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Anton Bruckner (Jaques-Dalcroze)

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Gazette musicale de la Suisse romande, année III, t. 17, 1896
Émile Jaques-Dalcroze

Anton Bruckner




Le télégraphe vient de l’annoncer dans les cinq parties du monde : « Antoine Bruckner, le grand compositeur est mort »... et cette nouvelle fut sans doute accueillie partout avec la même indifférence que celle de la mort du père Franck, ou avec le même air de vague curiosité... « le père Franck, Bruckner ? qui cela ? de grands compositeurs, tiens, tiens !! »...

C’est que Franck, c’est que Bruckner étaient des artistes de génie, devançant leur époque par la hardiesse de leurs conceptions, la nouveauté de leurs formes artistiques et que, peu soucieux de popularité, ils se contentaient de l’estime et de l’admiration de quelques disciples enthousiastes pour lesquels ils composaient, bien plus que pour le grand public qu’ils savaient insuffisamment préparé encore à les comprendre.

Totalement ignoré en Suisse et à Genève où de ses élèves ont vainement cherché à le faire connaître, vaguement connu à Paris par quelques critiques qui apprécièrent une de ses symphonies exécutée aux concerts Lamoureux, mais d’ailleurs dédaigné par trop de compositeurs français soucieux avant tout de leur propre réputation, Bruckner commença seulement ces dernières années à être joué en Allemagne et sa renommée, très grande à Vienne, où il était fixé depuis 1868, ne devait pas tarder sans doute à franchir la frontière ; mais sa mort va hâter l’avènement définitif de sa gloire et déjà plusieurs chefs d’orchestre qui n’avaient jamais encore inscrit de ses œuvres au programme de leurs concerts, se préparent à donner une audition d’une de ses symphonies dans le courant de l’hiver, en commémoration d’un maître trop injustement dédaigné de son vivant.

Nous avons rapproché le nom de Bruckner et de Franck : en effet, il y a entre ces deux grands compositeurs de curieuses affinités d’idées. À analyser leurs œuvres, l’on pourrait supposer qu’elles leur étaient réciproquement connues, sans qu’il soit possible de déterminer lequel des maîtres aurait influencé l’autre. C’est ainsi que dans la septième symphonie de Bruckner la couleur de la première partie est la même que celle de la première partie du quintette de Franck, que l’on trouve dans certaines parties des Béatitudes des marches harmoniques singulièrement analogues à celles de l’andante de la symphonie romantique. Cependant, nous qui avons eu l’honneur d’être l’élève du maître autrichien, nous pouvons affirmer qu’il ne connaissait pas la musique de Franck ; nous irons plus loin : nous affirmons qu’il ne connaissait aucune musique française ou allemande conçue depuis une trentaine d’années. Beethoven et Wagner étaient les seuls auteurs qu’il eût étudiés, mais aussi avec quelle passion et quelle conscience ! et s’il a jamais entendu une symphonie de Brahms, c’est que des amis l’y avaient entraîné de force, ou qu’il savait à l’avance que l’œuvre n’était pas des meilleures. Brahms, en effet, était le grand rival de Bruckner ; les musiciens viennois se partageaient en deux camps qui n’arboraient jamais de drapeau parlementaire ; un Brucknerien ne pouvait pas trouver bonne une œuvre de Brahms, et le Brahmsiste haussait les épaules en entendant parler de ce « vieux fou d’Anton ! » Des deux côtés l’on se renvoyait le même reproche, manque de cœur, de sincérité, recherche excessive de complications harmoniques, développements manquant de lucidité, idées peu originales ou trop nettement calquées sur celles de Beethoven d’une part, sur celles de Wagner de l’autre, et complètement noyées dans la sauce polyphonique ; chez Brahms orchestration pauvre et trop peu sonore, chez Bruckner orchestration peu variée et trop cuivrée. Les élèves des deux leaders musicaux ne cherchaient pas à lier connaissance, et quand on les avait présentés de force les uns aux autres, c’étaient des querelles incessantes, et de furieux assauts de boxe mettant fin aux discussions hargneuses. La musique décidément n’adoucit les mœurs que de ceux qui ne la pratiquent pas, et elles sont rares les amitiés solides et réfléchies de compositeurs, ou de virtuoses rivaux, appelés à se coudoyer sur les programmes. Encore pourrait-on dans le cas présent montrer quelque indulgence à Bruckner qui, se sentant pour le moins autant de talent que Brahms, voyait tous les honneurs aller à son confrère dont les œuvres étaient jouées universellement, alors que lui, arrivé à l’âge de 65 ans, n’avait pas encore un éditeur pour les siennes. Ce n’est en effet qu’en 1884 qu’il arriva par l’intercession et le soutien pécuniaire de quelques amis à faire éditer son quintette à cordes chez Gutmann, et qu’en 1892 qu’il put faire paraître chez Eberlé ses première, deuxième, cinquième et neuvième symphonies.

Nous qui depuis le temps de nos études avons eu l’occasion de juger plus sainement et Bruckner et Brahms que nous ne pouvions le faire à l’époque des sottes rivalités de classe, nous ne comprenons pas qu’il ait jamais pu nous venir à l’esprit l’idée de les comparer, tant leurs conceptions de la musique symphonique sont opposées. L’on ne peut comparer que des œuvres conçues dans un même ordre d’idées et dans lesquelles les manières, particulières à tel ou tel esprit, de mettre l’idée à l’exécution, peuvent seules engendrer la discussion ; mais il est absolument inutile d’opposer l’une à l’autre des œuvres de genre absolument différent, et qui diffèrent justement par leur conception première : la discussion finira forcément par porter non plus sur les œuvres mêmes mais sur le tour d’esprit de leurs auteurs, et cessera d’être artistique pour devenir philosophique. Ce qui est à admirer dans les symphonies de Brahms c’est la sûreté de la technique musicale, la logique des développements composés d’après des modèles aimés, le sérieux de la pensée, qui se fait jour mathématiquement, quelque fois même sèchement, sans que jamais l’auteur fasse une concession au vulgaire et ne consente à écrire une note ou une cadence qu’il n’aît préalablement fait passer au contrôle de sa saine intelligence. Chez Bruckner, au contraire, c’est l’imagination qui travaille, une imagination fertile en idées mélodiques souvent exquises, en trouvailles harmoniques originales, et servie par une grande puissance d’expression, un sens rare de coloris, et un instinct étonnant des effets orchestraux.

Tout est mûr chez Brahms, bien coordonné, sagement à sa place, de par la clarté et la logique de la pensée créatrice ; chez Bruckner la musique jaillit comme une improvisation géniale dont les torrents mélodieux sont canalisés non par la réflexion, mais par un naturel instinct des proportions et aussi par une connaissance prodigieuse du contrepoint. À l’âge de 50 ans, Bruckner travaillait encore le contrepoint par plaisir, et il y avait 30 ans d’écoulés pourtant depuis le jour où passant un examen pour une place d’organiste devant le célèbre contrepointiste Herbeck qui passait pour un examinateur des plus difficiles, il l’entendait s’écrier devant tout le jury, après une fugue improvisée : « Si je savais la dixième partie seulement de ce que sait cet animal-là, je serais le plus heureux des hommes ! ».

Mais si nous tenions absolument à comparer Bruckner à une autre compositeur, c’est bien au père Franck que nous serions amenés à penser. Leurs œuvres présentent en effet le même curieux assemblage d’expression dramatique et de religiosité, de bravoure romantique et de mysticisme. L’influence de la première éducation religieuse se fait fortement sentir dans leur conception, et le style de l’orgue, un instrument sur lequel tous deux étaient passés maîtres, montre l’oreille jusque dans leurs œuvres les plus profanes. Au milieu des développements les plus passionnés de certaines parties des symphonies 3, 4 et 5 de Bruckner, surgit tout à coup un rigide choral, rocher sonore contre lequel viennent battre rythmiquement les tumultueuses pensées, et dans les finales de presque toutes les symphonies, les idées se précipitent à leur conclusion par de colossales pédales, telles des processions de profanes se ruant, les jours de fête, à travers les hautes portes des antiques cathédrales. Très souvent aussi Bruckner oppose à une idée de caractère moderne, un vieux thème religieux qu’il développe parallèlement et il sait tirer de la combinaison de ces idées de genres si différents des effets polyphoniques d’une couleur très nouvelle.

Plus souvent que Franck cependant, Bruckner a mis à contribution des thèmes populaires, et les parties de ses symphonies dans lesquelles il les utilisa diffèrent alors totalement de la manière du grand compositeur français. C’est à remarquer en effet que les thèmes allemands sont d’un caractère tout diatonique et appellent des harmonisations élémentaires sans lesquelles ils perdraient leur cachet de naïveté rustique. C’est ce qui nous explique l’allure si simple et même quelquefois un peu triviale de certains trios dans les scherzi des symphonies de Beethoven et Schubert, dont les thèmes sont des ländler et ne peuvent perdre leur physionomie d’airs à danser. Bruckner était un enfant du peuple et raffolait des vieilles chansons autrichiennes qu’il employa avec bonheur dans plusieurs de ses scherzi, notamment dans celui de la symphonie romantique. Élevé dans un village, le maître autrichien n’avait pas seulement gardé une prédilection marquée pour les airs de paysans, il était resté paysan lui-même. Quoique nommé, à cause de ses talents de musicien, docteur de l’Université de Vienne, il n’avait aucune instruction, ne faisait aucun cas de la littérature, défendait à ses élèves d’aller entendre des tragédies de Gœthe et de Schiller et n’avait lu en sa vie que le premier volume d’une histoire du Mexique par un nommé Müller ; ce livre déniché dans un auberge, lorsqu’il était tout jeune, l’avait probablement intéressé car il passa le restant de sa vie à chercher le second volume. Il portait des habits de coupe étrange, si larges que l’on aurait pu en habiller une génération entière de Bruckner. Mais il n’était pas marié et ne tenait du reste pas au mariage, ayant peur des femmes et faisant jurer aux élèves qui entraient dans sa classe de ne jamais se marier, de ne jamais aimer même !

Fuyant le monde, il était horriblement malheureux quand il était forcé de faire une visite et ses transes étaient touchantes quand il avait à s’aventurer sur le parquet bien ciré d’un salon. D’une timidité exagérée, il avait cependant des violences extraordinaires, se laissant même aller parfois, en classe, à des voies de fait sur les élèves qui l’avaient mécontenté. C’était un point de ressemblance avec maint vieux cantor des siècles précédents. Sa cuisinière, Catherine Kachelmaier, redoutait ses subites colères, mais rendait hommage à sa réelle bonté qui se manifestait souvent par de petits cadeaux achetés dans la journée et que le vieux maître tâtait continuellement dans sa poche, riant tout seul à l’idée de la bonne « surprise » qu’il allait faire. — Se défiant beaucoup de ses collègues, dont un grand nombre lui furent longtemps très hostiles, il n’aimait pas à faire de nouvelles connaissances parmi les artistes. Il craignait les musiciens, et nous nous souvenons de la peur bleue qu’il eut lorsqu’un jour, à une lecture d’une de ses symphonies au Conservatoire, Richter lui passa le bâton en le priant de diriger lui-même la répétition. Le brave Bruckner, tout tremblant dans sa large vareuse grise, les yeux papillotants sous son bonnet noir, frappa le pupitre, leva en l’air le bâton de commandement et.... attendit... Il attendit longtemps, puis, tout intimidé de voir braqués sur lui les regards des musiciens qui n’attendaient, eux, que son signal pour attaquer le premier accord, il laissa retomber son bras, et s’écria, piteux : — « Et bien, mes bons messieurs, eh bien,... quand vous voudrez ! »

C’était un naïf, avons-nous dit ; c’était cependant un homme fort, qui avait de son art une haute et noble idée, qui le servit de toutes ses forces, qui ne compromit jamais son génie, le mettant toujours au service d’idées élevées et sincères, et qui méritait mieux certes que la misérable existence à laquelle le condamnèrent l’opposition entêtée et méchante ou la coupable indifférence de ses contemporains.

Nous nous permettons de demander à notre Comité des concerts, qui sert si utilement la cause de l’art musical à Genève, de faire entendre cet hiver à notre public, sinon une symphonie entière, tout au moins un fragment de l’œuvre de ce grand compositeur que l’Autriche et le monde musical viennent de perdre et attirons particulièrement son attention sur l’Adagio en do mineur de la 7me symphonie, qui ne perd pas à être exécuté séparément, et a été inscrit déjà sur plusieurs programmes de concerts allemands.

E. JAQUES-DALCROZE.