Antiquités du Mexique
Il a paru, il y a quelques mois, en Angleterre un grand ouvrage sur les antiquités américaines, dont un magnifique exemplaire a été offert en présent à l’Institut. Cet ouvrage, dû à la munificence de lord Kingsbourough, est jusqu’à présent resté inconnu en France ; et cependant il est pour le Nouveau-Monde ce qu’ont été pour l’Inde et pour l’Afrique deux ouvrages célèbres, celui de Daniel et celui de la commission d’Égypte. Honneur donc à celui qui a consacré une portion de son immense fortune à une branche toute nouvelle d’archéologie, dont le savant voyage de M. de Humboldt avait révélé en partie l’intérêt !
Ce bel ouvrage, mis au jour par M. Aglio, est divisé en sept volumes, et roule principalement sur les antiquités mexicaines[1]. Il eût été peut-être à désirer que l’auteur étendît davantage le champ de ses observations pour les compléter ; c’est ce qu’on est disposé à croire, surtout après la lecture de l’excellent Mémoire de M. Warden sur les antiquités américaines ; mais, tel qu’il est, ce magnifique ouvrage présente un répertoire complet des mœurs, des antiquités, de la littérature même du peuple le plus intéressant de l’Amérique, d’un peuple qui marchait à grands pas vers une civilisation qui lui était propre et que, malgré quelques analogies avec les civilisations de l’ancien monde, on doit regarder comme ayant eu un type tout particulier.
Mais au milieu de ces monumens de nations subjuguées par les Espagnols, et dont les arts ont été transformés par les arts de l’Europe, quelle surprise n’éprouve-t-on pas en retrouvant les vestiges d’un peuple qui n’a de nom ni parmi les Européens ni parmi les descendans des Aztèques, et qui cependant a laissé de nombreux monumens, attestant une civilisation bien plus complète que celle des peuples vaincus par Cortès, sur lesquels il est probable qu’elle eut une antique et mystérieuse influence ! Je veux parler de ces ruines de Palenque, qui s’élèvent dans un désert, à quelques lieues de Ciudad-Real[2], et qui disent à l’Europe : Vous ignorez l’âge de cette terre que vous avez appelée le Nouveau-Monde ; sa civilisation est peut-être aussi antique que celle de l’Égypte et de l’Inde ; une race que ses caractères physiologiques semblent classer à part, a dominé le pays, a élevé une ville immense dont l’architecture a quelquefois un caractère analogue à celui qu’on retrouve dans les monumens des Grecs et des Romains, et elle a disparu, si complètement disparu, que les pauvres Indiens qui errent au milieu de ses ruines, se contentent de les appeler les maisons de pierre (casas de piedras), car ils n’habitent que de pauvres cabanes, et ont encore moins de souvenirs des arts qui brillaient à Palenque[3], que les Arabes n’en ont de la puissance des Égyptiens. — Mais la surprise redouble encore quand on examine ces peintures hiéroglyphiques conservées à Dresde, reproduites dans l’ouvrage de lord Kingsbourough, et qui semblent, au milieu de leurs figures symboliques, offrir des caractères ayant une analogie frappante avec certains hiéroglyphes qu’on reconnaît sur les monumens de Palenque ! Ces livres sont-ils les livres de la ville inconnue ? diront-ils son nom ? découvriront-ils le grand mystère qui nous cache son origine ? seront-ils pour Palenque ce que les livres cophtes ont été pour ceux qui se sont occupés des hiéroglyphes égyptiens ? La vérité nous oblige à dire que le travail que nous préparons sur ces curieux monumens n’est pas encore assez complet pour nous avancer beaucoup dans le champ des conjectures, tout intéressantes qu’elles puissent être. En attendant que nous soyons en mesure d’offrir à nos lecteurs des renseignemens plus certains, nous croyons devoir retourner à des faits positifs.
Le septième volume des Antiquités du Mexique, quoiqu’il soit encore moins connu que les autres, est certainement un des plus importans, car il renferme l’histoire universelle de la Nouvelle-Espagne, du père Bernardino de Sahagun[4]. Pour comprendre tout ce que cet ouvrage, jusqu’alors inédit, a d’intéressant, il faut se rappeler que son auteur a vécu parmi les Mexicains plus de quarante-cinq ans ; qu’il a été à même de recueillir les traditions politiques et religieuses de la nation, et que sa connaissance approfondie de la langue a pu lui faire rectifier une foule d’erreurs grossières, dans lesquelles ses devanciers étaient tombés.
Torquemada et quelques autres auteurs parlent du père Sahagun, mais il est incertain qu’ils aient connu son ouvrage ; et Nicolas Antonio, si exact habituellement, tombe dans une grave erreur à son sujet, puisqu’il pense que le religieux franciscain avait voulu surtout faire un grand dictionnaire de la langue mexicaine. En cela, il partageait une erreur commune aux contemporains de Sahagun. La pensée du bon moine était bien plus vaste qu’on ne le supposait : non-seulement il voulut faire connaître à ses compatriotes la langue mexicaine, mais il lui parut bien plus important encore de sonder le génie intime de la nation, de révéler pour la première fois son véritable caractère, mélange d’une incroyable douceur et d’une horrible férocité. Il comprit que tout était encore dans la tradition, que cette tradition allait s’éteindre, et que l’erreur subsisterait. Ce peuple, enfin, que Hernan Cortès et que Bernal Dias del Castillo avaient vu en conquérans ivres de carnage et de fureur religieuse, il le vit en philosophe chrétien ardent à convertir, mais sentant bien que des conversions réelles ne pourraient être faites que quand on connaîtrait enfin les idées morales et religieuses d’un peuple qu’on s’était contenté jusqu’alors de baptiser le sabre à la main. Honneur au moine du xvie siècle, qui eut cette grande et noble pensée, et qui l’exécuta au milieu de si nombreux obstacles, que si la naïveté de son langage n’égalait point sa ferme persévérance, on serait tenté de mettre sur le compte de plusieurs ce qui n’appartient qu’à un seul ! Avant de donner quelques fragmens de son livre, examinons rapidement sa vie, la manière dont il recueillit les divers documens dont il composa son histoire et l’esprit particulier qui y domine.
Bernardino de Sahagun était né à Sahagun, bourg du pays de Campos, dans la Vieille-Castille. Il se voua à l’état monacal et entra dans un couvent de franciscains. En 1524, la conquête de la Nouvelle-Espagne étant à peu près terminée, il fut un des premiers religieux qui passèrent dans le pays, et devint un des fondateurs du collége que l’ordre établit à Mexico. Sahagun fut envoyé en mission dans diverses provinces. On ignore l’époque précise de sa mort, mais on sait qu’il vivait encore en 1577. Depuis l’époque de son arrivée au Mexique jusqu’à l’âge le plus avancé, le vénérable moine semble, comme nous l’avons dit, avoir été dominé par une seule pensée : par le désir de rendre les efforts des missionnaires moins infructueux, en les initiant à toutes les croyances des peuples qu’ils voulaient convertir. Et il ne faut pas croire cependant que le père Sahagun, doué d’une âme si généreuse, d’un cœur si compatissant pour les misères dont il se voyait environné, ait eu assez de force d’esprit pour s’élever au-dessus des idées de son temps : il a conservé tous les préjugés du xvie siècle et toute la bizarre érudition de cette époque. Sa grande affaire, on le voit souvent, c’est de saisir les rapports qui existent entre les croyances des idolâtres dont il déplore l’égarement et les croyances de l’ancien polythéisme. Pour lui, comme pour tous ses contemporains, les Mexicains sont sous l’influence immédiate du malin esprit, qui obscurcit sans cesse à leurs yeux les mystères de la révélation ; mais heureusement chez lui les faits observés avec une scrupuleuse conscience subsistent dans toute leur naïveté. Où notre chroniqueur est admirable, c’est quand il se contente de raconter la tradition, ou, pour mieux dire, de la traduire ; car il est bon de l’apprendre, la plus grande partie de son livre, et c’est ce qui le rend si précieux, n’est que la traduction de chroniques orales ou traditionnelles, à la conservation desquelles aidaient puissamment ces peintures hiéroglyphiques qui rappelaient néanmoins plutôt les faits matériels qu’elles ne pouvaient rendre les idées abstraites. Au Mexique comme au Pérou, au Chili et même chez d’autres peuples bien moins avancés en civilisation, il y avait dans les bourgades des hommes dont la mémoire s’était prodigieusement exercée, et que, selon l’expression d’un vieux voyageur, on pouvait appeler les hommes-archives. La tradition était conservée chez eux vivante, et l’on veillait à ce qu’elle ne s’altérât point. Au Mexique surtout, les chroniques historiques, les discours traditionnels qu’on adressait aux dieux et aux rois, et qui contenaient les principes fondamentaux de la religion et de la politique, étaient conservés de cette manière : par un bonheur inoui pour l’étude future de l’histoire du Nouveau-Monde, de la mémoire des Mexicains, ces discours sont passés avec toute leur simplicité solennelle dans l’ouvrage du père Sahagun ; nous allons offrir les garanties que le bon religieux nous donne de son exactitude scrupuleuse. On verra que, s’il n’a su mettre de côté les idées de son temps, il n’a manqué ni de méthode ni de clarté, et que ces deux qualités si précieuses dans un historien quelquefois enthousiaste étaient unies chez lui à une prodigieuse persévérance.
Bernardino de Sahagun commença son ouvrage en langue mexicaine dans le bourg de Tepepulco, de la province de Tezcuco. Par le conseil du gouverneur, il choisit, pour obtenir la tradition, douze Indiens des plus anciens, ayant une grande réputation de probité. Durant l’espace de deux ans, il eut des conférences continuelles avec eux : les réponses verbales qu’ils faisaient à ses questions étaient immédiatement retracées en peintures hiéroglyphiques, et au bas de ces peintures, quatre jeunes Mexicains élevés au collége, dans lesquels on devait avoir une entière confiance, donnaient une interprétation exacte du texte en latin et en espagnol. J’ai encore les originaux, dit le moine.
À Santiago de Tlatetulco, Sahagun fit un travail analogue, et conféra sur ce qui avait été écrit avec les anciens les plus honorable du pays, avec le recteur du collége et avec les étudians indiens qu’on y élevait. Il fut bientôt rappelé au couvent de Saint-François de Mexico, où il acheva d’établir l’authenticité de toutes les relations qui lui avaient été fournies, par des moyens semblables à ceux qu’il avait déjà employés ; pour donner plus de garantie de son exactitude, notre auteur nomme les individus dont il obtient des renseignemens. Tout cela le conduisit jusqu’en 1545 ; l’ouvrage alors était écrit en langue mexicaine, et il fut soumis à la censure d’un grand nombre de personnes d’un esprit cultivé. Les différens documens une fois rassemblés, l’auteur put les comparer avec ce qu’il avait sous les yeux, c’est-à-dire avec les restes nombreux d’anciens édifices, et avec les vestiges de vieilles coutumes subsistant encore. D’ailleurs, ainsi que le fait observer le Repertorio americano, qui renferme des renseignemens curieux à ce sujet, la conquête n’ayant commencé qu’en 1519, et n’ayant été terminée qu’en 1524, les anciens qui, en différens endroits, conférèrent avec notre historien avant 1545, quand bien même ils eussent été sexagénaires, avaient beaucoup plus de trente ans lors de la ruine de l’empire, et cet âge était bien plus que suffisant pour qu’ils fussent instruits des mœurs et des coutumes sur lesquelles on les interrogeait. Comme une multitude de documens furent reçus séparément et sur différens points du Mexique, que l’auteur pouvait s’aider en outre des nombreuses connaissances qu’il avait acquises dans la langue du pays bien avant 1530, il ne peut plus rester aucun doute sur l’exactitude de son travail.
Mais, quand ce travail immense fut accompli, et il le fut en 1545, le pauvre religieux n’eut encore rien fait en quelque sorte pour parvenir au but qu’il se proposait : il fallait vaincre l’ignorance monacale ! Croirait-on que l’Histoire de la Nouvelle-Espagne ne put être mise au net qu’en 1569, et que la traduction espagnole n’en fut terminée qu’en 1575 ? Le bon père était devenu vieux, sa main tremblait, et on lui disait, pour éviter les dépenses de la copie, qu’il était contre le vœu de la pauvreté de dépenser de l’argent à faire ces écritures. C’est ainsi que parlaient ces moines ignorans à celui qui travaillait depuis tant d’années afin, selon ses propres expressions, que les ministres de l’Évangile qui devaient lui succéder ne pussent pas se plaindre de ce que les premiers missionnaires auraient laissé dans l’obscurité les croyances des naturels.
Aussi quelle joie n’éprouva pas le vieillard, quand il se vit enfin compris par un religieux ayant plus d’influence que lui sur son ordre, quand le commissaire général, frère Rodrigo de Segura, vint au Mexique, et qu’il lui donna les moyens de terminer son ouvrage ! Et toutefois, quoiqu’il eût pris grand plaisir à la lecture du manuscrit de Sahagun, il paraît encore qu’en favorisant son auteur, il eut surtout l’intention d’être agréable à D. Juan de Obando, président du conseil des Indes en Espagne, qui avait le plus vif désir de le voir paraître. Le P. Sahagun est plein de reconnaissance pour cette pensée généreuse : il dédie son livre à celui qui en a compris vaguement l’utilité, parce que, dit-il, il a racheté son œuvre, qu’il l’a tirée de dessous les cendres[5].
Singulière destinée de ce précieux ouvrage, qui fut pris pour un long dictionnaire par les uns, pour une chronique insignifiante par d’autres, et qui ne paraît que trois siècles après qu’il a été écrit, quand les nations sur lesquelles il devait influer ont perdu leur caractère primitif, quand elles sont éteintes comme nations !
Mais comment le livre du P. Sahagun, au milieu de tant de vicissitudes, nous est-il enfin parvenu ? C’est ce que nous dirons en peu de mots.
Après qu’il y eut mis la dernière main, le chroniqueur le partagea en douze livres, divisés en un très-grand nombre de chapitres. Chaque page présentait trois colonnes ; la première offrait la traduction du texte en langue espagnole, la seconde renfermait le texte en langue mexicaine, la troisième indiquait la signification des mots mexicains, avec les chiffres correspondans aux deux parties. Cette chronique, ainsi rédigée, ne nous est point parvenue, non plus que les documens rassemblés par l’auteur, et écrits en latin, en espagnol et en hiéroglyphes mexicains. Peut-être se retrouveront-ils un jour dans quelque couvent ignoré de l’Espagne ou du Nouveau-Monde ; mais deux copies du texte espagnol avaient été faites à part et envoyées en Europe : l’une d’elles fut déposée dans le couvent de Saint-François du bourg de Sahagun[6] ; on ignorait ce qu’elle était devenue quand l’historien Munos parvint à la découvrir, avec l’intention d’en faire usage pour son histoire du Nouveau-Monde, dont un seul volume a paru. Il en tira une copie. À la mort de Munos, les papiers de cet écrivain furent confiés à l’Académie royale d’histoire de Madrid ; l’ouvrage du P. Sahagun s’y trouvait ; on en fit faire une copie confrontée à l’original avec une scrupuleuse exactitude ; elle fut envoyée en Amérique. C’est sur le manuscrit de Munos, dit-on, que l’impression de la collection de lord Kingsbourough a été faite ; cependant on ne peut pas se dissimuler, ainsi que le déclare lui-même l’éditeur des Antiquité du Mexique, que cette copie ne fût incomplète : le manuscrit était altéré en divers endroits, et l’on suppose que le troisième et le sixième livres ont plus souffert que les autres. Tel qu’il est cependant, l’ouvrage peut former environ deux volumes in-folio.
Mais, sans contredit, la perte la plus sensible est celle de ces quatre-vingts hymnes religieux que le P. Sahagun appelle des psaumes, qui existent sans aucun doute dans l’ouvrage original, et le copiste aura dédaigné de reproduire, comme étant une chose frivole. Boturini Bernaduci parle beaucoup des chants mexicains[7], qui, de même que tous ceux des peuples dans l’enfance, pouvaient être consultés sur les grands faits historiques et cosmogoniques. La perte des hymnes mexicains doit donc être regardée comme très-fâcheuse sous le rapport religieux et poétique.
Nous avons déjà dit que l’Histoire de la Nouvelle-Espagne était divisée en douze livres. Avant de traduire quelques fragmens de ceux que nous regardons comme les plus intéressans, et qui feraient à eux seuls deux ouvrages d’un haut intérêt, nous allons jeter un coup d’œil rapide sur l’ensemble de ce grand monument.
Le premier livre est consacré à la théogonie mexicaine, et se divise en vingt-deux chapitre. Torquemada, Boturini Bernaduci, Clavigero, ont traité déjà d’une manière étendue cet important sujet ; mais il serait curieux de comparer l’exposé de la mythologie aztèque, tel que le donne le moine du xvie siècle, avec ce qui est rapporté par ses contemporains ou par ses successeurs. L’orthographe des noms diffère ; mais le soin minutieux apporté par Sahagun à la copie du texte mexicain est un sûr garant de son exactitude.
Dans le second livre, qui renferme trente-six chapitres, l’auteur s’occupe du calendrier, des fêtes et cérémonies, des sacrifices et solennités en usage pour honorer les dieux. Entre la foule de détails tout-à-fait inconnus que renferme ce livre, une chose frappe surtout, c’est l’exactitude des calculs dans la division de l’année. Le rapport de l’année mexicaine avec l’année julienne est tel, comme l’a déjà si bien fait observer le Repertorio americano, que les Aztèques savaient très-bien reconnaître les bissextiles ; au bout de quatre ans, ils ajoutaient un jour à ce qu’ils appelaient les cinq jours superflus.
Dans le troisième livre, qui contient quatorze chapitres, le P. Sahagun parle de l’origine des dieux, des croyances relatives à la destinée de l’âme, de la dignité sacerdotale, etc. C’est, comme on le voit, un des livres les plus importans ; mais malheureusement aussi, c’est un de ceux qui ont subi le plus d’altération, ainsi que l’annonce l’éditeur.
Le quatrième livre, divisé en quarante chapitres, traite de l’astrologie judiciaire des Mexicains ; on y apprend à connaître leurs jours heureux ou malheureux, la destinée qui attendait les individus nés sous certains signes. Soumis au préjugé de son siècle, qui unissait intimement l’astronomie et l’astrologie, le père Sahagun revient, dans ce chapitre, sur le calendrier des Aztèques, et sur les cycles en usage parmi eux. Malgré son titre, ce livre n’est donc pas un des moins importans de l’ouvrage, et il mérite l’examen le plus attentif de la part de nos savans.
Le sixième livre est intitulé : De la Rhétorique et de la Théologie de la nation mexicaine, où se trouvent des choses très-curieuses touchant les beautés de la langue et les délicatesses des vertus morales.
Ce livre, divisé en quarante-deux chapitres, est incontestablement le plus précieux, selon nous, puisqu’il nous révèle toute une littérature sacrée complètement ignorée jusqu’alors, et dont nous allons faire connaître quelques fragmens à nos lecteurs[8]. Il est bon de se rappeler que ces discours, conservés avec une minutieuse exactitude, étaient religieusement formulés dans le temple ; que les expressions en étaient en quelque sorte pesées, et qu’ils renfermaient le dogme religieux dans toute sa pureté.
« Seigneur très-humain, très-secourable ; défenseur invisible et impalpable, par la sagesse duquel nous sommes régis, sous l’empire duquel nous vivons ; Seigneur des batailles, c’est une chose avérée qu’une grande guerre se prépare : le dieu de la guerre ouvre la bouche ; il a faim, il veut engloutir le sang de ceux qui mourront dans les combats. Il paraît qu’ils veulent se réjouir, le soleil et le dieu de la terre que l’on appelle Tlatecutli ! Ils veulent donner à manger et à boire aux dieux du ciel et de l’enfer, et ils leur feront un banquet de la chair et du sang des hommes qui vont mourir durant cette guerre. Ils nous contemplent déjà les dieux du ciel et de l’enfer, pour voir quels seront ceux qui vaincront, quels seront ceux qui seront vaincus ; lesquels doivent tuer, lesquels doivent recevoir la mort. Ils veulent voir ceux dont le sang doit être bu, et ceux dont la chair doit être mangée. C’est ce qu’ignorent les nobles pères et mères dont les enfans doivent mourir ; oui, c’est ce qu’ignorent tous leurs parens et tous leurs proches. C’est ce qu’ignorent ces mères qui les ont élevés quand ils étaient petits, et qui leur ont donné leur lait
» Faites, ô Seigneur, que les nobles qui mourront à la guerre soient agréablement reçus par le soleil et par la terre, qui sont le père et la mère de tous, et qui ont des entrailles d’amour ; et pour tout dire, vous ne les avez pas trompés en faisant ce que vous faites, en exigeant qu’ils meurent à la guerre, car c’est la vérité que vous les avez envoyés sur cette terre pour qu’ils donnent à manger au soleil et à la terre par leur chair et par leur sang…
» Ô Seigneur très-humain, Seigneur des batailles, souverain de tous, toi, dont le nom est Tezcatlipuca, dieu invisible et impalpable, nous te supplions que ceux que tu auras laissé mourir durant cette guerre soient reçus dans la maison du soleil avec amour, avec honneur ; qu’ils y soient placés et assis près des vaillans, c’est-à-dire près de Quitzieguaguatzin, Y Maccuhcatzin, Thacavepatzin, Yxtlilcuechavac, Yhuitlenuic et Chavaguetzin, et tous ces hommes célèbres qui sont morts à la guerre avant ce temps ; ils font d’éternelles réjouissances ; ils célèbrent dans des louanges perpétuelles notre maître, le soleil ; ils vont suçant, aspirant la douceur de toutes les fleurs suaves par leur goût et par leur parfum. Voilà la jouissance réservée aux vaillans, aux hommes courageux, morts durant les combats. C’est ainsi qu’ils s’enivrent de plaisirs. Ils ne se souviennent plus, ils ne tiennent plus compte de la nuit ni du jour, des années ni des temps ; car leur puissance, leur richesse est sans fin, et les fleurs dont ils aspirent le parfum ne se fanent jamais. »
Torquemada, Acosta, Clavigero et une foule d’autres historiens ont déjà parlé de l’antique usage où étaient les Mexicains de se confesser à leurs prêtres. Le discours suivant jette un nouveau jour sur cette coutume.
« Ô frère, tu es venu dans un lieu de beaucoup de péril, de beaucoup de travail, de beaucoup de terreur ! C’est un précipice d’où s’élève une roche taillée à pic. Celui qui y tombe une fois n’en peut jamais sortir ; tu es venu en même temps dans un lieu où mille lacs et mille filets sont mêlés, tendus les uns au-dessus des autres, de manière que rien ne puisse passer sans tomber dans quelques-uns d’entr’eux, et non-seulement il y a des lacs et des filets, mais il y a encore des trous profonds comme des puits, et tu t’es jeté toi-même dans le gouffre du fleuve. Tu t’es jeté dans les filets dont il ne t’est plus possible de sortir. Ce sont tes péchés, et on peut aussi les comparer à des bêtes féroces qui tuent, qui déchirent le corps ainsi que l’âme. Aurais-tu par hasard caché quelques-uns de ces péchés si graves, si révoltans, si horribles, si honteux, qui sont déjà publiés dans le ciel, sur la terre, aux enfers, qui infectent le monde jusqu’à ses confins ?
» T’es-tu déjà présenté devant notre Seigneur très-humain, protecteur de tous, que tu as offensé, dont tu as provoqué la colère, et qui demain ou un autre jour te tirera de ce monde et t’enverra dans la maison universelle de l’enfer, où sont ton père et ta mère, le dieu et la déesse du triste séjour, la bouche ouverte, prêts à te déchirer, ainsi que tout ce qu’il y a au monde.
» Et pour conclure, je te le dis, il faut que tu balaies les immondices et le fumier de ta maison, que tu te purifies toi-même, que tu cherches un esclave pour le sacrifier aux dieux, que tu fasses une fête aux chefs, et qu’ils chantent les louanges du Seigneur. Il convient aussi que tu fasses pénitence, en travaillant un an ou davantage dans la maison de Dieu. Là tu te tireras du sang, tu te perceras le corps avec des pointes d’aloës, et pour que pénitence complète soit faite de tes adultères et de tes autres souillures, tu te passeras chaque jour deux fois des bois aigus à travers les parties sensibles du corps : une fois par les oreilles, une fois par la langue[9]. »
« Ô Seigneur très-humain et très-libéral, maître de la verdure et de la fraîcheur, souverain du paradis terrestre embaumé et fleuri, seigneur de l’encens, ah ! douleur, les dieux de la pluie, vos sujets, se sont cachés dans leur retraite, eux qui ont coutume de nous donner les choses nécessaires à la vie, et qu’on honore avec l’Ulli, le Yauthli et le Copal. Oui, ils ont caché toutes les provisions dont se soutient notre existence, et qui sont pour nous comme des pierres précieuses, comme des émeraudes et des saphirs ; oui, ils ont emmené avec eux la déesse de l’abondance, leur sœur ; ils ont emmené également la déesse Chilli ou Yxi ; ayez pitié de nous qui vivons ; tout se perd, tout se dessèche : on dirait que tout est en poussière, ou couvert de toiles d’araignées par le manque d’eau ! Ô douleur des pauvres gens ! ils meurent déjà de faim ; ils sont tous amaigris, défigurés ; l’auréole livide qui entoure leurs yeux est semblable à celle des morts.
» Ils ont la bouche sèche comme l’herbe desséchée, et l’on peut compter tous les os de leur corps, comme si c’était la figure de la mort elle-même ! et les enfans, ils s’en vont tout défigurés, ils sont jaunes, leur couleur est celle de la terre. Jusqu’aux quadrupèdes et aux oiseaux qui souffrent de cette tribulation, à cause de la sécheresse. C’est une grande tristesse que de les voir, ces oiseaux, les uns avec leurs ailes abattues et se traînant de faim, les autres tombant de l’air, parce qu’ils ne peuvent plus voler ; d’autres encore ayant le bec ouvert de faim et de soif. Et les animaux, Seigneur, c’est grande douleur que de les voir tomber de défaillance et dévorer la terre, la langue collée, la gueule ouverte, haletant de faim et de soif. Et les hommes, ils perdent le jugement ; ils meurent faute d’eau, tous périssent sans qu’un seul demeure. Il semble que nous soyons dans le feu. Certes, c’est une chose horrible que de souffrir la faim comme nous la souffrons. Semblable à la couleuvre à qui le désir de la pâture fait répandre sa salive, qui se replie, qui demande à manger, qui mugit pour qu’on lui donne de la nourriture, l’homme demande sa subsistance, et c’est chose épouvantable que de voir son agonie.
» Il y a des années que nous avons entendu dire aux vieux et aux vieilles qui sont passés, que le ciel devait tomber sur nous, et que l’on verrait descendre les démons de l’air, appelés Tzitzimites, qui doivent venir détruire la terre avec tous ceux qui l’habitent, pour que les ténèbres soient à jamais sur l’univers, et qu’il n’y ait plus nulle habitation des hommes. Les anciens l’ont su, et ils l’ont dit. De tradition en tradition, nous avons appris que la fin du monde devait s’accomplir après que la terre serait lasse de produire d’autres créatures. Seigneur, nous aurons pour richesse et pour plaisir que cette prédiction s’accomplisse sur nous ! Ô infortunés que nous sommes ! Ah ! soyez assez clément pour nous envoyer une peste qui nous achève tout à coup. Cette plaie a coutume de venir du dieu de l’enfer, et dans cette circonstance, par bonheur, la déesse de l’abondance et le dieu des moissons accordent quelque fraîcheur, au moyen de laquelle ceux qui meurent, emportent quelques petites provisions pour traverser le chemin qui conduit à l’enfer. Considérez que cette tribulation n’est point amenée par la guerre, et qu’elle procède des rayons du soleil, que le soleil, comme un dieu fort et valeureux, lance sur la terre ; car autrement, les soldats, les vaillans, les hommes forts et belliqueux mèneraient grande joie de se trouver en péril, parce que dans les vicissitudes de la guerre beaucoup meurent, qu’on répand beaucoup de sang, que l’on amoncelle dans les campagnes les corps morts, les ossemens des vaincus, et qu’on jonche la surface de la terre des cheveux de ces têtes qui se dépouillent quand elles se corrompent. Ils ne craignent rien de tout cela, parce qu’ils sont persuadés que leur âme va dans la maison du soleil, où ils célèbrent les louanges du dieu avec des voix pleines d’allégresse, et où ils sucent les fleurs de diverses manières avec grande volupté.
» Ô Seigneur plein de pitié ! Seigneur de la verdure, des gommes, des herbes odorantes, je vous supplie de regarder votre peuple avec miséricorde ! »
Nous pourrions étendre beaucoup ces curieuses citations, mais il nous reste à parler de choses trop importantes pour les multiplier ; elles feront sans doute vivement regretter, sous le rapport littéraire, cet ouvrage antique du VIIIe siècle qui était appelé le Teo Amoxtli (le livre divin), où l’astrologue Huematzin avait consigné l’histoire, la mythologie, les lois des peuples Toltèques. Elles feront regretter surtout ces poésies religieuses de Nezahualcojtol, roi d’Acolhuacan (Tezcuco), composées en langue aztèque au XVIe siècle, et traduites en espagnol par le neveu du roi-poète, baptisé sous le nom de Ferdinand Alba Ixtilxochitl. Bien que l’on affirme qu’elles ont été conservées, nous avons cherché vainement jusqu’à ce jour à nous les procurer.
Le livre septième de l’histoire universelle de la Nouvelle-Espagne est consacré à la météorologie, et contient encore des choses fort curieuses sur les divisions du temps, et sur les fêtes qu’elles amenaient. Le huitième livre roule sur la hiérarchie des rois et des chefs, et le mode de leur élection. C’est là que se trouvent des détails du plus haut intérêt sur l’organisation politique des Mexicains, sur leur état législatif, et même sur la chronologie historique. Pour reposer sans doute son lecteur de ce grave sujet, Sahagun a terminé ce livre par une description des palais et des ornemens royaux, des banquets, des fêtes que donnaient les chefs. Ceci sert en effet de transition au neuvième livre, où l’auteur s’occupe de l’état social des marchands, du commerce en général, des ouvriers en pierres précieuses, etc. Il fait connaître la manière de vivre de cette classe d’hommes ; il entre même dans quelques détails sur leurs fêtes et sur leurs banquets. On est vraiment surpris en le lisant du degré d’industrie auquel étaient parvenus les Aztèques.
Le sujet du dixième livre était un des plus difficiles à remplir. Sahagun entreprend d’y révéler les vices et les vertus des Mexicains, ainsi que les caractères physiques qui appartiennent à leur race. Il termine par un aperçu général sur les maladies dont ils étaient affectés, et les remèdes qu’ils y portaient. Comme dans ce livre, qui est divisé en vingt-neuf chapitres, Sahagun entre dans de grands développemens sur la vie matérielle et intellectuelle de toutes les classes, et particulièrement sur celle des artisans, il donne encore de nouveaux détails sur l’industrie des villes, et sur ce qu’il appelle les arts libéraux et mécaniques. Là se trouve une matière médicale toute nouvelle qui nous a paru digne du plus haut intérêt, et qu’il ne serait pas sans doute inutile d’examiner attentivement. Mais ce qui surprend surtout, c’est la manière large dont le religieux du xvie siècle voit l’état moral des peuples qu’on vient de soumettre : « La philosophie morale, dit-il, avait enseigné par expérience à ces peuples que, pour vivre vertueusement et comme des mortels attendant la mort, une rigoureuse austérité, des travaux continuels, utiles à la chose publique, était nécessaires… Comme cet état de chose cessa par l’arrivée des Espagnols, comme ceux-ci abolirent toutes les coutumes et toutes les formes de gouvernement qui régissaient les Indiens ; comme, en un mot, ils voulurent les réduire à la manière de vivre de l’Espagne en ce qui touche les choses divines et terrestres, parce qu’ils les regardaient comme des idolâtres et des barbares, tout leur ordre social s’écroula… C’est une grande honte pour nous que parmi ces naturels il se soit trouvé anciennement des sages qui ont su apporter un remède à la plupart des fautes auxquelles cette terre dispose ses habitans, tandis que nous autres, nous nous abandonnons à nos mauvaises inclinations… Ils étaient pleins de sens ces antiques habitans du Mexique qui confiaient à la république leurs fils et leurs filles pour les élever, et qui ne laissaient pas leur éducation entre les mains des parens ! »
Le onzième livre, qui contient treize chapitres, est consacré à la description physique du pays. Non-seulement l’auteur y examine les productions animales, végétales et minérales ; mais il y entre dans des détails géographiques ; il y décrit les montagnes, les volcans, les terres diverses, et même les routes. Ce chapitre, fort curieux du reste, doit être lu avec circonspection, car dans les sciences physiques le P. Sahagun ne s’élevait guère au-dessus des connaissances les plus vulgaires du xvie siècle. On sent toutefois que là, comme dans plusieurs autres parties de l’ouvrage, une civilisation particulière a imprimé à la science confuse des Européens un caractère qui lui était propre, et qui n’excluait point une observation attentive des phénomènes de la nature.
Nous arrivons enfin au dernier livre, et c’est avec le sixième celui qui, sous le rapport littéraire, offre le plus d’intérêt. C’est le récit d’un grand événement vu sous une face toute nouvelle ; c’est en un mot une chronique mexicaine qui a toute la vérité de l’histoire et le merveilleux qui imprimait à cette histoire l’idée que les Européens étaient des dieux. Laissons parler le moine, car il dit bien mieux que nous ne pourrions le faire quel est le genre d’intérêt qui se rattache à cette dernière partie de son ouvrage.
« Bien qu’un grand nombre de personnes aient écrit en espagnol l’histoire de la conquête de la Nouvelle-Espagne d’après les diverses relations des conquérans, j’ai voulu l’écrire, moi, en langue mexicaine, non pas tant encore pour tirer quelques vérités des Indiens qui se trouvaient présens à la conquête, que dans l’intention d’indiquer le langage employé pour signaler les événemens de la guerre et les armes dont usaient les naturels. On peut alléguer que ceux qui furent conquis surent et conservèrent la tradition d’une foule de choses ignorées des conquérans.
» C’est pourquoi il ne m’a pas semblé inutile d’écrire cette histoire, qui a été retracée dans un temps où vivaient ceux qui étaient présens à la conquête, dont ils ont donné la relation suivante. C’étaient des personnages d’importance, de bon jugement, et qui, à coup sûr, ont dit toute la vérité. »
Sahagun commence immédiatement à raconter de quelle manière s’effectua la conquête du Mexique.
Après avoir dit comment les capitaines de Motezuzuma[10], qu’on désignait sous le nom de Calpixques, allèrent au nombre de cinq visiter les navires de Grijalva, qu’ils prirent pour le dieu Quetzalcoatl[11] ; après avoir peint la terreur plus grande encore qu’inspira Cortès, qui fut pris également pour ce dieu voyageur. Sahagun semble laisser parler la chronique mexicaine.
« L’empereur envoya cinq chefs pour recevoir Quetzalcoatl, qu’il attendait de jour en jour : ces cinq chefs étaient chargés de lui remettre des présens. Le plus important, par le rang qu’il occupait, était Yoallichan, le second Tepuztecatl, le troisième Ticava, le quatrième Vevetecatl, le cinquième Veicamettheca.
» Le roi Montezuma leur parla ainsi : « Considérez que l’on a dit que notre dieu Quetzalcoatl était arrivé ; allez, recevez-le, écoutez ce qu’il vous dira avec beaucoup de soin, et faites attention à ne rien oublier. Voici les joyaux que vous lui présenterez de ma part, ce sont tous les ornemens sacerdotaux qui lui appartiennent. »
Ici l’historien donne la description des présens, et ce n’est pas la partie la moins curieuse du livre ; mais nous passerons rapidement sur ces détails, pour en venir à des faits plus caractéristiques et plus importans. Sahagun, après avoir décrit l’arrivée à bord des navires des envoyés mexicains, rappelle le discours qu’ils adressèrent au conquérant espagnol.
« Il faut, dirent-ils, que le dieu que nous venons adorer en personne connaisse son serviteur Montezuma, qui régit et gouverne la ville de Mexico, et qui nous a dit : « Le dieu est arrivé, après de grands travaux. » Aussitôt ils offrirent les ornemens qu’ils portaient, et les présentèrent au capitaine Hernando Cortès, en l’en parant. Ils placèrent d’abord sur sa tête la couronne et le masque d’or ; ils attachèrent ensuite à son cou les colliers de pierres précieuses et les autres joyaux ; ils lui mirent au bras gauche le bouclier dont il a été fait mention en décrivant les présens, et ils posèrent ensuite les autres objets devant lui comme on a coutume de déposer les présens. Le capitaine leur dit : « Y a-t-il autre chose que cela ? » Ils lui répondirent : « Seigneur, nous n’avons pas apporté autre chose que ce qui est ici. » Le capitaine ordonna immédiatement qu’ils fussent garrottés, et fit tirer l’artillerie. Les messagers, dont les mains et les pieds étaient liés, tombèrent comme morts quand ils entendirent le bruit des canons : les Espagnols les relevèrent, et leur donnèrent à boire du vin, ce qui les reconforta. Après cela, le capitaine D. Hernando Cortès leur dit, par le moyen de son interprète : « Écoutez-moi, on m’a dit que les Mexicains étaient des hommes vaillans, combattant sans cesse, grands lutteurs, adroits au maniement des armes ; on m’a dit qu’un seul Mexicain pouvait vaincre jusqu’à dix, et même jusqu’à vingt de ses ennemis : je veux voir si cela est vrai, et si vous êtes aussi courageux qu’on me l’a dit. » Il ordonna aussitôt qu’on leur donnât des épées et des boucliers, pour qu’ils combattissent contre autant d’Espagnols, et pour savoir quels seraient les vainqueurs. Mais les Mexicains répondirent aussitôt au capitaine Cortès : « Écoutez notre excuse, nous ne pouvons pas faire ce que vous nous ordonnez, parce que Montezuma ne nous a pas envoyés pour autre chose que pour vous saluer, et pour vous offrir ces présens ; nous ne pouvons pas faire autre chose ; non, nous ne pouvons pas exécuter ce que vous nous ordonnez. Si nous le faisions, Montezuma, notre seigneur, serait irrité contre nous, et nous ferait mourir. » Le capitaine leur répondit : « Vous devez faire malgré tout ce que je vous dis ; je veux voir quels hommes vous êtes, car là-bas, dans notre pays, nous avons entendu dire que vous étiez des guerriers vaillans : prenez donc ces armes, et disposez-vous pour que demain matin nous nous rencontrions dans la campagne. »
» Cela fait, ils prirent congé du capitaine, entrèrent dans leurs canots, et commencèrent à se diriger vers la terre, ramant en grande hâte, et se disant les uns aux autres : « Courage, hommes vaillans, efforcez-vous de ramer avant que personne ne nous accoste. »
» Après avoir entendu le récit que lui firent ses envoyés, Montezuma rassembla aussitôt quelques devins, des augures et des chefs, et il les envoya au port où étaient les Espagnols, afin qu’ils s’arrangeassent de manière à ce que la nourriture ne manquât point aux étrangers, et qu’ils eussent tout ce qu’ils pourraient désirer. Il leur recommanda d’être attentifs à ce qu’ils verraient, et de lui en donner une fidèle relation. Il envoya en outre avec eux quelques esclaves, afin qu’on les sacrifiât devant le dieu qui était arrivé, si l’on voyait que cela lui convînt, et qu’il demandât du sang pour le boire. Ces ambassadeurs s’éloignèrent donc et arrivèrent au lieu où étaient les Espagnols, et ils leur offrirent des gâteaux de maïs teints de sang humain. Quand les étrangers virent cette nourriture, ils éprouvèrent un grand dégoût, et commencèrent à cracher et à la rejeter avec horreur, parce que véritablement le pain sentait le sang. Cela se fit par ordre de Montezuma, et il ordonna de le faire, parce qu’il croyait que ces étrangers étaient des dieux venus du ciel, et que les nègres étaient des dieux noirs.
» Montezuma leur envoya ensuite des devins et des enchanteurs, pour qu’ils vissent si on pourrait jeter quelque sort qui fît mourir les étrangers ou qui les forçât de s’éloigner. Ceux-ci firent tous leurs efforts, comme le leur avait recommandé Montezuma, mais rien ne put leur réussir. »
La chronique entre ici dans de nombreux détails sur la manière dont agissaient les Espagnols à l’égard des naturels, sur la terreur qu’ils inspiraient et sur les rapports qui étaient adressés à l’empereur. Elle fait connaître surtout l’impression que produisit à Mexico la nouvelle que les Européens voulaient s’y rendre.
« Ces choses entendues par Montezuma, il commença à concevoir le pressentiment que de grands maux venaient sur lui et sur son royaume. Il commença à y avoir grande crainte en lui de même que parmi tous ceux qui connaissaient les nouvelles déjà racontées. Tous pleuraient, tous étaient plongés dans l’angoisse, et allaient la tête baissée. Ils formaient des rassemblemens et parlaient avec effroi des nouvelles qui étaient venues. Les mères prenaient en pleurant leurs enfans, et leur posant la main sur la tête, leur disaient : « Ô mon fils ! tu es né dans un temps mauvais ; tu dois voir de grandes choses, et tu auras à supporter de grands travaux ! » Il fut rapporté à Montezuma comment les Espagnols amenaient avec eux une Mexicaine, nommée Marina, habitante du bourg de Teticpac, situé sur la côte de la mer du Nord. On lui dit qu’elle leur servirait d’interprète, et qu’elle disait en langue mexicaine tout ce que lui ordonnait de dire le capitaine Hernando Cortès. Aussitôt Montezuma commença à envoyer des messagers et des chefs où se trouvaient les Espagnols, afin qu’ils observassent ce que faisaient ces étrangers, et qu’ils exécutassent ce qui serait nécessaire pour leur service. Chaque jour, les uns allaient et les autres revenaient. Les messagers se succédaient continuellement. Les Espagnols ne cessaient pas de s’informer de Montezuma : ils voulaient savoir quelle personne ce pouvait être ; s’il était vieux ou s’il était jeune, si enfin c’était un homme de moyen-âge, ou qui eût des cheveux blancs. Les Mexicains répondaient aux Espagnols : « C’est un homme entre les deux âges ; il n’est ni vieux ni épais, il est sec et agile. » Quand Montezuma écoutait la relation des messagers, et qu’il apprenait combien les Espagnols prenaient d’informations sur lui, et quel désir ils avaient de le voir, il tombait en grande angoisse. Il pensait à fuir ou à se cacher de telle sorte que les Espagnols ne pussent pas le trouver. Il songeait à se réfugier dans quelque caverne, ou même à sortir de ce monde et à s’en aller en enfer, dans le paradis terrestre ou dans quelque lieu inconnu, et il s’entretenait de cela avec ceux de ses amis en qui il se confiait le plus. Il y en a, lui répondait-on, qui savent le chemin pour aller en enfer, au paradis terrestre, à la maison du soleil ou bien à la caverne qu’on appelle Cincalco, près d’Atlacuioacan, derrière Chapultepec, où se trouvent des lieux très-cachés. Votre Majesté rencontrera un asile dans un de ces endroits ; que Votre Majesté choisisse celui qui lui conviendra, nous l’y conduirons : là elle pourra se consoler sans recevoir aucun dommage. Montezuma se sentit disposé à se rendre dans la caverne de Cincalco, et on le publia par tout le pays ; mais cette résolution n’eut pas de suite. Rien de ce que les enchanteurs avaient promis ne se vérifia. Montezuma essaya de prendre courage et d’attendre ce qui devait arriver, se disposant à s’exposer à tout péril. »
La chronique nous montre ensuite Cortès arrivant devant Mexico avec son armée ; puis elle contient le récit de sa première entrevue avec l’empereur.
« Lorsque les Espagnols furent arrivés à la rivière que l’on rencontre près des maisons d’Albaredo, et qui est désignée sous le nom de Xoluco, Montezuma se disposa à aller recevoir don Hernando Cortès et les autres capitaines avec paix et honneur : les grands seigneurs, les chefs et les nobles devaient l’accompagner. Ils prirent un grand nombre de fleurs belles et odorantes, dont on avait formé des couronnes et des guirlandes ; ils les posèrent sur des espèces de plateaux peints élégamment, et faits avec de grandes calebasses, et ils portèrent également avec eux des colliers d’or et de pierres précieuses. Montezuma joignit les Espagnols au lieu que l’on appelle Viztillan, qui est voisin de l’hôpital de la Conception. Il passa aussitôt au cou de Cortès une chaîne d’or enrichie de pierres précieuses, et il offrit des fleurs et des guirlandes à tous les autres chefs. Montezuma ayant fait ce présent, comme ils ont coutume de le faire, Hernando Cortès lui adressa la parole, et l’empereur lui répondit : « Je suis Montezuma. » Après ces paroles, il s’humilia devant le capitaine en faisant une grande salutation ; puis aussitôt il se redressa, et se tint face contre face près de don Hernando, auquel il commença à parler de cette manière : « Ô seigneur, soyez le bien-venu ! Vous êtes arrivé dans votre pays, dans votre ville, dans votre maison de Mexico ; vous y êtes arrivé pour vous asseoir sur votre trône, sur votre siége pontifical, que j’ai occupé en votre nom durant quelques années. D’autres seigneurs, et déjà ils sont morts, l’ont possédé avant moi : l’un d’eux se nommait Ytzcoatl ; l’autre Montezuma l’ancien ; les autres encore, Axacayatl, Ticocic et Avizutl ; et moi, le dernier de tous, je suis venu pour régir, pour prendre soin de votre ville de Mexico. Nous avons tous supporté le poids du gouvernement de votre empire et de vos vassaux. Les morts ne peuvent voir ni savoir ce qui se passe maintenant : plût à Dieu, par qui nous vivons, que quelqu’un d’entre eux fût vivant, et qu’il vît s’accomplir en sa présence ce qui s’accomplit devant moi ! Ils sont absens. Vous qui êtes notre seigneur, je ne dors ni ne rêve, c’est de mes yeux que je vois votre face et votre personne ! Il y a long-temps que j’espérais cela ; il y a bien des jours que mon cœur cherchait à découvrir les lieux d’où vous êtes venu. Vous êtes sorti d’entre les nuages, et ces nuages voilaient un lieu caché à tout le monde. Ce qu’il y a d’assuré, c’est que les rois qui nous ont précédés ont dit que vous reviendriez régner sur vos royaumes, et vous asseoir sur votre trône, sur votre siége sacerdotal ; et maintenant je vois la vérité de ce qu’ils m’ont dit. Soyez donc le bien-venu ; vous aurez bien souffert par de si longs chemins, délassez-vous maintenant. Voici votre maison et voici vos palais ; prenez-les, reposez-vous-y avec vos capitaines et vos compagnons. » Montezuma acheva de prononcer son discours, et Marina le traduisit à don Hernando Cortès. Quand celui-ci eut compris ce que lui avait dit l’empereur, il répondit à Marina : « Dites à Montezuma qu’il se console, et qu’il n’ait point de crainte ; je l’aime beaucoup, ainsi que ceux qui viennent avec moi ; il ne recevra aucun dommage ; nous avons grand contentement à le voir et à le connaître. Ce que nous désirions depuis tant de jours est enfin accompli selon notre désir : nous sommes arrivés à Mexico son habitation, nous aurons le temps de nous voir et de nous parler. » Aussitôt don Hernando Cortès prit la main de Montezuma, et ils s’en furent ensemble aux maisons royales.
» Les chefs qui se trouvaient présens étaient les suivans : le seigneur de Tezcuco, qui s’appelait Camatzin ; le seigneur de Tlacupan, qu’on nommait Tetlepanquetzatzin ; le gouverneur de Tlatilulco Ytzquauhtzin, et le majordome de Montezuma, qu’on appelait Topantemoctzin, et qu’il avait placé à Tlatilulco. C’étaient les principaux, sans compter d’autres chefs inférieurs, tels que Atlixcatzintacatecatl, Tpoatzintacochcacatl Quetzalaztatzinticociaoacatl, Totomochtzinhecatempalitzin et Quappiatzin. Quand Montezuma devint prisonnier, tous l’abandonnèrent, et s’en furent se cacher. »
- ↑ Voici son titre exact : « Antiquities of Mexico, comprising fac-similes of ancient Mexican paintings and hieroglyphies, preserved in the Royal Library of Paris, Berlin, Dresden ; in the Imperial Library of Vienna ; in the Vatican Library ; in the Borgian Museum at Rome ; in the Library of the Institutes at Bologna ; and in the Bodleian Library at Oxford ; together with the monuments of New Spain, by M. Dupaix, with their respectives scales of measurement and accompanying descriptions the whole illustrated by many valuables manuscripts, by Augustine Aglio ; in seven volumes. London, 1830.”
L’exemplaire, grand papier, offert à l’Institut, est estimé 18,000 f. Nous donnerons d’ici à peu de temps un article détaillé sur cet ouvrage.
- ↑ Il ne faut pas confondre Ciudad-Real de los Indios avec Ciudad Real de los Espanoles. Les ruines célèbres dont nous parlons sont situées à quinze milles N. O. de Santo-Domingo de Palenque, bourgade du Guatemala (état de Chiapa), province de Tzendales ; à trente lieues N. N. O. de Gueguetenango, à quatre-vingt-cinq lieues N. N. O. de Guatemala, vers le confluent de l’Ocozingo et du Rio de los Zeldales. La Société de géographie a déjà fait observer qu’il existe des rapports entre ces monumens et plusieurs autres ruines du Yucatan et du Guatemala.
- ↑ Le nom de Palenque est espagnol, et signifie barrière. Il signifie aussi chemin en planches ou en troncs d’arbres.
- ↑ Historia universal de las Casas de Nueva Espana, en doce libros i en lengua espanola ; compuesta i compilada por el M. R. P. Fr. Bernardino de Sahagun, de la orden de los Frailes Minores de la observancia.
Ce célèbre biographe ne parlait des ouvrages de notre historien que d’après des indications incertaines, ou seulement d’après des ouï-dire. Cependant, contre l’opinion émise par le savant rédacteur du Repertorio Americano, il a eu vaguement connaissance du grand ouvrage dont nous nous occupons : il en a donné le titre analytique ; en outre, il a fait un ouvrage à part du xiie livre, où il est question de la conquête.
- ↑ « Quand j’ai commencé ce travail, dit le bon père, on s’est imaginé que je faisais un calepin, et encore maintenant beaucoup de gens ne cessent de me demander : où en est le calepin ? »
- ↑ On ignore où l’autre a été envoyée ; il serait, comme on le verra, fort important de la découvrir.
- ↑ Voyez aussi ce que dit à ce sujet M. Balbi dans son Ethnographie du globe.
- ↑ Dans la collection de L. Kingsbourough, ce sixième livre forme un ouvrage à part qui a été imprimé à la fin du sixième volume.
- ↑ Les peintures mexicaines du Vatican offrent une représentation de ce genre de pénitence, qu’on retrouve, du reste, en pratique chez quelques autres peuples de l’Amérique, et notamment parmi les Mhayas et les Charruas, etc.
- ↑ Sahagun appelle ainsi Montezuma. Il le désigne également sous le nom de Montecuzuma, de Motezuzuma et de Motezuzoma. Cette variété de l’orthographe vient en partie de la valeur du C espagnol. C’est à tort, nous pensons, que de savans écrivains ont dit, d’après Cortès, que le nom du célèbre empereur du Mexique était Monteczuma ou Moteczoma.
- ↑ Quetzalcoatl ou Quetzalcohualt était pour le Mexique ce qu’était Manco-Capac pour le Pérou. Le bon moine le compare au roi Arthur des Anglais. Ce qu’il y a de certain, c’est que cet antique législateur des Toltèques est représenté comme un homme barbu ; ce qui a ouvert un vaste champ aux conjectures des premiers Européens qui s’occupèrent de l’histoire du pays. Voici ce que dit à ce sujet M. de Humboldt.
« Des savans Mexicains crurent reconnaître l’apôtre saint Thomas dans ce personnage mystérieux, grand-prêtre de Tula, que les Cholulanais connaissaient sous le nom de Quetzalcoatl. Il n’est pas douteux que le nestorianisme, mêlé au dogme des Boudhistes et des Chamans, ne se soit répandu par la Tartarie des Mandchoux, dans le nord-est de l’Asie. On pourrait donc supposer, avec quelque apparence de raison, que les idées chrétiennes ont été communiquées par la même voie aux peuples mexicains, surtout aux habitans de cette terre boréale de laquelle sortirent les Toltèques, et que nous devons considérer comme l’officina vivorum du Nouveau-Monde. »
(Humboldt. Vues des Cordillères et monumens de l’Amérique.)