Antoinette/10

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 76-85).
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Le départ fut comme une fuite.

La veille au soir, — (un triste soir de la fin de septembre : les champs disparaissaient sous le voile des grands brouillards blancs, d’où surgissaient, des deux côtés de la route, à mesure qu’on avançait, les squelettes des buissons grelottants et ruisselants, comme des plantes d’aquarium), — ils allèrent ensemble dire adieu au cimetière. Ils s’agenouillèrent tous trois sur l’étroite margelle de pierre, qui entourait la fosse fraîchement remuée. Leurs larmes coulaient en silence : Olivier avait le hoquet ; Mme Jeannin se mouchait désespérément. Elle ajoutait à sa douleur, elle se torturait, à se répéter inlassablement les paroles qu’elle avait dites à son mari, la dernière fois qu’elle l’avait vu vivant. Olivier songeait à l’entretien sur le banc de la terrasse. Antoinette songeait à ce qui adviendrait d’eux. Aucun n’avait l’ombre d’un reproche dans le cœur pour l’infortuné, qui les avait perdus avec lui. Mais Antoinette pensait :

— Ah ! cher papa, comme nous allons souffrir !

Le brouillard s’obscurcissait, l’humidité les pénétrait. Mais Mme Jeannin ne pouvait se décider à partir. Antoinette vit Olivier qui frissonnait, et elle dit à sa mère :

— Maman, j’ai froid.

Ils se levèrent. Au moment de s’en aller, Mme Jeannin se retourna, une dernière fois, vers la tombe :

— Mon pauvre ami ! dit-elle.

Ils sortirent du cimetière, dans la nuit qui tombait. Antoinette tenait dans sa main la main glacée d’Olivier.

Ils rentrèrent dans la vieille maison. C’était leur dernière nuit dans le nid, où ils avaient toujours dormi, où leur vie s’était passée, et la vie de leurs parents, — ces murs, ce foyer, ce petit carré de terre, auxquels s’étaient liées si indissolublement toutes les joies et les douleurs de la famille, qu’il semblait qu’ils fussent aussi de la famille, qu’ils fissent partie de la vie, et qu’on ne pût les quitter que pour mourir.

Leurs malles étaient faites. Ils devaient prendre le premier train du lendemain, avant que les boutiques des voisins fussent ouvertes : ils voulaient éviter leur curiosité et leurs commentaires malveillants. — Ils avaient besoin de se serrer l’un contre l’autre ; et pourtant, chacun alla d’instinct dans sa chambre, et s’y attarda : ils restaient debout, sans bouger, ne pensant même pas à ôter leur chapeau et leur manteau, touchant les murs, les meubles, tout ce qu’ils allaient quitter, appuyant leur front contre les vitres, essayant de prendre et de garder en eux le contact des choses aimées. Enfin, ils firent effort pour s’arracher, chacun, à l’égoïsme de ses pensées douloureuses, et ils se réunirent dans la chambre de Mme Jeannin, — la chambre familiale, avec une grande alcôve au fond : c’était là qu’autrefois ils se réunissaient, le soir, après dîner, quand il n’y avait pas de visites. Autrefois !… Tout cela leur semblait si loin déjà ! — Ils restèrent sans parler, autour du maigre feu ; puis, ils dirent la prière ensemble, agenouillés devant le lit ; et ils se couchèrent très tôt, car il fallait être levés avant l’aube. Mais ils furent longtemps, avant que le sommeil vînt.

Vers quatre heures du matin, Mme Jeannin, qui, toutes les heures, avait regardé à sa montre s’il n’était pas temps de se préparer, alluma sa bougie et se leva. Antoinette, qui n’avait guère dormi, l’entendit et se leva aussi. Olivier était plongé dans un profond sommeil. Mme Jeannin le regarda avec émotion, et ne put se décider à le réveiller. Elle s’éloigna sur la pointe des pieds, et dit à Antoinette :

— Ne faisons pas de bruit : que le pauvre petit jouisse de ses dernières minutes ici !

Les deux femmes achevèrent de s’habiller et de finir les paquets. Autour de la maison, planait le grand silence des nuits où il fait froid, et où tout ce qui vit, les hommes et les bêtes, s’enfonce plus avidement dans le tiède sommeil. Antoinette claquait des dents : son cœur et son corps étaient glacés.

La porte d’entrée résonna dans l’air gelé. La vieille bonne, qui avait la clef de la maison, venait une dernière fois servir ses maîtres. Petite et grosse, le souffle court, et gênée par son embonpoint, mais singulièrement leste pour son âge, elle se montra, avec sa bonne figure emmitouflée, le nez rouge, et les yeux larmoyants. Elle fut désolée de voir que Mme Jeannin s’était levée sans l’attendre, et qu’elle avait allumé le fourneau de la cuisine. — Olivier s’éveilla, comme elle entrait. Son premier mouvement fut de refermer les yeux, et de se retourner dans ses couvertures, pour se rendormir. Antoinette vint poser doucement sa main sur l’épaule de son frère, et elle l’appela à mi-voix :

— Olivier, mon petit, il est temps.

Il soupira, ouvrit les yeux, vit le visage de sa sœur penché vers le sien : elle lui sourit mélancoliquement, et lui caressa le front avec sa main. Elle répétait :

— Allons !

Il se leva.

Ils sortirent de la maison, sans bruit, comme des voleurs. Chacun d’eux avait des paquets à la main. La vieille bonne les précédait, roulant leur malle sur une brouette. Ils laissaient presque tout ce qu’ils avaient ; ils n’emportaient, pour ainsi dire, que ce qu’ils avaient sur le corps, et quelques vêtements. De pauvres souvenirs devaient leur être expédiés plus tard, par la petite vitesse : quelques livres, des portraits, l’antique pendule, dont le battement leur semblait le battement même de leur vie. — L’air était aigre. Personne n’était encore levé dans la ville ; les volets étaient clos, les rues vides. Ils se taisaient. La domestique seule parlait. Mme Jeannin cherchait à graver en elle, pour la dernière fois, ces images qui lui rappelaient tout son passé.

À la gare, Mme Jeannin, par amour-propre, prit des secondes classes, bien qu’elle se fût promis de prendre des troisièmes ; mais elle n’eut pas le courage de cette humiliation, en présence des deux ou trois employés du chemin de fer, qui la connaissaient. Elle se faufila précipitamment dans un compartiment vide, et s’y enferma, avec les petits. Cachés derrière les rideaux, ils tremblaient de voir apparaître une figure de connaissance. Mais personne ne se montra : la ville s’éveillait à peine, à l’heure où ils partaient ; le train était désert ; il n’y avait que trois ou quatre paysans, et des bœufs, qui, la tête passée par-dessus la barrière du wagon, mugissaient avec mélancolie. Après une longue attente, la locomotive siffla longuement, et le train s’ébranla dans le brouillard. Les trois émigrants écartèrent les rideaux, et, le visage collé contre la vitre, regardèrent une dernière fois la petite ville, dont la tour gothique se voyait à peine au travers du voile de brume, la colline couverte de chaumes, les prairies blanches de givre et fumantes : c’était déjà un paysage de rêve, lointain, à peine existant. Et quand il eut disparu, à un détour de la voie, qui s’engageait dans une tranchée, sûrs de n’être plus observés, ils ne se contraignirent plus. Mme Jeannin, son mouchoir appuyé sur sa bouche, sanglotait. Olivier s’était jeté sur elle, et, la tête sur les genoux de sa mère, il lui couvrait les mains de baisers et de larmes. Antoinette, assise à l’autre coin du compartiment, et tournée vers la fenêtre, pleurait silencieusement. Ils ne pleuraient pas tous trois pour la même raison. Mme Jeannin et Olivier ne pensaient qu’à ce qu’ils laissaient derrière eux. Antoinette pensait bien davantage à ce qu’ils allaient trouver : elle se le reprochait ; elle eût voulu s’absorber dans ses souvenirs… — Elle avait raison de songer à l’avenir : elle avait une vue plus exacte des choses que sa mère et son frère. Ils se faisaient des illusions sur Paris. Antoinette elle-même était loin de se douter de ce qui les y attendait. Ils n’y étaient jamais venus encore. Mme Jeannin se figurait que, si triste que fût leur situation, elle n’était pas inquiétante. Elle avait à Paris une sœur, richement mariée avec un magistrat ; et elle comptait sur son aide. Elle était convaincue d’ailleurs que ses enfants, avec l’éducation qu’ils avaient reçue, et leurs dons naturels, sur lesquels elle se trompait, comme toutes les mères, n’auraient point de peine à gagner honorablement leur vie.