Antoinette/18

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 165-170).
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La dernière année d’études était venue. Les examens de l’École Normale étaient au bout. Il était temps. Antoinette se sentait bien lasse. Elle comptait sur le succès : son frère avait toutes les chances pour lui. Au lycée, on le regardait comme un des meilleurs candidats ; et tous ses professeurs s’accordaient à louer son travail et son intelligence, à part une indiscipline d’esprit, qui lui rendait difficile de se plier à quelque plan que ce fût. Mais la responsabilité qui pesait sur Olivier l’accablait tellement qu’il en perdait ses moyens, à mesure qu’il approchait de l’examen. Une extrême fatigue, la crainte d’échouer, et une timidité maladive le paralysaient d’avance. Il tremblait, à la pensée de paraître en public devant ses juges. Il avait toujours souffert de sa timidité : en classe, il rougissait, il avait la gorge serrée, quand il lui fallait parler ; c’était tout au plus si, dans les premiers temps, il pouvait répondre à l’appel de son nom. Encore lui était-il beaucoup plus facile de répondre à l’improviste, que lorsqu’il savait qu’on allait l’interroger : alors, il en était malade ; sa tête ne cessait de travailler, lui représentant tous les détails de ce qui allait se passer ; et plus il avait à attendre, plus il en était obsédé. On pouvait dire qu’il n’y avait pas d’examen qu’il n’eût passé au moins deux fois : car il le passait en rêve, dans les nuits qui précédaient, et il y dépensait toute son énergie : aussi, ne lui en restait-il plus pour l’examen réel.

Mais il n’arriva même pas à ce terrible oral, dont la pensée, la nuit, lui donnait des sueurs froides. À l’écrit, sur un sujet de philosophie, capable de le passionner en temps ordinaire, il n’arriva même pas à écrire deux pages en six heures. Pendant les premières heures, il avait un vide dans le cerveau, il ne pensait rien, rien. C’était comme un mur noir, contre lequel il venait se briser. Puis, une heure avant la fin de la composition, le mur se fendit, et quelques rayons de lumière jaillirent à travers les fentes. Alors, il écrivit quelques lignes excellentes, mais insuffisantes à le faire classer. À l’accablement où il était au sortir de cette épreuve, Antoinette prévit l’échec inévitable, et elle en fut aussi accablée que lui ; mais elle ne le montra pas. Elle avait d’ailleurs, même dans les situations le plus désespérées, un pouvoir d’espérance inlassable.

Olivier fut refusé.

Il était atterré. Antoinette feignait de sourire, comme si ce n’était rien de grave ; mais ses lèvres tremblaient. Elle consola son frère, elle lui dit que c’était une malechance facilement réparable, qu’il serait sûrement reçu, l’an prochain, et dans un meilleur rang. Elle ne lui dit pas combien il eût fallu pour elle qu’il réussît, cette année, combien elle se sentait usée de corps et d’âme, combien elle avait d’inquiétudes de ne pouvoir refaire encore une année comme celle-là. Cependant, il le fallait. Si elle disparaissait, avant qu’Olivier fût reçu, jamais il n’aurait le courage, seul, de continuer la lutte : il serait dévoré par la vie.

Elle lui cacha donc sa fatigue. Elle redoubla même d’efforts. Elle se saigna pour lui procurer quelques distractions pendant les vacances, afin qu’à la rentrée il pût reprendre le travail avec plus de force et de confiance. Mais, à la rentrée, sa petite réserve se trouva entamée ; et, par surcroît, elle perdit certaines leçons qui lui rapportaient le plus.

Encore une année !… Les deux enfants étaient tendus jusqu’à se briser en vue de l’épreuve finale. Avant tout, il fallait vivre, et chercher d’autres ressources. Antoinette accepta une place d’institutrice, qu’on lui offrait en Allemagne, grâce aux Nathan. C’était le dernier parti auquel elle se fût arrêtée : mais il n’en était pas d’autre, pour le moment, et elle ne pouvait attendre. Jamais elle n’avait quitté son frère, un seul jour, depuis six ans ; et elle ne concevait même pas ce que pourrait être sa vie maintenant, sans le voir et l’entendre, chaque jour. Olivier n’y pensait pas sans terreur ; mais il n’osait rien dire : cette misère était sa faute ; s’il avait été reçu, Antoinette n’eût pas été réduite à cette extrémité ; il n’avait pas le droit de s’y opposer, de mettre en ligne de compte son propre chagrin : elle seule devait décider.

Ils passèrent les dernières journées ensemble dans une douleur muette, comme si l’un d’eux allait mourir ; ils allaient se cacher, quand leur peine était trop forte. Antoinette cherchait conseil dans les yeux d’Olivier. S’il lui avait dit :

— Ne pars pas !

elle ne serait pas partie, bien qu’il fallût partir. Jusqu’à la dernière heure, dans le fiacre qui les emportait tous deux à la gare de l’Est, elle fut près de renoncer à sa résolution : elle ne se sentait plus la force de l’accomplir. Un mot de lui, un mot !… Mais il ne le dit pas. Il se raidissait comme elle. — Elle lui fit promettre qu’il lui écrirait tous les jours, qu’il ne lui cacherait rien, et qu’à la moindre alerte, il la ferait revenir.