Antoinette/6

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Paul Ollendorff (Tome 2p. 41-45).
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Antoinette avait seize ans. Olivier allait faire sa première communion. Il s’engourdissait dans le bourdonnement de ses rêves mystiques. Antoinette écoutait chanter le voluptueux ramage de l’espérance enivrée, qui, comme le rossignol en avril, remplit les cœurs printaniers. Elle jouissait de sentir son corps et son âme fleurir, de se savoir jolie, et de se l’entendre dire. Les éloges de son père, ses paroles imprudentes eussent suffi à lui tourner la tête.

Il était en extase devant elle ; il s’amusait de sa coquetterie, de ses œillades langoureuses devant son miroir, de ses roueries innocentes et malignes. Il la prenait sur ses genoux, il la taquinait au sujet de son petit cœur, des conquêtes qu’elle faisait, des demandes en mariage qu’il prétendait avoir reçues pour elle ; il les lui énumérait : des bourgeois respectables, tous plus vieux et plus laids les uns que les autres. Elle se récriait d’horreur, avec des éclats de rire, les bras passés autour du cou de son père, la figure blottie contre sa joue. Et il lui demandait quel était l’heureux élu : si c’était M. le procureur de la République, dont la vieille bonne des Jeannin disait qu’il était laid comme les sept péchés capitaux, ou bien le gros notaire. Elle lui donnait de petites tapes pour le faire taire, ou lui fermait la bouche avec ses mains. Il baisait les menottes, et chantait, en la faisant sauter sur ses genoux, la chanson connue :

Que voulez-vous, la belle ?
Est-ce un mari bien laid ?

Elle répondait, en pouffant, et lui nouant les favoris sous le menton, par le refrain :

Plutôt joli que laid,
Madame, s’il vous plaît.

Elle entendait bien faire son choix, elle-même. Elle savait qu’elle était, ou qu’elle serait très riche, — (son père le lui répétait sur tous les tons) : — elle était « un beau parti ». Les familles distinguées du pays, qui avaient des fils, la courtisaient déjà, disposant autour d’elle un réseau de petites flatteries et de ruses savantes, cousues de fil blanc, pour prendre le joli poisson d’argent. Mais le poisson risquait fort d’être pour eux un simple poisson d’avril ; car la fine Antoinette ne perdait rien de leurs manèges, et elle s’en amusait : elle voulait bien se faire prendre ; mais elle ne voulait pas qu’on la prît. Dans sa petite tête, elle avait déjà décidé qui elle épouserait.

La famille noble du pays — (il n’y en a généralement qu’une par pays : elle se prétend issue des anciens seigneurs de la province ; et elle descend, le plus souvent, de quelque acheteur des biens nationaux, intendant du xviiie siècle, ou fournisseur des armées de Napoléon) — les Bonnivet, qui avaient, à deux lieues de la ville, un château avec des tours pointues aux ardoises luisantes, au milieu des grands bois, semés d’étangs poissonneux, faisaient eux-mêmes des avances aux Jeannin. Le jeune Bonnivet était très empressé auprès d’Antoinette. Il était beau garçon, assez fort et corpulent pour son âge, ne faisant toute sa sainte journée que chasser, manger, boire, et dormir ; il montait à cheval, savait danser, avait d’assez bonnes manières, et n’était pas beaucoup plus bête qu’un autre. Il venait de temps en temps du château à la ville, tout botté, à cheval, ou dans son tape-cul ; il faisait visite au banquier, sous prétexte d’affaires ; et parfois, il apportait une bourriche de gibier, ou un gros bouquet de fleurs pour ces dames. Il en profitait pour faire sa cour à mademoiselle. Ils se promenaient ensemble dans le jardin. Il lui faisait des compliments gros comme le bras, et badinait agréablement, en frisant sa moustache, et faisant sonner ses éperons sur les dalles de la terrasse. Antoinette le trouvait charmant. Son orgueil et son cœur étaient délicieusement caressés. Elle s’abandonnait à ces premières heures si douces d’amour enfantin. Olivier détestait le hobereau, parce qu’il était fort, lourd, brutal, qu’il riait d’un rire bruyant, qu’il avait des mains qui serraient comme des étaux, et une façon dédaigneuse de l’appeler toujours : « Petit… », en lui pinçant la joue. Il le détestait surtout, — sans le savoir, — parce que cet étranger aimait sa sœur : … sa sœur, son bien à lui, à lui, et à nul autre !…