Antoinette de Mirecourt/12

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Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 95-106).

XII.


Un autre sujet d’inquiétude était l’absence prolongée du major Sternfield qui, depuis le rejet plein d’indignation de sa proposition par Antoinette, n’était pas revenu chez madame d’Aulnay.

Que ce fût le résultat du désappointement qu’il avait éprouvé ou simple calcul de sa part, c’est ce qu’il est impossible de dire. S’il était mu par ce dernier motif, il faut avouer qu’il se montra tacticien des plus habiles, car son absence le servit plus que sa présence n’aurait pu le faire. Laissée presqu’entièrement à elle-même, car elle se trouvait trop malheureuse pour recevoir au salon, avec sa cousine, les nombreux visiteurs qui se présentaient ; effrayée par la pensée que son père pourrait forcer son mariage avec Louis, ou lui faire sentir tout le poids de sa colère si elle résistait, elle comprit, avec une douleur qu’elle aurait cru auparavant impossible, l’étendue de la privation où elle se trouvait des mots si doux, des protestations si tendres d’Audley Sternfield.

Madame d’Aulnay qui, un peu par bienveillance pour Antoinette et pour Sternfield dont elle ne croyait le bonheur possible que dans le mariage, et un peu par simple sentimentalisme avide d’émotions quelconques, était déterminée à amener s’il était possible leur union, loin de faire ce qui était en son pouvoir pour alléger la situation malheureuse dans laquelle se trouvait sa cousine, s’efforçait au contraire de la rendre plus critique.

Elle en était arrivée au point de regarder comme inévitable le mariage d’Antoinette avec un homme qu’elle n’aimait pas, et elle la plaignait en conséquence ; puis elle blâmait sa timidité, condamnait son obstination à rejeter les propositions d’union de celui que son cœur chérissait. Elle ne manquait jamais de terminer ces exhortations en répétant qu’une fois mariés, les deux jeunes gens obtiendraient facilement le pardon de M. de Mirecourt, tandis que si ce père entêté ne rencontrait pas d’autres obstacles que celui de la volonté de sa fille, il mettrait certainement à exécution le projet de la marier à Louis Beauchesne. Quelques fois même elle s’étonnait de l’absence prolongée du militaire, et elle l’expliquait en disant que, découragé par la froideur d’Antoinette et par le refus qu’il avait essuyé, il avait porté ses intentions d’un côté où on les avait acceptées avec orgueil. Après ces funestes entretiens, elle laissait la malheureuse jeune fille à ses réflexions, son visage trahissant la confusion où elle se trouvait, et son pauvre cœur plus douloureusement malade que jamais.

Un jour, à la fin d’un entretien où elle avait mis en œuvre tous ses perfides raisonnements, la jeune femme s’était levée pour aller se préparer à une promenade : Antoinette avait refusé de l’accompagner.

— Eh ! bien, dit-elle, à tout prendre, il vaut peut-être mieux que Sternfield ait cessé ses visités ici, car elles n’auraient eu d’autre résultat que celui de vous rendre tous deux plus malheureux. Dans deux jours au plus tard ton père sera arrivé, et avant un mois tu seras la femme très-aimante et très-obéissante de Louis Beauchesne.

— Jamais ! s’écria Antoinette avec chaleur ; non, jamais ! Je resterai plutôt et mourrai fille.

En ce moment même, son esprit fut frappé par la pensée de l’inflexible volonté de son père. De découragement, elle laissa glisser sa tête sur ses mains appuyées au bord de la table et tomba dans une douloureuse rêverie. De son père ses pensées se portèrent sur le volage Audley qui s’était si tôt lassé de l’attitude suppliante d’un amoureux, et les battements précipités de son cœur à mesure que l’image du bel officier s’élevait dans son esprit, malgré l’irritation où elle était, lui disaient plus énergiquement que jamais qu’en ce moment du moins elle ne devait pas être la fiancée dé Louis.

Le bruit de la porte principale qu’on venait d’ouvrir et qui annonçait l’arrivée de quelque visiteur, ne fit qu’accroître son excitation ; et, comme la porte de la chambre où elle se trouvait n’était pas fermée, sans même lever la tête :

— Jeanne, s’écria-t-elle avec impatience, je n’y suis pour personne !

— Encore moins pour moi que pour les autres, Antoinette ? demanda derrière elle une voix mélodieuse et pleine de tendresse.

Elle se releva d’un soubresaut et retourna la tête ; ses regards rencontrèrent les yeux noirs et suppliants d’Audley Sternfield, qui lui demandaient plus éloquemment que la parole la faveur de le recevoir.

— Ma bien-aimée, continua-t-il, pardonnez-moi cette fois au moins d’avoir écarté Jeanne et de m’être présenté devant vous sans me faire annoncer ; mais je viens d apprendre que M. de Mirecourt arrive demain, et j’ai à vous faire part de choses que vous devez savoir. Dites-moi d’abord que vous me pardonnez ?

Et il s’empara d’une des mains d’Antoinette que celle-ci lui abandonna en se détournant.

— Je suis venu implorer mon pardon pour les contrariétés que je vous ai causées dans notre dernière entrevue ; je suis venu expier ma folie et mes extravagances.

— Au moins vous avez pris votre temps, répondit la jeune fille en réprimant un léger tremblement de lèvres.

Ô imprudente Antoinette ! comme elle trahissait sa faiblesse par ce naïf reproche ! Le sourire de triomphe qui se peignit sur le visage de Sternfield dit assez qu’il ne laissait pas passer cet aveu inaperçu. Cependant, ce fut avec une profonde humilité qu’il continua, en s’asseyant près de la jeune fille :

— Vous m’avez banni de votre présence, chère Antoinette, et je n’ai pas osé chercher à vous revoir jusqu’à ce que votre colère, que ma présomption avait peut-être provoquée avec raison, fût au moins un peu adoucie.

Mais à quoi servirait-il de suivre cet homme rusé du grand monde qui savait si bien faire jouer son amour, sa passion ou son désespoir ! Quel moyen de résistance pouvait avoir contre lui cette faible enfant que ne soutenaient plus les principes religieux aux saints enseignements desquels elle avait à dessein fermé son cœur ? Le tentateur, ainsi qu’on a pu le prévoir, triomphait ; et, comme il renouvelait pour la vingtième fois ses propositions d’un mariage immédiat, elle pencha sa tête sur son épaule et fondit en larmes.

— À ce soir, ma bien-aimée, dit-il en portant et reportant à ses lèvres sa main froide qui déjà n’opposait plus qu’une bien faible résistance.

Les larmes de la jeune fille continuaient de couler, mais elle ne répondait pas. Cependant, dans ce silence même il y avait une réponse suffisante pour le militaire. Il continua :

— L’excellente madame d’Aulnay doit nous favoriser comme, d’ailleurs, elle l’a toujours fait ; et ici même, dans son salon, le docteur Ormsby, chapelain du régiment, va nous unir par des liens sacrés qui me donneront le droit précieux de vous appeler ma femme.

— Le docteur Ormsby ! répéta Antoinette d’un air égaré qui prouvait qu’elle comprenait alors pour la première fois les circonstances exceptionnelles d’un mariage secret.

Oui, il en devait être ainsi : aucun prêtre catholique ne voudrait pas ou n’oserait pas la marier ainsi secrètement. D’un autre côté, son père était attendu d’un jour à l’autre : il n’y avait donc plus de temps laissé à l’hésitation. Bien que, depuis son arrivée chez madame d’Aulnay, elle eut perdu beaucoup de cette piété, de cette droiture de sentiments qui avaient été ses principales qualités dans la maison de son père, quelque négligente qu’elle eût été, depuis quelque temps, dans ses prières, dans l’accomplissement de ses devoirs religieux, elle n’avait pas cependant encore totalement oublié les immuables principes dans lesquels elle avait été élevée ; ce qui lui en restait suffisait pour la faire reculer devant l’idée d’un mariage clandestin qui ne recevrait pas la sanction de son père ni cette bénédiction religieuse que, dès sa plus tendre enfance, elle avait été habituée à considérer comme essentielle à la cérémonie nuptiale.

Voyant augmenter son trouble et en devinant parfaitement la cause, Sternfield se mit à faire l’éloge du révérend M. Ormsby qu’il représenta comme un homme bon et digne, et insinua en même temps combien légère était la différence des cérémonies.

— Ah ! oui, interrompit Antoinette en frissonnant, pour vous ce n’est qu’une cérémonie, mais pour moi c’est et ce devrait être un sacrement.

— Mais, ma bien-aimée, notre union, si vous le désirez, sera de nouveau célébrée et bénie par un ministre de votre religion dès que M. de Mirecourt aura été informé de notre mariage, ou avant — dès demain — si vous l’exigez. Antoinette, ma chère Antoinette, y a-t-il quelque chose qu’un amour aussi profond que le mien hésiterait à vous accorder ?

Silencieuse mais non convaincue, elle ne fit aucune réponse, car en ce moment l’amour parlait dans son cœur plus fort que les principes.

Après avoir ainsi vaincu toutes les objections, renversé tous les obstacles, Sternfield se mit à faire de nouvelles protestations d’amour et de reconnaissance, sans paraître remarquer, dans l’orgueil de son triomphe, que des pleurs coulaient en abondance sur les joues pâles de la jeune fille et que la petite main qu’il tenait était froide comme glace.

Cette entrevue un peu singulière fut interrompue par l’arrivée de madame d’Aulnay. Un simple coup-d’œil jeté sur la contenance heureuse et triomphante de Sternfield et sur le visage agité de sa cousine suffit à Lucille pour se rendre de suite un compte exact de la véritable situation. À son arrivée Antoinette se leva, et elle se préparait à quitter l’appartement quand Audley, s’emparant de sa main sur laquelle il déposa un baiser ardent, lui dit à mi-voix :

— Antoinette ! à ce soir, à sept heures !

— Eh ! bien, major Sternfield, je vois que vous avez diligemment mis votre temps à profit, puisque le jour et l’heure sont arrêtés, dit madame d’Aulnay dès qu’Antoinette fut sortie.

Elle fixait en même temps sur lui un regard pénétrant.

Peut-être le joyeux triomphe qui rayonnait sur son beau visage s’opposait-il aux idées sentimentales qu’elle s’était faites de ce que devait être en pareille circonstance l’amour d’un homme passionnément amoureux ; peut-être même commençait-t-elle à concevoir des craintes sur le bonheur futur de sa cousine, ce dont jusque-là elle n’avait pas eu le moindre souci ; mais ces soupçons et ces réflexions disparurent aussitôt, car Sternfield, qui avait probablement deviné sa pensée, s’avança vers elle en disant :

— Ma chère madame d’Aulnay, mon excellente amie, vous qui, avec une indulgence et une patience dont je vous serai éternellement reconnaissant, avez pris part à toutes mes pensées, à toutes mes espérances et à toutes mes craintes, ne vous étonnez pas de me voir ivre de joie : Antoinette a promis d’être, ce soir même, ma femme par le plus sacré des sacrements. Ô la meilleure des amies ! laissez-moi m’agenouiller devant vous pour vous exprimer mes remerciements et ma gratitude sans bornes.

Le beau militaire paraissait réellement sincère. Aussi, sentant ses craintes complètement calmées, Lucille lui répondit, en souriant avec bonté :

— Assez, major Sternfield ; je crois en votre sincérité. Et maintenant, puisque cette cérémonie solennelle doit véritablement avoir lieu ici ce soir, permettez que je vous donne congé, car j’ai beaucoup à faire.

Le jeune homme porta à ses lèvres la jolie main qui lui était présentée, sans rencontrer aucune résistance de la part de la coquette Lucille qui était également fière de ses jolis doigts et de ses bagues et qui ne tenait pas le moins du monde à les cacher.

Dès qu’il fut parti, madame d’Aulnay se mit en frais d’entrer en besogne. Elle ne chercha pas de suite à voir Antoinette, l’état dans lequel elle l’avait trouvée en entrant lui faisant croire avec raison que ce serait un moment mal choisi pour la conversation. Elle se rendit donc dans sa chambre à elle, sonna Jeanne, et s’enferma avec elle pendant une demi-heure pour lui donner des instructions concernant les détails du ménage. De là, elle alla trouver M. d’Aulnay et passa une autre demi-heure avec lui ; elle se contenta de lui dire qu’Antoinette et elle attendaient, pour le soir une couple d’amis qui devaient venir passer la veillée avec elles, sachant bien que cette seule déclaration suffirait pour tenir son mari dans la Bibliothèque. Déjà le jour tombait. Après avoir, en passant, jeté un coup d’œil dans les salons afin de s’assurer que les lumières étaient bien allumées, elle monta à la chambre de sa cousine.

Antoinette était près de la fenêtre, le front appuyé sur les vitres, comme en contemplation devant la tempête qui sévissait au dehors, devant les énormes flocons de neige qui, poussés par un vent violent, venaient fouetter les carreaux, ou s’amassaient en masses compactes, obscurcissant la terre et le firmament.

Son impatience était jusqu’à un certain point justifiable, car Antoinette portait encore la robe sombre qu’elle avait depuis le matin ; aucun vêtement d’apparat, aucun ruban, aucune fleur n’attestaient par leur présence hors de la garde-robe que la jeune fille eût l’intention de faire une toilette plus riche pour la circonstance. Mais lorsqu’elle tourna vers Lucille son petit visage pâle qui portait l’empreinte des larmes, celle-ci en eut pitié et se crut tenue de la consoler au lieu de lui faire des reproches.

— Viens ici près du feu, mignonne, dit-elle avec bonté, car tu prendrais du froid près de la fenêtre. De plus, il est temps que tu décides comment tu désires être mise ce soir, car il faut que tu paraisses de ton mieux.

La jeune fiancée ne répondit pas, mais l’abattement qui se lisait sur sa figure ordinairement calme et joyeuse indiquait combien ces détails secondaires lui étaient indifférents dans ce moment. Durant la dernière heure, un rude combat, aussi violent que la tempête du dehors qu’elle regardait passer, s’était livré dans son cœur : de meilleures pensées, de bonnes inspirations avaient puissamment lutté contre les raisons qu’elle se donnait pour remplir sa promesse vis-à-vis de Sternfield. La lutte n’était pas encore achevée ; car madame d’Aulnay, justement alarmée de sa pâleur et du silence qu’elle observait ayant répété ce qu’elle venait de dire, Antoinette s’écria :

— Lucille, je ne puis, je n’ose pas m’aventurer dans ce sentier fatal. Ce serait une union maudite de Dieu et des hommes.

— Juste ciel ! enfant, s’écria Lucille presque avec impatience, que rêves-tu donc là ? Il est cinq heures ; le ministre et ton fiancé doivent arriver dans deux heures, et tu n’es pas encore prête !

Madame d’Aulnay se laissa tomber sur une chaise, en proie au plus grand étonnement et à la plus vive indignation. Les destinées d’Antoinette de Mirecourt étaient en ce moment dans la balance. Un mot de bon avis, un regard d’encouragement lui auraient donné la force nécessaire pour s’éloigner du précipice au bord duquel elle se trouvait. Mais, hélas ! ce mot ne fut pas prononcé, ce regard ne fut pas donné. Au contraire, sa compagne s’écria :

— Es-tu insensée, Antoinete ? es-tu tout-à-fait insensée ? Ton consentement accordé ! ta promesse donnée ! ton fiancé et le ministre qui sont déjà en route !…

— Et mon père ! Lucille, mon père ! interrompit la malheureuse jeune fille dont la pâleur était devenue mortelle.

— Ne me parles pas de ton père ! répliqua vivement madame d’Aulnay dont l’impatience avait dégénéré en colère. Le mal, si mal il y a, sera entièrement son fait. Car quel droit a-t-il de te donner à Louis Beauchesne, comme si tu étais une propriété dont il voudrait se débarrasser. Décide maintenant, et pour toujours, entre le mari qu’il te destine et celui que ton cœur chérit ; oui, choisis entre Louis Beauchesne et Audley Sternfield !… Mais je perds du temps en paroles inutiles, ma cousine, continua-t-elle en adoucissant sa voix. Ton choix est déjà fait, quoique ton cœur opiniâtre se refuse à l’avouer. Je vois que je vais être obligée de faire ta toilette ; j’en rends grâces au ciel, car je suis déterminée à ce qu’Audley soit fier de toi.