Antoinette de Mirecourt/18

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 162-173).


XVIII.


Quelques jours après, par une superbe matinée, monsieur et madame d’Aulnay, amenés par leur joli équipage d’hiver, venaient frapper à la porte du manoir, à la grande joie de M. de Mirecourt qui était également fier de sa gracieuse nièce et de son digne et savant époux.

Antoinette amena Lucille dans sa chambre pour la débarrasser de ses vêtements de voyage. Une fois là, celle-ci ferma la porte avec soin, et s’écria :

— Maintenant, aux nouvelles… Mais, mon Dieu ! Antoinette, comme tu es pâle ! Qu’est-ce que tu as donc fait ? Non seulement tu as considérablement maigri, mais de plus tes yeux et ton teint ont perdu tout leur éclat. Cela ne fera pas. Tu ne dois pas permettre au chagrin ni à l’inquiétude d’aller plus loin que de communiquer à tes traits une pâleur délicate ou un air mélancolique.

— Donne-moi ta recette pour les restreindre dans des limites aussi modérées, dit Antoinette avec un sourire forcé.

— Lorsque tu te sentiras triste, arrêtes-toi de penser, prends un roman, essaies une intrigue ou jette un coup-d’œil sur tes toilettes. Si ces dernières sont dans un état défectueux, le remède est infaillible, car une cause de tristesse en neutralise toujours une autre. Courage, chère enfant. Nous allons obtenir la permission de ton père ; demain soir tu seras dans mon salon, avec ce cher tyran d’Audley à tes pieds. Mais, silence ! j’entends venir madame Gérard. Jusqu’après le dîner, pas un mot de notre projet.

Le dîner fut excellent et les vins exquis ; M. de Mirecourt, content de voir que tout allait à merveille, était d’une humeur des plus aimables. Après le café qui fut servi dans le salon, madame d’Aulnay, avec une grande habileté, ouvrit le feu par quelques observations sur la pâleur et l’apparence délicate d’Antoinette.

— En effet, elle semble malade, répondit un peu brusquement M. de Mirecourt ; mais c’est à sa promenade en ville que nous devons cela.

— Oh ! cher oncle, répondit en souriant madame d’Aulnay, lorsqu’elle quitta Montréal elle paraissait être bien mieux que maintenant. Elle s’ennuie à mort ici, précisément comme moi à la ville depuis que le carême est commencé.

— C’est très-flatteur pour M. d’Aulnay et pour moi-même, répliqua-t-il.

— Mais, mon oncle, vous êtes très-souveut absent ou retenu dans votre bureau par d’importants travaux, et madame Gérard est occupée par les affaires du ménage, en sorte que la pauvre Antoinette est souvent seule.

— Eh ! bien, que la petite se livre à la lecture, au jeu ou à la couture, comme elle en avait la louable habitude avant son entrée dans la vie du grand monde, dit M. de Mirecourt d’un ton assez bref.

Mais le regard de tendresse qu’il lança en même temps sur sa fille était une frappante contradiction de la brusquerie de ses paroles.

— Laisse-la plutôt venir à la ville avec nous, interrompit M. d’Aulnay qui avait reçu les instructions de sa tendre moitié. Je te promets que nous te la renverrons après Pâques, aussi heureuse et en aussi bonne santé que jamais.

M. de Mirecourt hocha la tête.

Madame Gérard, de son côté, fit comprendre qu’elle ne pouvait s’imaginer qu’Antoinette pût désirer s’éloigner si tôt du manoir, après une si longue absence. Mais quelle chance avait-elle de lutter contre des alliés aussi puissants ? Louis lui-même, sur lequel elle avait compté comme sur un secours efficace, passait traîtreusement à l’ennemi. Quel était son but en agissant ainsi ? c’est ce qu’elle ne put deviner, à moins toutefois que, comme madame d’Aulnay l’avait également invité, il eut voulu profiter de cette occasion pour avancer ses affaires auprès d’Antoinette. Mais la vieille gouvernante n’avait pas remarqué que Beauchesne avait répondu à l’invitation d’une manière générale, équivoque, qui lui permettait d’accepter ou de refuser ensuite, à sa convenance.

Antoinette elle-même, silencieuse et abattue, ne parlait que très-peu, et en dépit des signes que lui faisait sa cousine, elle restait presque passive. Un regard suppliant tourné vers son père et qu’elle accompagna de ces mots : « j’aimerais à y aller, » fut tout ce qu’elle fit pour seconder les efforts de ses amis ; mais, quand bien même elle se serait étudiée à prendre des moyens directs de gagner le consentement de son père, elle n’eût pu en choisir un plus heureux que celui-là. Le calme qui se trahissait sur sa figure et qui atteignait presque l’apathie, ainsi que le souvenir de la sévérité dont il avait fait preuve à son égard lorsqu’il lui avait parlé de son mariage avec Louis, le touchèrent sensiblement et le firent incliner à se rendre à la demande générale. Et puis, la déclaration de madame d’Aulnay qu’elles vivraient dans la retraite du carême, le fait que Louis avait été également invité et pourrait surveiller sa fiancée le décidèrent entièrement.

— Eh ! bien, mon enfant, dit-il en attirant sa fille à lui, puisqu’il faut faire ce sacrifice, faisons-le gaiement.. Mais, quoi ? des pleurs ! s’écria-t-il en voyant Antoinette qui, touchée par sa bonté, par le souvenir de sa propre ingratitude envers lui et par le sentiment de sa propre perfidie, essayait de contenir les sanglots qui s’échappaient de sa poitrine oppressée. Tu pleures, petite ! Qu’est-ce que cela veut donc dire ?

— Ne sois pas aussi enfant, Antoinette ! interrompit madame d’Aulnay avec plus de vivacité que la circonstance ne semblait en demander de sa part. Tu es ridiculement nerveuse aujourd’hui !

— Eh ! bien, c’est toi-même, jolie nièce, qui lui a appris ces mouvements… Mais assez comme cela. Antoinette, montes à ta chambre et commence à faire ta malle ; autrement, tu oublieras la moitié ou la plus grande partie de tes effets indispensables… C’est inutile, madame Gérard ! continua-t-il de bonne humeur en interrompant la gouvernante qui venait de commencer à protester, quoique avec beaucoup de déférence, contre le retour d’Antoinette à la ville ; c’est inutile. Cette fois, ils ont été trop nombreux pour nous; tenez ! tenez ! c’est une affaire décidée. Lucille, fais-nous maintenant un peu de musique, si tu peux ; mais je crains bien que l’instrument ne soit hors d’ordre : notre petite fille ne l’a pas touché depuis bien longtemps.

Il y avait à peine quelques secondes qu’Antoinette, suivant l’invitation de son père qu’elle avait reçue avec un grand empressement, était dans sa chambre, lorsque madame Gérard entra.

— Chère Antoinette, dit-elle, je suis venue voir si tu as besoin de moi ?

— Oh ! non ; je ne mettrai pas beaucoup de temps à préparer tous mes effets ; mes commodes et mes tiroirs sont dans un ordre parfait, grâce au bon exemple que vous m’avez donné sous ce rapport, chère amie.

— Ah ! mon Antoinette, — reprit madame Gérard avec une inquiétude pleine de tristesse dans le regard et dans la voix, — je crains bien que les conseils que je t’ai donnés sur d’autres sujets bien plus importants n’aient été malheureusement inutiles. Dieu sait combien de fois je lui ai demandé avec ferveur la grâce et l’inspiration de remplir dignement l’important devoir qui m’était confié.

— Chère madame Gérard, pourquoi êtes-vous si triste et si inquiète ? demanda avec douceur Antoinette en prenant les mains de sa gouvernante qu’elle pressa chaleureusement dans les siennes. Vous avez été pour moi une véritable mère. Toujours bonne, judicieuse, prudente…

— Et cependant j’ai failli, complètement failli ! interrompit celle-ci sur le même ton de tristesse. Non, ne parles pas ainsi, Antoinette, mais écoutes moi, car je dis la vérité. Où est cette confiance que je désirais t’inspirer, cette confiance qui aurait dû te faire venir à moi comme à une mère, me confier tes chagrins et prendre mes conseils dans les moments de peine ? Hélas ! tu ne m’en accordes pas plus qu’à une étrangère ! Tu as des soucis et des inquiétudes, mais tu les dévores en silence ; tu as des plans et des projets, mais tu les prépares dans le secret, Antoinette ! chère Antoinette, dis-moi : ai-je mérité cette défiance ?

Le cœur ardent de la jeune fille, qui était intimement attaché à la directrice de ses jeunes années, fut profondément touché par cet appel chaleureux. Se jetant en pleurs, dans les bras de son excellente gouvernante, elle s’écria :

— Ô bonne et chère amie, pardonnez-moi ! Pourquoi n’ai-je pas rempli mes devoirs à votre égard avec autant de fidélité que vous vous êtes acquittée des vôtres envers moi ? pourquoi me suis-je déjà séparée de vous ?…

— Et cependant tu me laisses encore ! dit-elle doucement en caressant la soyeuse chevelure de la jeune fille. Que madame d’Aulnay seule s’en retourne dans cette vie agitée de la ville, dans le tumulte de laquelle tu as déjà perdu ta fraîcheur, tes sourires, ta gaieté, et la paix de ton âme.

— Cela ne se peut pas ! dit Antoinette en se levant fiévreuse. Hélas ! je dois y aller.

— Qu’il en soit comme tu le désires, et puisse Dieu guider tes pas ! Encore un mot, ma petite Antoinette, encore un mot de l’amie éprouvée qui a appris à ta bouche à bégayer le nom de notre Père céleste. Pourquoi as-tu abandonné la pratique et les devoirs de notre religion à laquelle jusqu’ici tu avais été si fidèle ?

— Parce que je ne suis pas digne des consolations qu’elle donne ! répondit la jeune fille singulièrement émue.

— Ce devrait plutôt être une raison pour te faire persévérer dans l’observance de tes devoirs religieux. Est-ce que notre Divin Maître lui-même ne nous a pas dit qu’il venait pour sauver, non pas les justes, mais les pécheurs ? Mais assurément, ces paroles, dans leur sens le plus rigoureux, ne s’appliquent pas à ma petite, à ma chère Antoinette. Ouvres-moi ton cœur, mon enfant bien-aimée ; confies-moi les secrètes préoccupations qui semblent l’assiéger : tu seras, ensuite, moins abattue et plus heureuse.

Antoinette soupira. Oh ! que n’aurait-elle pas donné pour pouvoir en ce moment confier ses fautes et ses peines à cette conseillère sage et prudente, partager avec elle le lourd fardeau du secret qui déjà minait sa jeune existence. Mais le souvenir de la promesse que Sternfield lui avait arrachée ferma sa bouche ; et avec une tendre caresse, elle lui dit :

— Soyez patiente pendant quelque temps encore, ma bonne, mon excellente amie ; et malgré mon silence, en apparence si plein d’ingratitude, aimez-moi, priez pour moi !

— Puis-je entrer, Antoinette ? demanda soudainement la voix argentine de madame d’Aulnay.

Et, sans attendre la réponse, Lucille s’introduisit dans la chambre.

— Que signifie ceci, pauvre petite cousine ? demanda-t-elle en promenant son regard indigné de madame Gérard au visage baigné de larmes d’Antoinette. Tu étais, je crois, à recevoir un sermon ?…

— Arrêtes, Lucille, ne parles pas aussi étourdiment, se hâta d’interrompre Antoinette… Pars-tu à présent, demanda-t-elle à sa gouvernante qui s’était levée.

— Oui, mon enfant ; mais avant de laisser cette chambre, j’ai à vous donner un avis, madame d’Aulnay. Sur vos instances pressantes, cette enfant innocente et sans expérience a été confiée à vos soins. À Dieu vous rendrez compte de la manière dont vous avez rempli vos obligations. Quelles que soient les embûches dont ses pas ont été environnés et les erreurs dans lesquelles elle peut encore tomber, sur votre tête, à vous, son guide et sa protectrice, retombera la plus lourde part du châtiment !

— Quelle terrible mégère ! s’écria madame d’Aulnay avec un frémissement affecté pendant que la gouvernante s’éloignait. Elle me rappelle la Sybille.

— Trêve de ces épithètes et de ces plaisanteries, répliqua Antoinette d’un air affligé et indigné. Cette personne a été pour moi, dès ma plus tendre jeunesse, une gouvernante, une amie, une mère ; et je serais une ingrate si je permettais qu’on fit un pareil usage de son nom en ma présence, quand je puis l’empêcher.

— Oh ! assez, ma chère enfant. Cette indignation est en pure perte ; car je suis prête, si tu le désires, à en parler désormais et à la regarder comme une perfection. Mais ne perdons pas notre temps en disputes, quand nous avons à parler de choses infiniment plus intéressantes. N’avons-nous pas parfaitement réussi dans tous nos plans ? Nous devons partir demain matin, pour profiter des beaux chemins, avant qu’une tombée imprévue de neige les rende impraticables. À présent, laisse le sourire revenir sur tes traits, tâches de paraître comme autrefois, afin d’empêcher ton père de retirer sa permission… Et maintenant que nous avons un moment à nous, je m’étonne de ne pas te voir m’assiéger de questions au sujet de ton cher adorable et tyrannique mari !… Mais, quoi ! ce nom te fait tressaillir comme s’il te terrifiait ! Tu es devenue singulièrement nerveuse.

— Eh ! bien, qu’as-tu à me dire sur son compte ? demanda Antoinette à voix basse.

— Qu’est-ce que j’ai à te dire ! répéta ironiquement madame d’Aulnay. Est-ce ainsi qu’une jeune mariée qu’on idolâtre doit s’enquérir du plus joli et du plus charmant mari qu’une femme puisse avoir ?

— Je ne suis pas aussi enthousiaste que toi, Lucille ; de plus, tu oublies qu’il y a à peine deux jours j’ai reçu de lui une lettre dans laquelle il me disait que sa santé est assez bonne. Mais, puisque tu veux absolument que je te questionne sur son compte, dis-moi donc comment il a passé le temps durant mon absence ?

— Le fait est — répondit madame d’Aulnay, en toussant, comme pour cacher son embarras — le fait est qu’il n’aurait pas été habile en vivant retiré comme un ermite : le monde aurait pu soupçonner quelque chose. Aussi, pour qu’il n’en parût pas, il a agi comme d’habitude, comme si de rien n’était.

— Comme il a agi pendant la dernière soirée que j’ai passée à la ville ? continua Antoinette dont les traits venaient de se couvrir d’une vive rougeur causée par la peine et le ressentiment que lui causait le souvenir de cette pénible circonstance.

— Oh ! oui, je sais à quoi tu fais allusion. J’ai vu moi-même ses indignes coquetteries avec une ou deux des jeunes filles présentes, et je l’ai ensuite fortement sermonné pour cela. Je lui ai dit, entr’autres choses, que tu avais fait preuve de trop de bonté et de patience, et que ce que tu aurais eu de mieux à faire, aurait été de t’amuser avec quelque partenaire de ton goût, pour combiner ensemble le plaisir de l’amusement et celui de la vengeance. Mais, ma chère Antoinette, le regard sombre et furieux qu’il me lança me glaça presque de terreur. « Écoutez-moi bien, madame d’Aulnay m’a-t-il dit. Puisque vous voulez le bonheur de votre cousine, ne lui donnez jamais un pareil conseil. Si vous le faites et si elle agit d’après ce conseil, la conséquence sera que vous aurez, toutes les deux, à vous en repentir le jour même où elle commencera à mettre ce système en pratique. » — « Hein ! major Stemfield, vous êtes un vrai tyran ! répondis-je un peu irritée ; Barbe-Bleue n’était pas de la moitié aussi méchant que vous. » — « Ne parlez pas avec autant de légèreté, Lucille ! » répliqua-t-il en m’appelant avec une grande impertinence, par mon nom de baptême. « J’aime sincèrement, comme tout homme le doit, la femme que j’ai choisie pour être la compagne de ma vie, et je ne puis pas plus lui permettre de jouer avec mes affections qu’avec mon honneur. » N’est-ce pas, chère Antoinette, qu’en dépit de ses fautes, c’est un homme irrésistible ?

Antoinette, pour toute réponse, laissa percer un faible sourire sur sa figure et fit un léger, un très-léger mouvement de tête.

— Et qui, crois-tu, s’est récemment informé de toi très-particulièrement et avec beaucoup d’intérêt ? Devine, je te le donne en vingt. Quoi, tu n’en peux venir à bout ? Eh ! bien, je vais te le dire : ni plus ni moins que l’insensible, l’invulnérable colonel Evelyn. Que te figures-tu qu’il ait eu l’audace de me dire, une après-dînée que je me promenais en voiture près de la Citadelle[1] pour aller entendre le nouveau corps de musique ? Après s’être informé de toi et avoir appris que tu étais en bonne santé et que je m’attendais à t’avoir encore prochainement avec moi, il se lança dans une diatribe du même genre à peu près que celle dont vient de me gratifier ta gouvernante. Il prétendit que tu étais une jeune fille candide et sans expérience, que je devais veiller sur toi avec un soin jaloux et te diriger avec une grande prudence. Je crois qu’il s’est dit autorisé à parler ainsi à cause d’observations un peu légères qui auraient été faites sur ton compte et sur celui de Sternfield à la table d’hôte des officiers, quoique je ne puisse m’imaginer ce qui a pu donner lieu à ces observations… Mais, ciel ! qu’as-tu donc, Antoinette ? comme tu parais fiévreuse ! Tiens laisses à ta femme de chambre le soin de faire ta malle, et descendons au salon.

  1. Aujourd’hui la place Dalhousie.