Antoine Bruckner/01

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Antoine Bruckner
Le Ménestrelno 42 (p. 5-6).

ANTOINE BRUCKNER

Un des grands compositeurs contemporains, Antoine Bruckner, vient de succomber subitement, à Vienne, dans l’après-midi du 11 octobre, aux suites d’une grave maladie de cœur qui le torturait depuis quelques années déjà. La mort a été plus clémente pour le vieux musicien que sa longue vie ; elle l’a cueilli sans aucune souffrance, presque sans aucun avertissement. La veille de sa mort, Bruckner avait encore fait une promenade dans le beau jardin français qui entoure le palais impérial du Belvédère, dans les communs duquel la fille de l’empereur, l’archiduchesse Marie-Valérie, lui avait fait installer une délicieuse demeure. Et le jour même de sa mort il s’était encore levé comme d’habitude, et avait médité longuement dans le fauteuil de son cabinet, d’où il jouissait d’une vue superbe. Dans l’après-midi il s’était couché et avait demandé une tasse de thé ; après en avoir bu la moitié, il retomba sur son lit, soupira profondément et ne se réveilla plus.

La carrière de Bruckner a été des plus singulières et des moins heureuses. Il était né le 4 septembre 1824 à Ansfelden, village de la Haute-Autriche où son père était maître d’école. À l’âge de onze ans il était orphelin et recueilli, comme enfant de chœur, par le chapitre de l’abbaye de Saint-Florian (Haute-Autriche), où il reçut une forte éducation musicale. À dix-sept ans on le plaça comme aide du maître d’école de Windhag (Haute-Autriche) avec cent sous d’appointements mensuels. Pour exister, le jeune musicien fut obligé de faire aussi fonction de ménétrier ; aux noces et fêtes patronales des environs de son village il raclait souvent du violon pendant des nuits entières. Un hasard heureux le fit remarquer par Sechter, un célèbre théoricien de l’art musical, qui découvrit en Bruckner, devenu organiste à Saint-Florian, une âme d’artiste et lui prodigua ses conseils. Après le dernier examen de Bruckner, un de ses examinateurs, le compositeur et chef d’orchestre Herbeck, qui devint plus tard directeur de l’Opéra impérial de Vienne, s’exclama : Mais ce garçon en sait dix fois autant que moi ! et lui procura la place de suppléant d’organiste à la chapelle impériale, dont il devint plus tard le titulaire. Peu de temps après cette bonne fortune il fut nommé professeur de contrepoint, d’harmonie et d’orgue au Conservatoire de Vienne et professeur de composition musicale à l’Université de cette ville. Il remplit ces fonctions presque jusqu’à l’âge de soixante-dix ans. À cet âge avancé, l’empereur François-Joseph le décora, l’Université de Vienne lui conféra le titre de docteur honoris causa et la Diète de la Haute-Autriche lui octroya une pension décente. Ses dernières années furent donc relativement heureuses ; il paraît même que, célibataire, il a pu économiser une trentaine de mille francs qu’il a légués à ses collatéraux et à la vieille bonne qui l’avait soigné jusqu’à la fin.

Pendant longtemps on ne parla de Bruckner que comme organiste. Sa connaissance profonde du contrepoint et du répertoire de l’orgue et sa faculté prodigieuse d’improvisation sur cet instrument ont toujours émerveillé ses confrères. À Paris, à Londres et à Nancy il avait excité l’admiration des connaisseurs par ses improvisations et la puissance de son jeu ; en Allemagne, on n’hésita pas à dire que Bruckner était le plus grand organiste que le monde avait vu depuis J.-S. Bach. Mais le public ignora longtemps que Bruckner était un compositeur infatigable, qui amassait dans ses cartons des partitions qu’il ne réussissait pas à faire jouer. Il est vrai qu’il avait obtenu, en 1864, un prix pour un chœur à voix d’hommes et qu’il pouvait jouer à Saint-Florian sa propre musique sacrée, surtout sa messe en mineur ; mais déjà, en 1865, Bruckner avait composé sa première symphonie, en ut mineur. En 1868 il la fit jouer à Linz ; l’exécution en fut tellement défectueuse que Bruckner profondément découragé ne travailla plus pendant quelque temps. Il sortit de cet état d’abattement pour composer sa célèbre messe en fa mineur. En 1872 sa deuxième symphonie fut refusée par l’Orchestre philharmonique de Vienne, qui déclara simplement qu’on ne pouvait pas la jouer. Mais, en 1873, à l’occasion de l’Exposition universelle, le même orchestre l’exécuta avec un succès marqué, et on apprit alors que Vienne hébergeait un grand compositeur « ce dont on ne s’était guère douté ». La troisième symphonie était dédiée à Richard Wagner, qui avait pressenti le génie de Bruckner dès 1872, lorsque le futur maître de Bayreuth dirigea à Vienne un mémorable concert, où il fit jouer des fragments inédits de l’Anneau du Nibelung. Cette symphonie eut un grand succès en Allemagne ; mais les œuvres suivantes de Bruckner se heurtèrent de nouveau à l’indifférence et aussi au mauvais vouloir des musiciens. Son plus grand triomphe comme compositeur, Bruckner l’obtint avec l’exécution de sa septième symphonie, en 1885, par Nikisch à Leipzig, et par Lévi à Munich. Dans la capitale autrichienne, Hans Richter, grand admirateur de Bruckner, n’avait jamais cessé de jouer ses œuvres, mais leur succès y fut plus contesté qu’ailleurs malgré les efforts de ses partisans. À Vienne, Bruckner par suite de son admiration avérée pour le maître de Bayreuth, passait pour un « wagnérien » forcené, et cela suffisait à une notable fraction du public pour battre froid au compositeur.

Bruckner, qui n’a connu la gloire que pendant les quinze dernières années de sa vie, laisse une œuvre considérable. Il paraît même que le dernier mouvement de sa neuvième symphonie, qu’il a dédiée, dans sa profonde religiosité, au bon Dieu, est à peu près achevé ; dans son testament, il avait ordonné que son Te Deum devrait terminer cette neuvième symphonie, s’il ne parvenait pas à en écrire le dernier morceau. Le moment n’est pas encore venu pour dire le dernier mot sur ce compositeur si richement doué et si fécond, qui aurait pu devenir sous tous les rapports le successeur de Beethoven, si ses origines et les destinées de la moitié de sa vie avaient été plus propices à son développement. Il aurait alors sans doute pu acquérir le sens critique et la pondération qui font quelquefois défaut à ses compositions, trop touffues pour être accessibles à tous et pour être universellement appréciées.

Rien n’égalait d’ailleurs le manque de savoir-faire, l’ignorance du monde et la maladresse irrémédiable de Bruckner, si ce n’est sa modestie touchante et la sérénité presque enfantine de son âme. Cet homme puissamment bâti, au masque de césar romain, aux yeux clairs reflétant la candeur et la bonté autant que les lueurs du génie, était timide et embarrassé comme un enfant quand le public l’acclamait et quand il fallait se montrer dans une salle de concert sur l’estrade d’un orchestre. Sa grande figure, d’aspect monacal, faisait alors penser à la surprise d’un humble moine auquel on apporterait dans sa cellule la pourpre cardinalice. Bruckner, qui va dormir à jamais dans l’église abbatiale de Saint-Florian, au-dessous de l’orgue qu’il a si souvent fait retentir, survivra sans doute comme compositeur ; sa gloire posthume sera même, croyons-nous, plus répandue et moins contestée que celle même qui, de son vivant, a adouci les amertumes de sa vie si longtemps contristée.

O. Berggruen.