Antoinette de Mirecourt/31

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Auguste Genand.
J. B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 306-315).


XXXI.


Le lendemain de cette soirée, dans la matinée, madame d’Aulnay, qui venait de se lever, était assise dans son fauteuil, les pieds enveloppés dans des pantoufles en satin brodé, et Jeanne se préparait à démêler et disposer son épaisse chevelure, quand un coup de marteau retentissant et prolongé, dont l’écho fut répété dans toute la maison, les fit tressaillir toutes deux.

— Ciel ! qu’est-ce que cela peut être ? Cours, Jeanne, et reviens me dire ce que c’est, s’écria madame d’Aulnay.

La domestique revint presqu’aussitôt, avec une petite note qu’elle remit à Lucille en disant :

— Le messager de M. Beauchesne vient de partir ; il doit être très-pressé, madame, car il n’a pas seulement pris la peine de s’informer comment vous êtes, ainsi que mademoiselle Antoinette, comme il le fait habituellement : il m’a seulement glissé la lettre dans la main, et s’est précipité dehors.

Le billet était chiffonné et mal plié, son adresse écrite sans soin et presqu’illisiblement. Ce fut avec le pressentiment d’un prochain danger, qui fit battre son cœur d’étranges pulsations, que Lucille fit sauter l’enveloppe. La lettre était conçue en ces termes :

« Ma chère madame d’Aulnay,

Celui qui vous écrit ceci fuit actuellement la justice, et, s’il n’est pas arrêté, il aura bientôt laissé pour toujours son pays natal. Le major Sternfield m’a insulté, hier soir, et excité à un tel point que je n’ai pu me maîtriser, par son insolente cruauté à l’égard de notre pauvre Antoinette qui — le Ciel la préserve ! — paraît être singulièrement en son pouvoir. Dans le premier moment, je contins ma colère, et j’attendis mon tour qui ne tarda pas à venir, car, comme il quittait la maison, je le suivis. Arrivés dehors, je l’abordai et lui demandai des explications que, vous le comprenez, il était aussi peu disposé de me donner que j’étais fiévreux de recevoir.

Ce matin nous nous sommes rencontrés sur le terrain, et il est tombé mortellement blessé : on me dit qu’il est mourant.

Dites à Antoinette que si, contrairement à mes suppositions et à mon intime conviction, cet homme lui est réellement cher, je la conjure, au nom de l’immense et sincère amour que j’ai toujours eu pour elle, de me pardonner. Je regrette profondément la mauvaise action dont je viens de me rendre coupable, non pas tant à cause des conséquences qui en résulteront pour moi, que pour la terrible responsabilité que j’ai encourue en précipitant dans l’éternité un de mes semblables dans toute la force de l’âge. Ah ! avant d’avoir commis le crime, je n’aurais jamais pensé que le remords serait aussi âpre, aussi cuisant !…

Mais le temps presse, je dois faire. Avec mes meilleurs remerciements pour toute votre bienveillance passée envers moi — Je n’ose pas envoyer d’autre message à Antoinette.

Tout à vous,
Louis. »

En proie à une excitation que l’on peut facilement concevoir, madame d’Aulnay lut et relut cette triste lettre ; puis, se levant brusquement, elle se précipita dans la chambre de sa cousine.

Antoinette qui s’était jetée sur son lit une heure auparavant, reposait sans mouvement, les yeux fixés sur les faibles rayons de lumière qui pénétraient à l’intérieur par les ouvertures du rideau, et le visage aussi pâle que cette lumière elle-même.

— Antoinette ! — s’écria Lucille en entrant, et d’une voix tremblante — Antoinette ! j’ai une nouvelle terrible à t’annoncer : es-tu assez forte pour l’apprendre ?

Ni l’annonce d’un malheur que contenaient ces paroles mystérieuses, ni l’agitation visible de sa cousine ne produisirent de l’inquiétude ou de l’émotion chez Antoinette : elle était, pour cela, trop malade de corps et d’esprit.

— Mais, quoi ! — continua sa cousine avec une irritation qui provenait probablement de la surexcitation où elle se trouvait, — tu ne me fais aucune question ? tu ne désires pas savoir ce que c’est ? Et pourtant, cette nouvelle te concerne très-particulièrement, ou plutôt une personne qui te touche de très-près : enfin, c’est d’Audley Sternfield que je veux te parler.

— Eh ! bien, qu’y a-t-il ? demanda faiblement la jeune fille.

— Tiens, prends et lis, — et elle lui remit la lettre de Louis ; — mais, ma chère Antoinette, pour l’amour de Dieu ! sois calme, ne tombes pas en faiblesse, ne t’évanouis pas.

La pauvre Antoinette ne fit rien de tout cela, mais ses joues se décolorèrent et ses lèvres devinrent terriblement blêmes pendant qu’elle lisait. À peine avait-elle parcouru la lettre qu’elle se leva, et, sans hésiter un seul moment, commença à s’habiller.

— Pourquoi cette hâte ? où vas-tu ?

— Au pauvre Audley.

— As-tu perdu tes sens, enfant ? Sais-tu où il est ? sais-tu même s’il vit encore ?

— Je m’informerai. On l’a probablement ramené à ses quartiers.

— Et veux-tu dire que toi, une jeune fille, tu vas le voir dans sa chambre ?

— Mais tu viens avec moi, Lucille ? répondit-elle d’une voix suppliante.

— Tu as certainement pris congé de ta raison, pauvre enfant ! — et l’accent de madame d’Aulnay trahissait autant d’irritation que de compassion. — Comme Montréal en parlerait demain, si nous faisions une pareille démarche ! nos noms seraient dans la bouche de tout le monde !

— Qu’on dise ce que l’on voudra, Lucille, j’irai seule.

— Tu ne ferais pas cela. Après t’être constamment querellé avec l’infortuné Sternfield depuis votre mariage, pour garder sans tache le beau nom que tu portes, iras-tu maintenant déshonorer ce nom aussi inutilement ?

— C’est mon devoir, et, quelles que soient les conséquences, je dois le remplir.

— Mais, pauvre étourdie, tu ne l’affectionnes pas, tu ne l’estimes même pas.

— Oh ! c’est une raison de plus pour que je me rende sans délai à son lit de mort. Hélas ! le remords pèse déjà bien assez sur mon cœur, je ne veux pas le rendre plus lourd encore.

— Mais enfin, quel bien peux-tu lui faire ? insista madame d’Aulnay.

— Ma présence adoucira ses derniers moments, le consolera peut-être. Voudrais-tu donc — et un frisson convulsif courut par tous ses membres — voudrais-tu donc le voir mourir avec de la haine contre moi dans son cœur, peut-être des malédictions sur ses lèvres, comme cela peut très-bien arriver si, oubliant ses droits et mes devoirs, je reste loin de lui.

— Dans ce cas, attends un moment : M. d’Aulnay est sorti, mais je l’attends d’une minute à l’autre, et dès qu’il sera de retour, je lui demanderai hardiment de nous accompagner.

Mais Antoinette ne voulait pas perdre, à attendre, des instants précieux qui pouvaient être les derniers de Sternfield sur la terre. Achevant à la hâte de s’habiller, dès que sa cousine eut quitté la chambre, elle descendit sans bruit l’escalier qui conduisait à la porte de derrière et parvint dans la cour. Comme elle l’avait un peu espéré, elle trouva un laquais dans l’écurie, et lui dit à voix basse d’atteler un des chevaux à la petite voiture dont se servait ordinairement monsieur d’Aulnay. En un clin-d’œil, tout fut prêt. La pauvre femme monta dans le véhicule qui passa la porte de cour sans attirer l’attention d’aucune des personnes de la maison, à l’exception peut-être d’une des filles de chambre qui ne trouva cependant rien d’extraordinaire à ce que mademoiselle sortît à une heure aussi matinale, pensant bien qu’elle se rendait à l’église.

Maintenant, se dit Antoinette en portant une main à son front malade, ce que j’ai d’abord à faire, c’est d’aller chez le docteur Manby, et quoiqu’il soit probablement avec ce pauvre Audley, je pourrai peut-être savoir d’un de ses serviteurs où est la demeure de celui-ci.

Arrivée à la paisible maison de pension où logeait le docteur, elle apprit qu’il avait été appelé auprès du major Sternfield qui avait été, le matin même, blessé à mort dans un duel.

Le major Sternfield occupait avec trois ou quatre autres officiers une maison en pierres bien simple mais confortable, située à l’extrémité est de la ville, dans ce quartier que nous appelons aujourd’hui faubourg Québec. Un petit jardin, entouré d’un mur à demi caché par des érables, s’étendait de la maison à la rive du saint Laurent dont il était séparé par un petit chemin très-étroit. Directement en face baignait la gracieuse et pittoresque Isle Sainte Hélène, alors propriété des barons de Longueuil et dont la vue reposait l’œil fatigué de rester attaché sur les flots agités du fleuve.

Devant la porte de cette résidence s’arrêta le cheval tout fumant et palpitant que le cocher de madame d’Aulnay, stimulé par les appels pressants et incessants d’Antoinette, avait fait aller d’une allure effrayante.

Une crainte terrible s’était emparé du cœur de la jeune femme : elle eut peur d’être arrivée trop tard, de n’être venue que pour apprendre que cet homme auquel elle avait juré amour et fidélité était mort en la détestant et en la maudissant.

Sans attendre qu’on vint l’aider à descendre de voiture, elle sauta à terre, et sans plus s’occuper des regards étonnés d’une couple de soldats, domestiques des officiers, qui fainéantaient sur les marches de l’escalier, elle frappa au marteau avec toute la force que pouvaient avoir ses doigts tremblants.

Un soldat vint ouvrir.

— Je désire voir le major Sternfield ; conduisez-moi de suite à sa chambre, dit-elle rapidement.

Dans le corridor l’honorable Percy de Laval, le cigare à la bouche, se promenait de long en large, et si Méduse elle-même eût apparu sur le seuil de la porte et eût demandé à voir le malade, il n’aurait pas été plus étonné qu’en apercevant mademoiselle de Mirecourt. Dans une chambre adjacente, dont la porte était entrouverte, il y avait deux autres officiers, et l’expression de profonde surprise qui se manifesta sur leur figure à la vue d’Antoinette rivalisait avec l’étonnement si visible dont le lieutenant de Laval venait de faire preuve.

— M’entendez-vous ? répéta Antoinette au portier avec une agitation fiévreuse ; je désire voir le major Sternfield.

Le soldat hésitait, dans la crainte d’introduire une visite aussi extraordinaire sans, au moins, l’avoir préalablement annoncée au blessé.

Contrariée par ce nouveau délai, Antoinette se tourna tout-à-coup vers M. de Laval, et d’un air suppliant :

— Vous me connaissez, vous, s’écria-t-elle ; dites-lui donc de me conduire de suite au major Sternfield.

— Certainement, mademoiselle de Mirecourt, répondit-il avec un embarras qui contrastait singulièrement avec la véhémence de la jeune femme. — Ici, garçon, conduisez de suite cette dame dans la chambre du major : j’en prends toute la responsabilité.

Le soldat obéit, et Antoinette, tremblant de tous ses membres, le suivit dans l’escalier étroit et escarpé.

— Voilà ce que j’appelle une intrigue, — chuchota le jeune honorable à ses deux camarades qui l’avaient rejoint dans le corridor dès qu’Antoinette eut disparu. Une jeune demoiselle qui ferait cela en Angleterre serait flétrie.

— Et elle le sera certainement ici comme elle l’aurait été là-bas : au Canada, on n’est pas plus indulgent que chez nous pour les faiblesses des femmes, — répliqua un de ses compagnons.

— Je puis difficilement en croire mes yeux, — dit le troisième, un charmant jeune homme qu’Antoinette avait souvent rencontré chez madame d’Aulnay ; — je le répète, je puis difficilement en croire mes yeux, car mademoiselle de Mirecourt m’a toujours parue si gentille, si modeste, que je l’aurais crue incapable de s’aventurer dans une pareille démarche.

— Ah ! c’est que l’amour opère des miracles, Thornley ; quelquefois même il change la nature du monde.

— Stemfibld est un heureux gaillard, grogna le jeune de Laval : vivant ou à l’agonie, il tient à faire sensation. Si, demain, nous étions dans la situation où il se trouve, aucun de nous n’aurait la bonne fortune de voir venir à son chevet un ange comme cette jeune fille.

— Eh ! bien, le pauvre malheureux, cette visite ne lui fera pas énormément de bien, reprit le capitaine Thornley. Il est presque au-dessus de toute consolation terrestre ; mais, quant à moi, je dois dire que je n’en estime pas moins cette jeune fille qui a eu le courage de braver les sourires et les moqueries du public pour venir dire un dernier adieu à l’homme qu’elle a aimé.

— Mais franchement, je ne crois pas qu’elle l’aime; elle ne lui a jamais donné des preuves de préférence bien frappantes, et même je l’ai vue assise près de lui pendant toute une demi-heure et elle était aussi froide, aussi réservée qu’une statue.

— C’était peut-être un subterfuge. Dans tous les cas, elle vient de donner une preuve d’amour qui surpasse celui de la plupart des jeunes filles de nos jours.


Mais il est temps de laisser ce groupe pour suivre celle qui faisait l’objet de la discussion entre les trois militaires.