époque, qui a pris pour tâche l’investigation critique des faits, soit de la nature, soit de l’histoire. Ces trésors inappréciables, qu’elle sera fière d’ajouter à son patrimoine de science, elle doit les acquérir par de patientes études ; la linguistique est ici son premier secours, et précède même les pas de la critique dans ce dédale d’écrits et de traditions ; plus tard seulement peut venir l’appréciation historique et philosophique du Nouveau-Monde, qui n’a pas de l’or à donner à ses conquérants, mais des idées.

L’Angleterre, qui se trouvait sur le terrain, a lu, grâce à ses sociétés savantes, les premières pages des livres brahmaniques ; aussi l’Inde a trouvé dans les Jones, les Wilson, les Colebrooke, des interprètes dignes d’elle et de l’Europe à qui ils s’adressaient ; mais, préoccupés de leurs intérêts industriels et commerciaux, de leurs systèmes compliqués de colonisation, les Anglais semblent avoir transmis aux nations du continent, avec les premières données, le soin de pousser plus loin les études nouvelles. La France, qui a pris si glorieusement pour elle les études musulmanes, a aussi payé son tribut au génie des Indous. Mais c’est surtout l’Allemagne qui a recueilli avec enthousiasme tout ce qu’elle a pu savoir des bords du Gange. Tandis que ses penseurs écoutaient avec respect, et méditaient les premiers mots connus de la philosophie indienne, une foule de savants se mirent à cultiver le plus beau et le plus ancien des idiomes de l’Inde, le sanscrit, qui ne craint pas de s’appeler lui-même le parfait, et l’intérêt s’accrut encore quand les rapports de cette langue et des langues savantes de l’Europe ne fut plus une simple hypothèse.

Sans pouvoir suivre ici presque d’année en année les progrès que la philologie allemande a fait faire à ces recherches si attrayantes, il suffit de citer les essais que fit Bopp pour introduire dans la grammaire sanscrite plus d’ordre et de clarté d’après la méthode européenne, en même temps qu’il fournit, dans quelques épisodes du Mahâbhârata, une matière suffisante de travail à ses prosélytes. S’il reste encore beaucoup à faire, si la syntaxe n’a pas encore reçu de base, la route est du moins battue. Les hommes qui entreprirent d’exploiter l’Inde ont toujours reconnu combien le défaut de livres élémentaires était propre à retarder l’extension de ces études. Un de ces livres manquait même à l’Allemagne, puisque la publication d’Olhmar-Franck, qui date de 1814, était plutôt un spécimen d’une des épopées indiennes. M. Christian Lassen qui, depuis plus de quinze ans, parcourt avec une infatigable ardeur les différentes branches de la littérature indienne, a senti ce besoin, et vient de donner au public une Anthologie sanscrite qui satisfait à toutes les exigences du premier enseignement.

Cette anthologie renferme des morceaux d’une difficulté graduée, des notes qui prouvent la vaste érudition de l’auteur, et un lexique sanscrit-latin qui suffit à la traduction des textes, et prépare les commençants à se servir plus tard d’un travail plus étendu. Un autre mérite de ce recueil, c’est la nouveauté de la plupart des fragments qu’il contient, et que M. Lassen a recueillis pendant un séjour à Londres. On y lit des fables d’un style simple, et qui souvent prennent le ton de la légende ou de la nouvelle : les unes se rattachent à une histoire de vingt-cinq démons ou génies ; les autres, qui plus tard auront servi de modèle au Touti nameh des Persans, surtout dans sa première forme, sont des contes faits par un perroquet, mais avec l’esprit que l’Orient prête aux animaux en général.

On a dit avec raison que l’Inde était la patrie de la fable (ce que les Allemands appellent Thier-Fabel) ; de nouveaux documents viendront sans doute tous les jours confirmer ce fait ; mais déjà, aujourd’hui, sans parler de pareils apologues, ou même de l’Hitopadesa, l’extrait le plus célèbre du Panchatantra, on peut l’appuyer du témoignage de l’épopée : le Mahâbhârata contient des parties didactiques, où les animaux interviennent comme acteurs intelligents ; ainsi, dans la première division du poëme appelé Livre du commencement (Adiparvan), un ministre met en scène plusieurs animaux, et surtout le chacal, pour instruire son maître dans les ruses de la politique. Ce passage, dont M. Lassen a donné le texte dans son livre, nous a semblé trop intéressant pour ne pas le faire connaître ici par une traduction aussi fidèle qu’il est possible.

L’ASTUCE DU CHACAL,
Épisode du Mahabhârata.

« Dis-moi, en vérité, comment on peut se défaire d’un ennemi par la flatterie, par des présents, par divers moyens, ou encore par le bâton. »

Ainsi parlait le roi Dhritarâschtra ; son ministre Canica lui répondit :

« Écoute, ô grand prince ! ce que fit l’habitant d’une forêt, un chacal, qui savait pénétrer le sens des livres de la prudence. »

Un chacal, doué de sagesse, plein d’expérience dans les affaires, vivait en bonne compagnie avec un tigre, une souris, un loup et un ichneumon. Ils aperçurent dans la forêt une gazelle vigoureuse, marchant à la tête d’un grand troupeau ; n’ayant pu alors s’en emparer, les amis tinrent conseil. « Elle a déjà manqué plus d’une fois d’être prise par toi-même, ô tigre ! dit le chacal ; mais, grâce à la vitesse de sa course et à sa finesse, la jeune gazelle t’a toujours échappé. Maintenant, que la souris, pendant son sommeil, aille lui ronger les pieds ; puis que le tigre, à son tour, la saisisse ; alors nous en ferons tous curée de grand cœur. » Ils l’exécutèrent d’un accord unanime, ce conseil du chacal ; la souris rongea les pieds de la gazelle, le tigre vint ensuite la terrasser. Le corps de l’animal était étendu par terre, sans mouvement ; le chacal le vit, et après s’être baigné, il accourut en disant : « Salut ; je me charge de garderie butin. » À ces mots, tous se rendirent au fleuve ; le chacal resta là seul, attentif, tout occupé de ses desseins. Le tigre, fier de ses forces, sort de l’eau, et revient sur ses pas ; apercevant le chacal encore absorbé dans ses pensées : « Qu’as-tu à t’affliger ? lui dit-il, ô toi, le plus grand des sages ! Tu es pour nous le conseiller par excellence. Dépeçons la chair, puis reprenons notre course. » — « Animal aux griffes redoutables, dit le chacal, apprends de moi quel discours a tenu la souris sur ton compte : “Pitié, que cette grande force du roi des quadrupèdes ! C’est moi aujourd’hui qui ai tué la gazelle. Après s’être confié en mon bras puissant, il lire vanité de son exploit ; eh bien ! puisqu’il en est si glorieux, je ne fais aucun cas de son festin.” » — « Instruit à temps qu’elle tient ce langage, répartit le tigre, je ne me fie désormais qu’à mes propres forces ; j’irai chasser seul les hôtes des forêts ; là, il ne manquera pas de chairs à dévorer. » À ces mots, il prit la route des bois.

Vers le même temps arriva la souris ; le chacal s’approcha aussitôt d’elle, et lui dit : « Écoute, souris, à ton grand bonheur, ce qu’a dit l’ichneumon : “Je ne touche pas à la chair de la gazelle ; fi d’un pareil poison ! mais je veux manger la souris. Ainsi, que ton excellence profite du conseil.” » À cette nouvelle, bien épouvantée, elle alla se blottir dans un trou. Vers le même instant paraît le loup, qui avait achevé de se baigner. Dès son arrivée, le chacal lui adresse ces paroles : « Malheur à celui contre qui s’irrite le roi des quadrupèdes ! il va venir ici avec ses petits ; agis en conséquence. » Ainsi sommé par le chacal, l’animal carnassier fit un grand saut et décampa.

Survient encore l’ichneumon. Voici, ô grand prince ! ce que lui dit le chacal : « Ceux qui ont compté sur leurs forces ont été vaincus, et sont partis ; pour toi, accepte un combat singulier ; puis mange la chair à ta guise. — Puisque tu as vaincu des héros comme le tigre, le loup, même la maligne souris, ta seigneurie l’emporte en vaillance : je ne puis donc lutter avec elle. » Ainsi dit l’ichneumon, puis il se retira.

Débarrassé de tous ses compagnons, ajoute le ministre Canica, le chacal, ne se tenant plus de joie, put manger seul la gazelle : ce fut le prix de son adresse.

C’est par de semblables moyens qu’un roi pourrait facilement accroître sa puissance, écartant l’homme timide par la crainte, le héros par de flatteuses prières, l’homme cupide par de riches présents, comme le faible par la violence.


Après ce court, mais curieux épisode, on lit dans l’Anthologie un fragment d’un des Pourânas, contenant les aventures du solitaire Kandou ; narration piquante, d’une simplicité antique, d’une douce fraîcheur, et qu’avaient déjà fait connaître dans une traduction, Chézy à la France, et l’illustre G. de Schlegel à l’Allemagne. Après un extrait du poëme didactique de Calîdâsa sur les saisons, vient une comédie en deux actes : l’Arrivée d’un filou. Le livre est terminé par quelques hymnes tirées du Rig-Véda, comme spécimen des plus anciens monuments de la langue sanscrite.

Tous ceux qui s’intéressent aux progrès des études orientales auront la plus grande reconnaissance pour le célèbre indianiste qui, en faveur de ceux qui entrent dans la carrière, a fait trêve quelques instants à ses importantes recherches. On sait avec quel empressement M. Lassen a fait connaître, dans les dernières années, de nouveaux textes sanscrits, entre autre la fameuse idylle Gita-Govinda. Ses excursions sur d’autres sujets n’ont pas élé moins heureuses ; une grammaire du pracrit devenait nécessaire, puisque ce dialecte est la langue de certains passages du drame : M. Lassen a donné à cet effet un ouvrage complet tiré des écrivains indigènes. Digne émule de M. Eugène Burnouf, dont la réputation est aussi européenne, il a déjà jeté du jour sur le déchiffrement de l’écriture cunéiforme et sur l’ancienne langue des Perses ; une saine critique, appuyée sur une érudition consciencieuse, est le caractère de ses écrits sur ces matières, comme de son travail sur l’Ombrien des Tables Eugubines. Quand, dans ses leçons à l’université de Bonn, il aborde la grammaire des langues indo-germaniques, il unit encore à beaucoup de sagacité une méthode réservée et rigoureuse. Accordons notre sympathie à ces hommes qui, à l’étranger, comprennent la portée des études sur l’Orient, et concourent puissamment à leur propagation.

F. N.
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  1. Anthologia sanscrita, Glossario instructa, in usum scholarum, edidit Chr. Lassen, professor Bonnensis, etc. Bonnæ, 1838, in-8o ; apud Kœnig et Van Borcharen.