Antoinette/21

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 197-212).
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Antoinette n’avait pas cessé d’économiser sou par sou, pour avoir une petite épargne en cas de maladie. Elle n’avait pas dit à son frère la surprise qu’elle voulait lui en faire. Le lendemain de sa réception, elle lui annonça qu’ils allaient passer un mois en Suisse, pour se récompenser tous deux de leurs années de peines. Maintenant qu’Olivier était assuré de passer trois ans à l’École Normale, aux frais de l’État, puis, au sortir de l’École, de trouver un emploi, ils pouvaient faire des folies et dépenser tout ce qu’ils avaient mis de côté. Olivier poussa des cris de joie, à cette nouvelle. Antoinette fut plus heureuse encore que lui, — heureuse du bonheur de son frère, — heureuse de penser qu’elle allait revoir enfin la campagne, dont elle languissait.

Les préparatifs de voyage furent une grande affaire, mais un plaisir de tous les instants. Le mois d’août était déjà assez avancé, quand ils partirent. Ils étaient peu habitués à voyager. Olivier n’en dormit pas, la nuit d’avant. Et il ne dormit pas non plus, la nuit en wagon. Toute la journée, il avait craint de manquer le train. Ils s’étaient pressés fiévreusement, ils avaient été bousculés dans la gare, ils étaient empilés dans un compartiment de seconde, où ils ne pouvaient même pas s’accouder pour dormir : — (c’est là un de ces privilèges, dont les Compagnies françaises, si éminemment démocratiques, s’évertuent à priver les voyageurs qui ne sont pas riches, afin que les voyageurs qui sont riches aient le plaisir de penser qu’ils sont seuls à en jouir.) — Olivier ne ferma pas l’œil un instant : il n’était pas encore tout à fait sûr qu’il était dans le bon train, et il guettait le nom de chaque station. Antoinette sommeillait à demi, et se réveillait sans cesse ; les cahots du wagon faisaient ballotter sa tête. Olivier la regardait, à la lueur de la lampe funéraire, qui luit au faîte de ces sarcophages ambulants ; et il fut frappé subitement de l’altération de ses traits. Le tour des yeux était creusé ; la bouche au dessin enfantin s’entr’ouvrait avec lassitude ; le teint de la peau était jauni, et de petits plis fripaient çà et là les joues, où se voyait la marque des tristes jours de deuils et de désillusions. Elle avait l’air vieillie, malade. — Et en vérité, elle était si fatiguée ! Si elle avait osé, elle eût retardé le départ. Mais elle n’avait pas voulu gâter le plaisir de son frère ; elle voulait se persuader que son mal n’était que de la fatigue, et que la campagne la remettrait. Ah ! comme elle avait peur de tomber malade, en route ! — Elle eut conscience qu’il la regardait ; et, s’arrachant péniblement à la torpeur qui l’accablait) elle rouvrit les yeux, — ces yeux toujours si jeunes, si clairs, si limpides, où de temps en temps passait une angoisse involontaire, comme des nuages sur un petit lac. Il lui demanda tout bas, avec une tendre inquiétude, comment elle allait : elle lui serra la main, et assura qu’elle était bien. Un mot d’amour la ranimait.

Du reste, dès l’aube rougissante sur la campagne blême, entre Dôle et Pontarlier, le spectacle des champs qui s’éveillaient, le gai soleil qui se levait de la terre, — le soleil échappé comme eux de la prison des rues, des maisons poussiéreuses, des fumées grasses de Paris ; — les prairies frissonnantes, qu’enveloppait la buée légère de leur haleine blanche comme le lait ; les moindres détails de la route : un petit clocher de village, un filet d’eau entrevu, une ligne bleue de collines flottant au fond de l’horizon ; l’angelus grêle et touchant que le vent apportait du lointain, à un arrêt du train au milieu de la campagne assoupie ; les graves silhouettes d’un troupeau de vaches qui rêvaient sur un talus, au-dessus du chemin, — tout absorbait l’attention d’Antoinette, comme celle de son frère, tout leur semblait nouveau. Ils étaient comme deux arbres desséchés, qui boivent l’eau du ciel avec délices.

Puis, ce fut, au matin, la douane suisse, où il fallut descendre. Une petite gare en rase campagne. On avait un peu mal au cœur de la mauvaise nuit, et on était frissonnant de la fraîcheur humide de l’aube ; mais il faisait calme, le ciel était pur, le souffle des prairies montait autour de vous, coulait dans votre bouche, sur votre langue, le long de votre gorge, jusqu’au fond de votre poitrine, comme un petit ruisseau ; et l’on prenait, debout, à une table en plein air, le café chaud qui ranime, avec le lait crémeux, doux comme le ciel, et sentant bon l’herbe et les fleurs des champs.

Ils montèrent dans les wagons suisses, dont la disposition, nouvelle pour eux, leur causa un plaisir enfantin. Mais comme Antoinette était lasse ! Elle ne s’expliquait pas ce malaise qui la tenait. Pourquoi voyait-elle que tout cela, autour d’elle, était si joli, si intéressant, et y trouvait-elle au fond si peu de plaisir ? N’était-ce pas tout ce qu’elle rêvait depuis des années : un beau voyage, son frère à côté d’elle, les soucis d’avenir écartés, la chère nature ?… Qu’avait-elle donc ? Elle se le reprochait, et elle s’obligeait à admirer, à partager la joie naïve de son frère.

Ils s’arrêtèrent à Thun. Ils devaient en repartir, le lendemain, pour la montagne. Mais, la nuit à l’hôtel, Antoinette fut prise d’une grosse fièvre, avec des vomissements et des douleurs de tête. Olivier s’affola aussitôt, et passa une nuit d’inquiétudes. Il fallut faire venir un médecin, dès le matin : — (surcroît de dépenses non prévu, et qui n’était pas négligeable pour leur petite bourse.) — Le médecin ne trouva rien de grave pour l’instant, mais une extrême fatigue, une constitution ruinée. Il ne pouvait être question de continuer le voyage, tout de suite. Le docteur défendit à Antoinette de se lever, de tout le jour ; et il laissa entendre qu’ils devraient peut-être rester plus longtemps encore à Thun. Ils étaient désolés, — bien contents tout de même d’en être quittes à ce prix, après ce qu’ils avaient pu craindre. Mais il était dur de venir de si loin pour rester enfermés dans une mauvaise chambre d’hôtel, où le soleil brûlant donnait, comme dans une serre. Antoinette voulut que son frère se promenât. Il fit quelques pas hors de l’hôtel ; il vit l’Aar avec sa belle robe verte, et, dans le lointain du ciel, une cime blanche, qui flottait : il en fut bouleversé de joie ; mais cette joie, il ne pouvait la porter, seul. Il revint précipitamment dans la chambre de sa sœur, il lui dit tout ému ce qu’il venait de voir ; et, comme elle s’étonnait qu’il fût rentré si tôt, et l’engageait à se promener de nouveau, il dit, comme autrefois, quand il était revenu du concert du Châtelet :

— Non, non, c’est trop beau : cela me fait mal de le voir sans toi.

Ce sentiment n’avait rien de nouveau pour eux : ils savaient qu’il leur fallait être tous deux pour être soi tout entier. Mais il était toujours bon de se l’entendre dire. Cette tendre parole fit plus de bien à Antoinette que toutes les médecines. Elle souriait maintenant, heureuse et alanguie. — Et, après une bonne nuit, quoique ce ne fût pas très prudent de partir déjà, elle décida qu’ils se sauveraient de bonne heure, sans prévenir le médecin, qui n’aurait qu’à les retenir encore. L’air pur et le plaisir de voir toutes ces belles choses ensemble firent qu’elle n’eut pas à payer cette imprudence, et qu’ils arrivèrent, sans autre contretemps, au but de leur voyage, — un village dans la montagne, au-dessus du lac, à quelque distance de Spiez.

Ils y passèrent trois ou quatre semaines, dans un petit hôtel. Antoinette n’eut plus de nouvel accès de fièvre ; mais elle ne se remit jamais bien. Elle sentait toujours une lourdeur dans la tête, un poids insupportable, et des malaises continuels. Olivier la questionnait souvent sur sa santé : il eût voulu la voir moins pâle ; mais il était grisé par la beauté du pays, et, d’instinct, il écartait toutes les pensées tristes ; quand elle lui assurait qu’elle était très bien portante, il voulait croire que c’était vrai, — bien qu’il sût le contraire. D’ailleurs, elle jouissait profondément de l’exubérance de son frère, de l’air, du repos surtout. Que c’était bon de se reposer enfin, après ces terribles années !

Olivier voulait l’entraîner dans ses promenades ; elle eût été heureuse de partager ses courses ; mais plusieurs fois, après être vaillamment partie, elle avait été forcée de s’arrêter, au bout de vingt minutes, sans souffle et le cœur défaillant. Alors, il faisait seul ses excursions, — des ascensions inoffensives, mais qui la tenaient dans des transes, jusqu’à ce qu’il fût rentré. Ou bien, ils faisaient ensemble de petites promenades : elle, appuyée sur son bras, marchant à petits pas, causant tous deux, lui surtout devenu très loquace, riant, disant ses projets, racontant des drôleries. Du chemin à mi-côte, au-dessus de la vallée, ils regardaient les nuages blancs se mirer dans le lac immobile, et les bateaux nager comme des insectes à la surface d’une mare ; ils aspiraient l’air tiède et la musique des clochettes de troupeaux, que le vent apportait de très loin, par bouffées, avec l’odeur des foins coupés et de la résine chaude. Et ils rêvaient ensemble du passé, et de l’avenir, et du présent qui leur semblait de tous les rêves le plus irréel et le plus enivrant. Antoinette se laissait gagner quelquefois par la belle humeur enfantine de son frère : ils jouaient à se poursuivre, à se jeter de l’herbe. Et un jour, il la vit rire, comme autrefois, quand ils étaient enfants, de ce bon rire fou de petite fille, insouciant, transparent comme une source, et que depuis des années il n’avait pas entendu.

Mais, le plus souvent, Olivier ne résistait pas au plaisir d’aller faire de longues courses. Il en avait un peu de remords ensuite, il devait se reprocher plus tard de n’avoir pas assez profité des chères conversations avec sa sœur. Même à l’hôtel, il la laissait souvent seule. Il y avait là un petit cercle de jeunes gens et de jeunes filles, à l’écart duquel ils s’étaient tenus d’abord. Puis, Olivier, timide et attiré par eux, s’était joint à leur groupe. Il avait été sevré d’amis ; il n’avait guère connu, en dehors de sa sœur, que ses grossiers camarades de lycée et leurs maîtresses, qui lui inspiraient du dégoût. C’était une grande douceur pour lui de se trouver au milieu de garçons et de filles de son âge, bien élevés, aimables et gais. Bien qu’il fût très sauvage, il avait une curiosité naïve, un cœur sentimental et chastement sensuel, qu’hypnotisaient toutes les petites flammes pâlottes et falottes, qui brillent dans les yeux féminins. Lui-même pouvait plaire, en dépit de sa timidité. Le candide besoin qu’il avait d’aimer et d’être aimé lui donnait, à son insu, une grâce juvénile, et lui faisait trouver des mots, des gestes, des prévenances affectueuses, que leur gaucherie même rendait plus attrayants. Il avait le don de la sympathie. Quoi que son intelligence, devenue très ironique dans la solitude, lui fît voir de la vulgarité des gens et de leurs défauts, que souvent il haïssait, — quand il était en face d’eux, il ne voyait plus que leurs yeux, où s’exprimait un être qui mourrait un jour, un être qui n’avait qu’une vie, comme lui, et qui la perdrait bientôt, comme lui : alors, il sentait pour cet être une affection involontaire ; pour rien au monde, il n’aurait pu lui faire de la peine, en cet instant ; qu’il le voulût ou non, il fallait qu’il fût aimable avec lui. Il était faible : et, par là, fait pour plaire au « monde », qui pardonne tous les vices, et même toutes les vertus, — hors une seule : la force, qui est la condition de toutes les autres.

Antoinette ne se mêlait pas à cette compagnie, de son âge. Sa santé, sa fatigue, un accablement moral, sans cause apparente, la paralysaient. Au cours de ces longues années de soucis et de travail acharné, qui usent le corps et l’âme, les rôles avaient été intervertis entre son frère et elle : elle se sentait maintenant loin du monde, loin de tout, si loin !… Elle n’y pouvait plus rentrer : toutes ces conversations, ce bruit, ces rires, ces petits intérêts, l’ennuyaient, la lassaient, la blessaient presque. Elle souffrait d’être ainsi : elle eût voulu ressembler à ces autres jeunes filles, s’intéresser à ce qui les intéressait, rire de ce qui les faisait rire… Elle ne pouvait plus !… Elle avait le cœur serré, il lui semblait qu’elle était morte. Le soir, elle s’enfermait chez elle ; et souvent, elle n’allumait même pas sa lumière ; elle restait assise dans l’obscurité, tandis qu’Olivier s’amusait, en bas, dans le salon, s’abandonnant à la douceur d’un de ces petits amours romanesques, dont il était coutumier. Elle ne sortait de son engourdissement que quand elle l’entendait remonter à son étage, riant et bavardant encore avec ses amies, échangeant d’interminables bonsoirs sur le pas de leurs portes, sans pouvoir se décider à se séparer d’elles. Alors Antoinette souriait dans sa nuit, et elle se levait pour rallumer l’électricité. Le rire de son frère la ranimait.

L’automne avançait. Le soleil s’éteignait. La nature se fanait. Sous l’ouate des brumes et des nuages d’octobre, les couleurs s’amortirent ; la neige vint sur les hauteurs, et le brouillard dans la plaine. Les voyageurs s’en allèrent, un à un, puis par bandes. Et ce fut la tristesse de voir partir les amis, même les indifférents, et, plus que tout, l’été, le temps de calme et de bonheur qui avait été une oasis dans la vie. Ils firent une dernière promenade ensemble, un jour d’automne voilé, dans la forêt, le long de la montagne. Ils ne parlaient pas, ils rêvaient, un peu mélancoliques, se serrant frileusement l’un contre l’autre, enveloppés dans leurs manteaux aux collets relevés ; leurs doigts étaient entrelacés. Les bois humides se taisaient, pleuraient en silence. On entendait au fond le cri doux et plaintif d’un oiseau solitaire, qui sentait venir l’hiver. Une clochette cristalline de troupeau tintait dans le brouillard, lointaine, presque éteinte, comme si elle résonnait au fond de leur poitrine…

Ils revinrent à Paris. Tous deux étaient tristes. Antoinette n’avait pas recouvré la santé.