Antonia (Dujardin)/03
La Mendiante,
Des Paysans : deux Vieux Bûcherons,
PROLOGUE
Celui qui vient et vous demande,
Ô foule, de qui toutes pensées descendent,
Une heure d’oubli
Des quotidiens soucis,
Une heure
À vous livrer au songe intérieur,
Celui-là n’est plus le passant
Qu’au hasard de la vie vos pas vont côtoyant.
Nul nom n’existe ici ;
Je suis celui
Qui n’est qu’un peu de votre esprit.
Sur tous pèse le poids mortel
Du contingent et de l’irréel :
Mais au fond de l’être
Siège le pur amour d’exister et de se reconnaître ;
Parmi l’âge qui vainement s’effeuille,
N’est-ce pas que l’âme parfois se recueille ?
Ô foule, le poème
C’est votre idée qui surgit de vous-même ;
C’est votre conscience
Qui désespérément aspire à l’existence ;
C’est l’envol
De l’âme au delà de l’apparence par le symbole ;
C’est l’âme
Qui vers soi-même clame…
Et ce n’est rien, sinon,
Quand le cœur interroge, une parole qui répond.
… Oh ! si la voix est faible, ayez,
Ayez cette sainte pitié
Qu’on a pour les prières non exaucées.
La gloire
N’est pas la stérile victoire
De marquer son nom sur les pages de quelque histoire.
Mais sentir ce frémissement
Que pendant un instant
L’humanité
Au fond des cœurs a remué ;
Éveiller un écho
Des désirs, des joies, des renouveaux,
Des souffrances,
Des pâles espérances
Qui roulent
En incessante houle
Au fond obscur de la foule ;
Face à face parler à l’être ;
Évoquer l’âme et la faire apparaître ;
Que dans le drame
Les hommes et les femmes
Frissonnent et qu’ils aient compris
Que ces cris
C’est leurs cris,
Que c’est leur destin même
Le destin que déroule le poème,
Et que c’est eux
Qui se révèlent sous leurs propres yeux…
Oh ! voilà le triomphe prophétique,
La seule splendeur immortellement magnifique.
Ainsi, toi que mon rêve glorifia,
Antonia,
Toi entrevue, toi non rencontrée,
Toi à jamais l’unique aimée,
Va devant la foule infinie
Le cours lyrique de ta vie !
Sois l’amante,
Et que le chant de l’amante
Qui dans ton cœur chante
Ainsi chante
Dans tous les cœurs des amants et des amantes !
Et puis, sois l’errante,
Et puis, sois la reine triomphante,
Et puis, sois la pénitente !
Ainsi va, ainsi demeure,
Ainsi pleure
En chacune de toutes les âmes,
Toi l’idéale et la réelle, toi la femme,
Afin que chaque destinée
Se reflète en ta destinée !
Et vous, que vos pas suivent,
Que vos songeries vivent
En familières sœurs, en sœurs naïves,
Ces chemins qu’elle a passés,
Ces cœurs qu’elle a traversés,
Ce rêve où sa floraison spirituelle s’est posée.
ACTE PREMIER
Fin d’après-midi d’été.
Scène I
Les deux Vieux Bûcherons sont là. Au fond, par le sentier qui descend des hauts plateaux, arrive le Jeune Berger.
Voici que les bergers
Redescendent vers la vallée ;
Le soleil va bientôt toucher l’horizon ;
C’est l’heure, frère, de s’en retourner à la maison.
La journée est finie ;
Le temps du travail encore une fois est fini ;
Lentement
Et doucement
Et à pas rêvants,
Vers le repos,
Vers le hameau
Ensemble nous irons…
Qu’il sera doux, qu’il sera bon
D’ouvrir ses bras au soir profond !
Le cœur des hêtres est dur sous la cognée,
Et nos mains sont vieilles et fatiguées ;
La forêt est presque sans limites,
Et la clairière que nous avons défrichée est petite.
Nous serons là demain à l’aurore ;
Mais voici qu’une fois encore
Le soir va descendre
Et nous pouvons demeurer et attendre.
Nous sommes les vieux paysans ;
Nous eûmes de pauvres parents,
C’étaient aussi des paysans.
Rendant que le jour nous éclaire,
Nous travaillons sur la terre,
Et la nuit
Nous nous en allons dans l’oubli.
Ah ! oh !
Ah ! oh !
Pourquoi existons-nous, ô paysans ?
Pourquoi sommes-nous sur la terre, ô paysans ?
Les chênes engendrent les chênes,
Les fontaines font les fontaines,
Les chemins mènent aux chemins,
Des humains naissent les humains.
Nous n’avons guère de moments
D’allégresses ni d’agréments ;
Nous n’avons rien que des tourments.
Comme aucun de nous ne se leurre,
Nous n’attendons rien d’aucune heure
Ni de jamais,
Sauf, un beau soir, la grande paix.
Ah ! oh !
Ah ! oh !
Pourquoi existons-nous, ô paysans ?
Pourquoi sommes-nous sur la terre, ô paysans ?
Les hêtres engendrent les hêtres,
Les ans suivent les ans, les êtres créent les êtres,
Les aujourd’huis font les demains,
Les humains naissent des humains.
Lentement, ils assemblent tous deux leurs outils, la cognée, la serpe, les liens, la besace ; en silence, ils se disposent à partir. Le berger est resté en arrière.
Au loin on entend des pas ; les deux Bûcherons s’arrêtent écoutent ; les pas se rapprochent.
Qui est-ce qui vient ?
Regarde, enfant… tes yeux sont meilleurs que les miens…
C’est une femme… une mendiante…
Ah ! qu’elle semble lasse et pâle et languissante !…
Ah ! qu’elle est triste et frêle…
Voyez… que cherche-t-elle ?
Entre la Mendiante.
Les deux vieux paysans s’approchent d’elle ; elle chancelle presque ; ils la soutiennent et doucement la conduisent vers un bloc de pierre où elle s’asseoit.
Les deux vieillards la considèrent tout apitoyés ; le Jeune Berger se tient plus loin, étonné et attentif.
Enfin les Bûcherons se penchent vers elle.
Pauvre femme, sans doute tu t’es égarée ?
Où voulais-tu aller ?
Elle hoche la tête…
Mais d’où viens-tu ?
De là-bas, de quelque part d’inconnu, semble-t-elle dire…
Qui donc es-tu ?
Une, quelconque…
Femme, tu restes muette ;
La fatigue courbe ta pauvre tête ;
Mais dis pourtant, ne crains pas de le dire,
malheureuse, ne pouvons-nous pas te servir ?
J’ai soif ;
Donnez-moi de l’eau.
J’ai faim ;
Avez-vous du pain ?
Je suis lasse ;
Connaissez vous un refuge dans la montagne ?
Oh ! la fontaine est proche ;
Va, enfant, par là, en bas des roches.
Nous allons chercher dans notre besace
Quelque gâteau de seigle par qui la faim se passe ;
Et si dans la montagne tu dois
Rester, ici est une grotte, avec un banc de bois ;
L’asile à l’est est ouvert,
Mais la forêt préserve des vents amers,
Et tu trouveras un abri
Contre la rosée matinale et la pluie.
Et puis, ô femme, c’est l’été maintenant,
C’est la saison douce du ciel clément,
C’est l’été, la saison bénie des misérables,
Le bon été aux pauvres secourable ;
Et quand ta soif sera passée
Et tes membres reposés
Et apaisée ta faim,
Jusqu’à demain
Sous l’air du ciel, près de la forêt,
Tu pourras t’endormir, ô femme, dans la paix.
Le Jeune Berger revient avec une jatte d’eau pure ; le 2e Bûcheron tire de la besace un gâteau.
Bois cette eau,
Mange, ô femme, de notre simple gâteau ;
Et puisse
Que tes souffrances en même temps que la soif et la faim s’abolissent
La Mendiante s’est levée.
Le jeune homme lui tend la jatte ; elle boit.
Elle prend le pain et le rompt.
Et, lentement, elle se retourne et demeure immobile.
Silence.
Le 2e Bûcheron a reporté dans la besace la jatte et le reste du pain ; à présent, il examine la Mendiante.
Il me semble que je la connais…
Frère, n’avons-nous pas vu cette démarche, ces yeux, ces traits ?…
C’est elle
Qui passa l’autre mois dans la vallée ; c’est elle
Qui marchait muette ainsi, mendiant son pain et solitaire ;
Les enfants disaient qu’elle était une sorcière.
Oui, c’est bien celle-là… on l’a chassée…
Ainsi elle s’en est allée…
Oh ! malheureuse, par la misère et la méfiance accompagnée…
Les enfants disaient en se la montrant de loin
Qu’elle venait des pays les plus lointains
Et que la nuit on l’avait vue errer
Par des lieux désolés…
Oh ! si c’était vrai !… prenons garde !…
Les femmes du sabbat ont ces mines hagardes.
Oui… peut-être…
Qui sait quelle réalité cache l’apparence de l’être ?…
Mais vois ! c’est une pauvresse
Que la faim et la soif et la lassitude oppressent.
Ne cherchons pas à savoir plus ;
Soulageons-la, si nous pouvons ; que devons-nous de plus ?
Ô mendiante, le soir approche ;
Nous allons reprendre la sacoche
Et la serpe et les liens et la cognée,
Et nous allons tous trois repartir vers la vallée.
Tu ne veux pas nous suivre ?… demeure alors !
À l’aurore
Demain, lorsque nous reviendrons,
Nos cœurs te salueront
Et nos mains
T’offriront le goûter du matin.
Tu vois, pas un mot de remerciement, rien,
Pas un signe qui nous paie de nos soins.
Eh bien, mendiante, garde ta récompense,
Et reste ici dans ta solitude et ton silence.
Allons, jeune homme ! allons, frère ! allons, tous trois !
Et toi,
Entends notre souhait : que la paix soit avec toi !
Ils s’éloignent.
Scène II
S’il n’était un inutile mot, c’est de votre souhait,
Ô paysans, que ma voix vous remercierait ;
Car mon âme est inhabile à se souvenir
De la soif et de la faim que mon corps eut à souffrir.
Soifs de ma gorge desséchée,
Faims dont mes membres sont torturés,
Lassitudes des marches incessées,
Qu’êtes-vous
Près du sublime terme où mon être se voue ?
Je tends la main
Afin qu’au hasard du chemin
Se rencontrent l’eau et le pain ;
Les aumônes
Que les vagues multitudes à mes souffrances donnent,
C’est assez
Pour l’enveloppe corporelle à qui mon âme est attachée.
Et moi qui connus la splendeur sereine
D’être, dans l’idéal et la luxure, reine,
Moi qui fus
Celle des amours absolues,
Je te salue,
Ô pain de la mendicité
Par qui ma vie se retire aux bornes de l’humanité.
Et maintenant voici que la nuit va descendre
Et que toutes les choses au néant vont se rendre ;
Et me voici dans la montagne,
Et les humains sont loin, dans les campagnes,
Et c’est fini,
Ces vains, ces odieux, ces fous soucis,
Et des dernières humanités le dernier reste semble aboli.
Maintenant
Je suis seule et sous l’infini qui s’étend
Je regarde, je vois
La montagne sainte où rien ne vit hors moi,
Et ce soir de flamme
Précurseur de la nuit de l’âme,
Et ces nuées où siègent
Les cimes des éternelles neiges.
Pour moi rien de vivant n’existe plus ;
Mon âme a dépouillé le vêtement des apparences superflues ;
Par les altitudes
Loin au-dessus des étendues où sont les multitudes,
Je vais ma route,
Et mon esprit ne connaît point le doute.
Ici,
C’est la montagne et c’est la nuit,
Et c’est l’asile
Du cœur qui de l’humanité s’exile,
C’est le refuge
Pour le cœur de la vie transfuge,
C’est la retraite
De l’ascète,
La Thébaïde nouvelle
Si propice au cours de la vie spirituelle.
… Voici la grotte où s’abriteront
Mes membres et mon front ;
Et cela me suffit,
Et mon corps n’a pas besoin d’un autre abri.
Scène III
Coucher du soleil.
Par le sentier apparaît le Jeune Berger ; il s’arrête, d’abord
hésitant et troublé.
Femme… j’ai voulu te revoir…
J’ai voulu savoir…
Que fais-tu ?…
Où allais-tu ?…
En cet isolement…
À l’heure où le soleil descend…
Où la ténèbre va monter de l’orient…
Dans la montagne ne puis-je pas
Arrêter mes pas ?
Ce désert appartient-il à quelqu’un ?
Il m’a plu de séjourner ici ; continue ton chemin.
Certes… la montagne n’appartient à personne…
Le désert est à tous… nul n’a de droit sur personne.
Mais enfin je croyais
Que peut-être je pourrais
Vers des sites moins arides
Être, ô femme, ton guide…
Tu sais bien
Que de rien
Je n’ai besoin,
Femme, de ta volonté sois la maîtresse…
N’aie crainte… je repars… je te laisse…
Mais
J’avais espéré… je voulais…
… Ah ! tes regards ont d’amers reflets,
Ton front est chargé d’ombre,
Ta bouche a des mépris sombres,
Ta voix est dure…
Et cependant un charme étrange, un charme hors nature
S’exalte tout de toi…
Ô femme, permets-moi,
Permets que je reste et te parle et te voie.
Pourquoi troubles-tu mon repos ? qui t’a permis
De lever vers ma solitude tes yeux hardis ?
Qui t’a donné cette assurance
D’interrompre de tes paroles mon silence,
De mêler tes pitiés
Au cours de mes pensées ?
Va ta vie,
Et laisse que j’aille ma vie ;
Nous n’avons rien ici de commun ;
Suis ton chemin.
Oh ! qu’elle est belle, cette colère,
Cette fierté qui dans tes yeux s’exaspère,
Et ce dédain,
Et ton geste qui me chasse, et ce regard hautain !
Je me complais à cette voix irritée,
Et je m’attarde à contempler
Celle qui me repousse de sa vue et de sa pensée.
Ah ! que cette voix semble divine !
Et que ces yeux sont pleins d’émoi ! et que cet esprit que je devine
Éveille en moi d’échos
Nouveaux !
Et malgré moi,
Et malgré toi,
Ô femme, je veux rester
À t’admirer, te désobéir et t’écouter.
Oui, tu me vois plein d’étonnement
Et de ravissement ;
Femme mortellement pâle,
Ta face pâle
M’apparaît blanche
De la même blancheur que les madones devant qui je me penche
Tes yeux las et cernés de noir,
Ils me semblent profonds comme les ombres du soir ;
Tes regards de colère
Et de misère
Sont sublimes… Ô solitaire,
Ô délaissée, ô pauvre errante,
Ô mendiante,
Tu es souveraine,
Et ta pensée lointaine
Et ta beauté hautaine
Et ta noblesse surhumaine
Te font, au fond de mon cœur, reine.
Et puis, à l’horizon des choses, vois !
Le couchant du soleil flamboie,
Les cieux rougeoient ;
L’été,
Le chaud et doux et cher été
Dans le soleil couchant, tout entier, s’est réveillé ;
Que l’air est pur ! que l’air est chaud ! que l’air est bon !
Comme l’âme est heureuse à travers l’horizon !
Partir ?… ah ! qui pourrait partir
Quand un tel soir monte sur l’éclosion du désir ?
Ô misère ! ô dérision ! ô vanité !
Ô poids inéluctable des plus sombres fatalités !
Ainsi toujours, toujours, toujours
La même humanité ira son cours ;
Toujours
Les mêmes sentiers
Se retrouveront sous les pieds ;
Toujours de semblables chemins,
Toujours de pareils destins,
Tels que les hiers, d’éternels lendemains ;
Et voici que devant mon âme saturée de souffrir
Une fois de plus se dresse la rencontre du désir.
Moi qui répudiai toute chose humaine,
Moi qui me suis enfuie dans la solitude la plus hautaine,
Qui délivrai mon cœur des liens de la nature,
Sur ma route que la pénitence fait toute pure
Voici qu’un enfant a passé,
Et rien n’est terminé,
Et l’humanité
Renaît, et dans mon sein
Toute l’horreur se réveille dos temps anciens.
Écoute, je suis un fils de paysans,
Et mon père et ma mère étaient enfants de paysans,
Et nous avons grandi parmi les étendues des champs.
Je suis né dans le vallon
Là-bas au pied des monts.
Quand j’étais jouvenceau, je conduisais les brebis
Brouter dans les prairies ;
Ensuite on m’envoya sur les versants
Où sont les troupeaux des bœufs errants,
Très haut et loin au-dessus de la campagne ;
Depuis lors je suis berger dans la montagne.
Parmi les pentes profondes
Où paissent les bêtes vagabondes,
Du matin jusqu’au soir
J’erre, seul, ou, seul, je m’assieds sur les promontoires,
Et je demeure,
Tandis que va le cours des heures.
Quelquefois au hameau
Je descends, où sont des réjouissances et le repos ;
Je me rencontre avec mes frères, avec mes sœurs,
Et puis, chacun, nous repartons vers les hauteurs.
On dit que loin des solitudes où nous sommes
Il est de grandes foules d’hommes,
Des amas de pierres et de marbres,
Des floraisons merveilleuses d’arbres,
Des femmes blanches comme l’aurore
Et toutes parées d’or
Et mises
Tout de même que les saintes des églises…
Je suis le berger
Qui n’ai jamais quitté
Les lieux où je suis né.
Écoute. La dernière fois
Que je suis descendu dans le hameau, au bas du bois,
La vieille mère
(Elle est très vieille et son front penche vers la terre
Et ses yeux voient à peine le soleil de l’été,
Et puis elle est si bonne et si aimée !)
La vieille mère me dit en me faisant asseoir près d’elle
(Oh ! tout cela, je me le rappelle…)
Que je lui devais donner sa dernière joie
Et lui amener la fiancée de mon choix,
Afin qu’elle nous bénisse
Et qu’avant l’heure de sa mort dans sa postérité elle se réjouisse.
Femme, nous sommes, nous les paysans,
Les fils des monts, les fils des forêts, les fils des champs,
Et nos familles
Sont nombreuses comme les lianes des charmilles
Et vigoureuses
Comme les cœurs des hêtres et des yeuses.
Nous ignorons tout
Ce qui est hors de nous ;
Mais quand l’âge a fleuri dans nos âmes d’être homme et d’être époux,
Oh ! nous savons aimer
Avec un amour que rien ne peut briser.
Je suis le pur berger, le berger pur
Qui agrandi dans le sein de la nature.
Parmi les filles qui vont le dimanche à l’église,
Sache, je n’ai pas désiré de promise ;
Triste, seul toujours, et gardant mes troupeaux,
Je suis resté dans le désert des hauts plateaux,
Et jamais je n’avais connu d’émoi pareil
À celui qui maintenant en mon cœur s’éveille.
Femme ! c’est toi qui dans mon âme
Viens d’allumer l’ardence de cette flamme.
Femme ! je suis le berger juvénile
Qui descends des sommets d’éternel avril.
Femme ! entends ce que tout bas
Je te dis, je ne partirai pas.
Enfant, enfant, enfant, tu ne sais point
Combien je viens de loin,
Et que des choses mon âme est rassasiée.
Et combien lasse est mon errance au travers de l’humanité.
Temps
Du printemps,
Je vous connus !
Je vous ai vues,
Éclosions des ailes éperdues !
Oui, sache, je fus celle
Des espérances les plus saintement belles ;
J’aimai, je fus aimée,
Je fus la fiancée
Et puis la femme,
Avec l’attente de l’accomplissement proche dans l’âme.
Et j’appris
Que mon esprit
Avait rêvé plus haut que ce pouvait monter ma vie,
Et que cela ne se pouvait pas,
Aimer et être aimée, et que mes pas
Étaient maudits ;
J’appris
Que le destin interdisait le paradis.
Plus tard,
J’ai vécu dans le triomphe et dans le fard,
Et ma toute-puissance
M’emportait au-dessus de l’existence ;
Oui, je fus reine ;
Devant ma force sereine,
Enfant, s’est courbée l’âme humaine, ,
Et les troupeaux des hommes à mon seuil
Sont venus prosterner leur orgueil.
Chimère !
La gloire la plus haute est mensongère,
Et j’ai connu la vanité
Des triomphes où je m’étais exaltée.
Voudrais-tu
Que je retourne aux chemins que j’ai parcourus’
Non, non, j’ai renoncé ;
Rien de l’humanité
Ne vaut que l’âme y demeure arrêtée.
Je sais et je renonce et je refuse ;
Je sais, mon cœur a tout éprouvé, je refuse,
Je renonce, tout est fini,
Tout est aboli,
Tout est anéanti,
Tout a péri,
Tout est détruit.
Enfant, je ne suis point
Celle qu’on aime encore, je ne suis point
Celle qui peut aimer… oh ! je viens de trop loin.
Tombée du soir.
Tes paroles, ô femme,
Ont un sens profond où ne va pas mon âme ;
Dans la mystérieuse errance
Qu’ont évoquée pour moi tes souvenances
L’esprit du berger
Conçoit mal les fatalités
Par où tes pas ont pu passer.
Mais que m’importe
De quels lointains tu sortes
Et qui tu sois,
Puisque, qui que tu sois,
C’est toi
Celle pour qui vient de tressaillir
Mon premier désir.
Eh bien, fuis-moi,
Va-t-en et oublie-moi !
Parmi les filles de tes campagnes
Tu trouveras celle qui doit être ta compagne.
Celles de là-bas
Mon désir ne les connaît pas.
Je suis l’étrangère, la mendiante, la proscrite,
La maudite.
Tes yeux pâles, tes frêles mains, tes noirs cheveux,
C’est tout le bonheur que je veux.
Je ne suis point ton esclave,
Ni de quiconque esclave.
Nous sommes dans le pays
Où tout à des lois divines obéit.
Mes lois m’ordonnent
De passer ma route sans entendre personne.
Nos lois à nous commandent,
Quand nous aimons, que tout se rende.
Et si je refuse, si je fuis, tu me suivras peut-être ?
Je te suivrai ; je suis le maître.
Oh ! pitié ! pitié !
J’implore ta pitié ;
Oh ! je suis à tes pieds.
J’ai tant souffert,
J’ai tant vécu de jours amers,
J’ai tant connu de désespérances,
Mon cœur et mon corps sont meurtris de tant de navrances !
Comprends !
J’ai payé de larmes de sang
Ce tribut
Que tu veux que je rende au désir éperdu.
Comprends ! si j’ai cherché la solitude,
C’est qu’au milieu des folles multitudes
J’ai suivi la route la plus rude ;
Et maintenant je n’en puis plus, je suis brisée,
Et je n’ai plus que le refuge d’être seule et délaissée,
Et je vais à travers le désert où se repose la pensée…
Mon destin, laisse qu’il s’achève,
C’est de finir dans le silence et le rêve.
Arrête ! et ne prononce pas
Cette parole ! ne dis pas
Cette parole, que ta fin,
Ô femme, c’est la solitude sans lendemain…
Sais-tu, sais-tu, sais-tu certainement
Que la loi dernière soit l’isolement ?
Femme, ta fin est proche ;
Mais ce n’est pas ce rêve où tu t’accroches ;
Ta fin, c’est quelque chose
Que tu ne conçois pas et que je n’ose
Et que je ne puis pas
Dire, et ce n’est pas
De mourir sans avoir laissé
Rien de son âme dans la vie où l’on a passé.
Après les violences croissantes du dialogue et les supplications de la femme, le jeune homme subitement a prononcé ces dernières paroles comme dans une compréhension prophétique.
Maintenant qu’il s’est tu, elle, tout à l’heure un instant troublée, se ressaisissant, elle s’approche de lui, et, doucement, essaie de le persuader.
Eh bien, enfant, si ton âme
Est avide de cette flamme,
Si ton cœur brûle après ce dictame,
Si ta jeunesse vers l’amour ainsi clame,
Regarde, enfant ! qu’avec mes yeux
Tes yeux
Regardent au profond des cieux,
Qu’avec mon cœur ton cœur
S’incline à respirer les pâles fleurs,
Que ta pensée
Avec la mienne soit bercée
Aux effeuillés parfums d’anciennes roses
Et dans une vision, tout alentour de nous, des choses !
Nous connaissons tous deux le doux matin charmant ;
J’ai connu, tu connais ce ravissement ;
C’est le lever de la vie,
Enfant, c’est l’aube de la vie.
Oh ! les belles éclosions
D’exaltations !
Dans le ciel
Naît le soleil
Tendre encore et déjà vermeil.
C’est le matin de l’existence ;
C’est le joyeux commencement embaume d’espérance.
Ah ! qu’il est beau, ah ! qu’il est loin,
Notre matin !
Tes paroles
Délicieusement s’envolent
Et, mon être avec elles vole
En d’ondoyantes barcarolles.
Et puis
Vient le midi,
Le midi de la vie,
La vie toute fleurie.
Et le soleil rayonne au ciel,
Dans les fleurs pousse le miel,
Les oiseaux chantent,
Le flot des êtres flue dans les sentes,
Et les pensées propices
Sereinement s’épanouissent.
Alors sourdent les nobles gloires,
L’âme respire aux encensoirs,
Le cœur règne,
Et de l’illusion l’esprit s’imprègne.
J’entends
Et comme toi je sens
De ces enivrements.
Mais le soir vient…
Viens !
Considère comme il descend, le soir aérien,
Sur les choses et dans les esprits,
Le soir aux longues accalmies.
En l’horizon plus et plus sombre
Le soleil sombre,
D’une marche égale il s’en va vers l’ombre
Tout s’apaise, tout s’adoucit, tout s’éteint ;
C’est la fin, c’est la fin ;
Tout est meilleur ;
Lentes, qu’elles se ferment, les fleurs !
Tout est plus doux ;
Adieu, les grands soleils jaloux !
Tout s’est dissous
Dans le sublime repos
De la nuit qui gagne les hauts plateaux.
Oui, le soir est bon,
Le soir est suave, le soir est profond,
Et tes paroles font
Que j’entends en mon cœur qu’il est profond
Et qu’il est suave et qu’il est bon.
Tu vois, enfant !
Le soleil se penche et vers la mer descend,
La vie s’incline et vers la fin s’épand,
Et partout c’est le renoncement.
Il renonce le ciel,
Ce beau soleil
Qui part dans la nuit sans éveil ;
Ils renoncent le jour,
Ces êtres et ces fleurs qui se sont clos en leur amour ;
Tout renonce ;
Et les pieds qui dans les routes s’usèrent aux ronces
Ainsi que ceux qu’ont caressés
Les douceurs des mousses entrelacées,
Tous s’arrêtent,
Et les âmes pour le néant sont prêtes.
Viens ! renonçons, ô mon ami,
Le cours fugitif de la vie !
Le matin et le midi sont choses brèves ;
Soyons heureux, n’est-ce pas, par le rêve ;
Tout est frivole, tout est trompeur de ce que nous sommes,
Mais renoncer est divin, ô jeune homme.
J’ai vu les beaux matins dorés,
J’ai vu les merveilleux midis extasiés ;
Crois-moi, l’unique réalisation
C’est que par le rêve nous renoncions.
… Oh ! laisser là le monde et dans l’esprit
Vivre le rêve omnipotent, le rêve où tout finit.
Quoi, renoncer ? goûter à ce breuvage
Des visions délicieuses et volages ?…
Oui, connaître
Que de toutes réalités impossibles on est le maître.
Quoi, renoncer ? répudier le cours
Que font dans nos êtres les suites des jours ?…
Avoir au fond de soi
L’essence des plus véridiques joies.
…
Vois le soir qui descend.
La lumière décroît longuement.
Vois l’ombre et le néant qui gagnent.
Tout s’efface dans la montagne.
…
Oh ! ton esprit
M’enthousiasme et me persuade et me ravit.
Je suis celle
En qui s’est tue la vie mortelle.
Je sens un charme bizarre
À suivre ta songerie en tes regards.
Mes yeux se sont ouverts
À la clarté d’un plus réel univers.
Renonçons le monde vain.
La lumière du jour partout s’éteint.
Oublions les vains désirs.
Le jour semble à jamais finir.
Et dans le commun renoncement, tous deux.
Avec le jour qui meurt, à jamais disons-nous adieu.
Peu à peu subjugué, il s’est comme incliné à sa pensée et en semble ils contemplent la nuit qui grandit. Mais, tout à coup voici qu’il se reprend…
Adieu…
Se dire adieu…
À jamais se dire adieu…
Dire à la vie vivante adieu…
Dire à l’être, dire au jour, dire adieu…
Femme, le jour ne meurt pas !
Le soleil du jour disparaît, mais il ne meurt pas !
Femme, le jour reviendra,
Le soleil renaîtra,
L’être ressuscitera,
Tout recommencera.
Sortilège !
Chimère ! folie ! sacrilège !
Femme, c’est démence, le rêve où tu te plais ;
La vie ne meurt jamais ;
Rien, rien, rien, rien
Ne périt dans la nuit éphémère qui un instant nous tient,
Et la vie immortelle sans finir revient.
Femme,
Je suis l’homme qui te veut pour femme,
Et mon âme
N’entend rien de plus
Si ce n’est que tu m’es échue.
Loin, les songes !
Loin, ces mensonges !
Je suis le fils des hommes, le héros, le roi.
N’essaie plus de me fuir, femme, tu vas être à moi.
Elle pousse un cri.
Il l’a saisie par les poignets ; vaincue et prise, elle tombe sur les genoux ; et, triomphalement,
Je t’ai vue
Et je t’ai voulue…
Je suis celui
Qui traversa les sommets de la montagne et de la nuit.
Je suis
Celui que la nature
A fait pour qu’en ce soir tu sois sa créature.
Oh ! que ses lois profondes
Soient bénies à travers le monde !
Ô victime, ô élue du destin,
Tu m’appartiens.
ACTE DEUXIÈME
La nuit.
Pleine clarté lunaire ; tout au fond, on aperçoit les cimes des glaciers.
Scène I
La Mendiante est assise, immobile, sur un bloc de pierre.
Des voix se répondent au dehors, à longs intervalles.
Venez à nous !
Prosternez-vous !
Exaltez-vous !
Agenouillez-vous !
C’est ici l’asile
Des âmes en exil.
Ici c’est le refuge
Des âmes du monde transfuges.
C’est la retraite
Des âmes inquiètes.
C’est le mystère
Hors la vie et hors la terre.
Vous,
Cœurs lassés des désirs fous,
Cœurs lassés, venez à nous !
Épouses veuves des époux,
Époux
Veufs des épouses, prosternez-vous !
Ô vous
Dont les sens se sont dissous,
Ô vous, exaltez-vous !
Princes abolis, rois abdiqués, héros absous,
À genoux, ô vous, à genoux !
Passants qui de l’humanité s’exilent,
C’est ici la montagne d’asile.
Pâles yeux du soleil transfuges,
Ici c’est la nuit du refuge.
Pensées à jamais inquiètes,
Voici les purs sommets de la retraite.
Voyageurs de la vie et de la terre,
Ici s’ouvre le ciel et la magie du mystère.
C’est à nous
Que les ermites se vouent.
C’est parmi nous
Que toutes croyances échouent.
C’est en nous
Que les sortilèges se dénouent.
C’est nous
Que les ascètes adorent à genoux.
Ils entrent en l’asile,
Ceux qui de l’humanité s’exilent.
Ils sont reçus dans le refuge,
Ceux qui de l’univers sont les transfuges.
Elles pénètrent dans la retraite,
Les âmes de l’idéal inquiètes.
Ceux-là franchissent les marches du mystère,
En qui rien ne subsiste plus de la terre.
À nous !
Cœurs dissous !
Cœurs de l’absolu jaloux !
À nous ! à nous !
Les voix s’éteignent.
Grand silence.
Scène II
Il m’a dit :
Non, tout n’est pas fini…
Il m’a dit :
En toi, non, tout n’est pas fini…
Il m’a dit :
Non, l’humanité et la nature et le monde n’est pas pour toi fini…
Il me disait
Que jamais
Hors la vie je ne m’en irais.
Il me disait :
Va ! tu vivras ;
La terre où tu passas,
Jamais tu ne l’aboliras…
Mensonge, disait-il,
Songe inutile…
Chimère, folie, criait-il,
Erreur encore, erreur,
Après tant d’erreurs, erreur,
Erreur encor, ce rêve où tu te leurres.
…Ainsi parlait-il, le berger,
Le berger de fatalité
Qui de moi s’est emparé.
Et mon âme reste impuissante
À chasser le trouble qui la hante.
Voici l’heure pourtant et le lieu du mystère,
Voici la montagne tutélaire,
Voici la nuit profonde,
Voici la nuit et la montagne où disparaît le monde.
Ô nouveau Valpurgis,
Pays de magie,
Nuit propice au moderne sabbat,
Site et temps d’au-delà,
C’est ici qu’on peut vivre
Le rêve qui de l’humanité délivre.
Nuit, montagne,
Désert de la montagne,
Solitude infinie
De la nuit,
Montagne pure, ô pure nuit,
C’est en votre asile
Que de l’univers on s’exile,
C’est en votre refuge
Que se sauvent les âmes de la vie transfuges,
C’est en votre retraite
Après les heures les plus inquiètes
Que finissent les ascètes ;
Oh ! c’est vous la Thébaïde dernière
Que le siècle laisse aux esprits en prière ;
Montagne, nuit,
C’est maintenant et c’est ici
Que le renoncement
À son accomplissement.
… Et je suis là,
Et tout au fond de moi
Grouille un inexorable émoi ;
Dans mon esprit
Quelque chose d’inouï
Frémit ;
Ma pensée vague
Dans le doute et dans le vague ;
Loin de vous mon âme folle,
Ô montagne, ô nuit, malgré moi s’envole,
Et dans mon sang
Je sens
Je ne sais quels frissonnements,
Comme si, comme si
Le rêve même, le rêve m’était interdit.
Non, je ne veux pas,
Je ne me souviens pas,
Je ne sais pas,
Cela n’est pas.
Le monde ne m’est plus,
Le désir ne m’est plus,
L’humanité ne m’est plus ;
J’ai délaissé la terre,
Je suis la solitaire,
Je suis la renonciatrice ;
Des choses adventices
Rien n’a pu me toucher ;
Le berger
En vain ici s’est rencontré ;
Si le corps est pris,
L’esprit,
Lui, n’est pas pris ;
Mon âme est restée pure ;
La vérité de celle que je suis n’est pas effleurée par la souillure :
Je ne suis plus femme ;
N’est-elle donc pas hors le monde, mon âme ?
Du fond de l’inconnu
Le berger est venu ;
Le destin
L’a conduit sur mon chemin ;
Cette chose s’est faite
Qu’au sein de ma retraite
J’ai vu advenir
L’adolescent du désir…
Et mon dessein s’est troublé,
Mon astre au ciel s’est voilé,
Mon âme s’est égarée.
La créature
Évoque l’au-delà de la nature…
La femme
Exorcise l’humanité de son âme…
La mortelle
Frappe à la porte de la vie spirituelle.
… Mais la mystique enceinte
De l’ascétisme et de la magie sainte
Ne s’ouvre qu’à l’être où l’humanité est éteinte.
… Veillons ! et que dans le silence
Se confesse toute ma conscience.
Au fond de son souvenir, elle commence l’examen…
Aux tout premiers jours de ma course errante
J’ai vécu la vie lyrique de l’amante.
… Je suis née au sein des villes,
Et, comme mes yeux juvéniles
S’entr’ouvraient aux douceurs du matin,
Sur mon chemin
J’ai vu
L’élu ;
Et nous avons tenté cet absolu
D’être à deux
Et d’être dieux,
Tous les deux
D’être chacun pour nous des dieux.
J’ai suivi des sentiers de roses,
Je traversai les plus belles métempsycoses,
Je fus la fiancée et fus la femme,
Et nulle des joies qui dans l’univers clament
Et nulle des souffrances et nul de leurs dictames
N’est étranger à mon âme de femme.
Ô cours des joies et des douleurs !
Cours divin des enthousiasmes sublimes et des erreurs !
Car je suis la femme éternelle
Et mon errance fut l’errance originelle.
Mon amour
Vogua comme une nef en l’océan des jours
Dans le mirage d’un impossible port.
Et quand l’amant fut mort
Et quand s’éteignit cette aurore,
Je connus
Qu’il était chimère, ce songe d’absolu.
… Oui, au premier jour de mon devenir,
Oui, j’ai péché par le désir.
Mais
Je sais
Que je péchais,
Et l’erreur de l’amour s’est de mon être enfuie à tout jamais.
J’ai voulu
L’amour absolu…
J’ai souffert
De l’amour de l’âme qui désespère…
J’ai renoncé
L’amour à qui mon âme s’était donnée.
… Et cela m’est pardonné,
Et ma première erreur par le renoncement est effacée.
Puis ce fut la seconde époque ;
Et sans crainte et sans honte mon souvenir t’évoque,
Ô noble effort
De mon âme au-dessus de la chair et de la mort ;
Car j’ai voulu ma gloire
À régner dans les triomphes illusoires.
… Les fards, les fleurs
Sur mon front ont fondu leurs couleurs ;
Une beauté suprême
Est née à mon visage blême
Du flot des ors, des roses et des gemmes ;
Mes doigts étaient sertis
De pierreries ;
Les satins, les velours
Ceignaient mes pas de majestés sans recours ;
Mes yeux
Eurent la profondeur des cieux ;
Et de leurs mains soumises et amies
Les féeriques Floramyes
Tissaient en moi des alliciances infinies.
Ors, fards, fleurs, artifices,
Charmes factices,
Splendeurs triomphatrices !
Ma chevelure était blonde, mes joues pâles,
Mon sourire était fantomal,
Ma voix merveilleuse et fatale
Et mon âme royale.
Les humains
Prosternaient leurs désirs et leur orgueil devant mes mains ;
À celui-là
Que meurtrissait la hantise d’une image perdue là-bas
J’offrais cette hantise et cette image et j’étais celle-là ;
À celui
Dont le cœur saignait d’âpres soucis
J’étais l’oubli,
Et j’étais le repos
Pour l’aïeul dont l’esprit penchait vers le tombeau,
Et j’avançais
Dans le ciel des plus fatidiques souhaits.
Alors
Voici que tout à coup ont sombré l’or
Et les fleurs et les gemmes et vous, trésors…
Dans mon cœur couronné de gloire
Un soir
Le passé
S’est levé…
Splendeurs funestes, enchantements misérables !
Je restai seule, indigne et lamentable.
… Oui, ô ma conscience, oui, j’ai péché ;
Mais tu sais, ô ma conscience, que j’ai renoncé
Et que je viens vierge de regrets inutiles,
Ô montagne du rêve, à ton asile.
J’ai voulu
Les triomphes absolus…
J’ai expié
Le triomphe qui m’a enivrée…
Je laisse
La gloire et mon règne et ma beauté d’enchanteresse.
…Et cela est effacé
Et ce passé,
Ô moi qui renonçai, m’est pardonné.
Aujourd’hui
Je suis venue vers la montagne et vers la nuit.
Dans la solitude où nul désir n’a pu me suivre
J’ai voulu vivre
La vie libératrice
Par qui mon destin s’accomplisse.
De même que les ermites
Quittaient la foule qu’ils avaient maudite,
De même que les mages
S’exilaient par les sites sauvages,
Que les croyants
Au fond des couvents
Entraient dans l’ombre et le renoncement,
De même que les sorciers
Suscitateurs des mondes étrangers,
De même que tout ce qui délaissa le monde,
Que tout ce qui s’arracha du monde,
Que tout ce qui se recréa le monde,
Moi, nouvelle croyante, moi, nouvelle sorcière,
Ascète nouvelle, nouvelle dédaigneuse de la terre,
Ô nuit, ô montagne,
Vers ces sommets où rien d’humain ne m’accompagne
J’ai pris ma route ;
Mon cœur est vide, ma chair dissoute,
Mon âme absoute ;
Ma vie à vous se donna toute.
Alors… alors… alors…
Comme l’univers s’effaçait dans une ombre de mort,
Comme je touchais la frontière
Où la nuit et la montagne surgissent hors la terre,
Comme j’arrivais
À ces sommets…
Alors s’est rencontré
Le berger…
… Oh ! il m’a prise !
Sa bouche sur ma bouche s’est mise ;
Ses bras
Ont enserré mes bras ;
Sa poitrine
A touché ma poitrine ;
Oh ! son souffle a violenté ma face,
Et son désir m’embrasse,
Ses baisers m’enlacent…
Horreur ! l’enfant de la nature
A triomphé de celle qui refusait la nature…
Horreur ! il m’a vaincue,
En ses mains il m’a tenue.
Il m’a eue…
Hélas ! ici viennent les âmes
Qui du monde ont traversé la flamme ;
Celles que l’amour consuma,
Elles viennent là ;
Elles s’en viennent là,
Celles que la gloire
A laissées dans le désespoir ;
Toutes,
Les âmes de la vie absoutes,
Elles prennent ainsi leur route
Vers le silence et l’isolement,
Vers le renoncement,
Vers l’achèvement…
Et moi je suis ainsi venue ;
J’ai suivi les longues routes de l’inconnu ;
Depuis que j’ai quitté
Le pays enchanté
Où fut ma royauté,
Par les jours et par les nuits,
Dans la misère et le souci,
Vers le sommet lointain
J’ai suivi mon chemin ;
Et la fatigue ne m’a pas lassée,
Et la soif et la faim ne m’ont pas arrêtée,
Et dans mes oreilles l’injure ne s’est pas fixée,
Et la violence a passé,
J’accomplissais ma destinée…
La créature
Voulait en son cœur renoncer la nature…
La femme
Désespérément exorcisait son âme…
La mortelle,
L’éternelle
Clamait hors la vie temporelle.
… Mais Pour entrer dans la vie sainte
Il faut qu’en l’être l’humanité soit tout entière éteinte ;
Et du fond de ma conscience
Monte un cri qu’elle n’est pas finie, l’ancienne errance.
Sur moi plane le vieil anathème ;
Je ne suis pas la maîtresse de moi-même ;
J’ai voulu renoncer,
J’ai renoncé ;
Mais le monde ne renonce pas ;
La malédiction ne se lasse pas ;
Le malheur a sa proie,
Sans fin il me broie ;
La fatalité
Est éternelle à me condamner.
J’ai dompté le désir,
Mais le désir
A reparu, immortel à sévir ;
C’était fini
De vivre dans l’humain souci,
Mais le berger
Qui passe par le sentier
Dans le tourbillon vient me rejeter ;
Après tant de souffrances,
Après tant de navrances,
Après tant de désespérances,
Tant d’espérances,
À la fin même de l’errance.
Le destin
Me ramène à d’inexorables lendemains.
Au fond de mon être éperdu
Qu’est-il donc advenu ?
L’adolescent sauvage
Que le sort a conduit sur mon passage,
Comment donc se fait-il
Que de son regard juvénile
Il a bouleversé
Le cours que mon idée s’était tracé ?
Un mystère
Me rejette sur la terre ;
Je demeure accablée et je tremble ;
Il me semble
Que je ne puis plus maintenant,
Ô Satan,
Invoquer tes enchantements ;
La vie
M’a-t-elle ressaisie ?
Au seuil de la retraite
Quelque chose m’arrête,
Quelque chose d’inconnu et d’inouï m’arrête
Quelque chose d’imprévu
Depuis ce soir en mon être remue ;
Oh ! comment ? oh ! pourquoi ?
Du plus profond de moi
S’éveille
Une merveille…
… Ah ! dans mon sein
Qu’est-ce qui a frémi soudain ?
D’un brusque mouvement, elle a porté ses deux mains sur son ventre, comme dans un pressentiment de la maternité qui s’y cache…
Et, avec un cri d’angoisse, elle sursaute…
Assez ! assez ! assez !
Assez de tout le passé !
Assez de l’humanité !
Assez
D’avoir été femme, assez
De tout ce par où j’ai passé !
Si l’amour
A troublé mes jours,
Que maudit soit l’amour !
Que maudit soit mon cœur,
Si mon cœur
Peut me ramener à l’ancienne erreur !
Que maudit soit mon sein,
Si mon sein
Garde quelque chose d’humain !
Maudite soit en moi la femme !
Sois maudite, âme
De la femme !
Que le soleil ne renaisse plus !
Que l’heure dernière sonne aux cieux éperdus !
Que le néant
À jamais monte de l’océan !
Je maudis la lumière ;
Je te maudis, ô terre ;
Nuit austère,
Ouvre-toi !
Solitude, aie pitié de moi !
Silence, engloutis-moi !
Le repos, le repos, le repos,
Je ne veux que le repos ;
Descends, repos !
Prends mon âme, mon cœur, ma chair,
Prends-moi tout entière !
J’ai trop de vivre, trop de chercher, trop de gémir
J’ai trop de l’existence et du désir :
Je veux finir.
… Voix de ma conscience
Qui retentis en le silence,
Esprit
Qui t’illumines dans l’infini
De la montagne et de la nuit,
C’est l’instant de répondre ;
Tout ce que je fus, ce que je suis s’effondre ;
J’arrive au terme du destin :
Renoncement, es-tu ma fin ?
Non… dans mon cœur
J’ai entendu l’écho de mon erreur.
… La créature
Ne s’en est pas allée au delà de la nature.
Non… dans ma pensée
L’humanité n’est pas effacée.
… La femme
N’a pas exorcisé son âme.
Dans mon corps
La vie existe encor.
Non !… La mortelle
N’est pas montée en le cycle spirituel.
La nature
M’a reprise ; pour un proche futur
Ma destinée est mûre ;
Un nouveau jour mystérieusement
Au fond de mon être a son avènement ;
Et elle ne peut pas
Renoncer au monde pour l’au-delà,
Celle-là, celle-là, celle-là
En qui l’œuvre du devenir
Est prête à s’accomplir.
Ô pleurs,
Vous montez de mon misérable cœur !
Pleurs amers,
Vou s coulez de ces yeux jadis si fiers !
Montez
Et débordez,
Pleurs où sombre ma destinée !
La dernière espérance,
La suprême et finale espérance
S’en est allée au cri de ma conscience.
Je l’entends dans ce cœur,
L’écho de l’éternelle erreur…
Oui, dans ma pensée
Je vois bien que l’humanité n’est pas effacée…
Oui, quelque chose de terrible et que j’ignore
Vit, au fond de moi, dans mon corps…
La troisième épreuve
Comme les autres me laisse désolée et veuve ;
L’amour, la gloire
Étaient des folies illusoires ;
Et voici
Que renoncer même n’est pas permis ;
Un berger
A passé,
Et c’en est fait
De la retraite et de la paix,
C’en est fait
De l’avenir.
…… Eh bien, il faut mourir.
Puisque tu ne veux pas de moi,
Rêve où j’avais mis ma dernière foi,
Puisqu’il est impossible
De s’en aller au-dessus du monde tangible,
Puisqu’à d’autres courses je suis condamnée,
Puisque je suis damnée,
De l’existence et de toi, destin, je me libère ;
Adieu, monde implacable ! adieu, humanité ! adieu, maudite terre !
Adieu, ô ma pauvre âme !
Adieu, ô ma si douce vie de femme !
Adieu, ô ma pensée !
Ô mon cœur, ô ma chair froissée,
Ô celle que je fus, adieu !
Adieu !
Et toi, montagne où je n’ai pu trouver
La dernière hospitalité,
Au pied de tes inabordables cimes,
En tes abîmes
Où toute existence se broie,
Prends-moi ! prends-moi !
Elle se précipite, les bras ouverts, au milieu des rochers. Soudain elle trébuche, tombe et inouïe à terre, le front ensanglanté.
Cri terrible.
Elle a perdu connaissance et reste inanimée.
Scène III
Aube. Une lumière blanche se répand sur le paysage ; le jour croît rapidement.
Les deux Vieux Bûcherons apparaissent par le sentier qui vient de la vallée ; ils ont entendu le cri de la Mendiante ; ils cherchent.
— Par là…
— Oui, par là…
Ils aperçoivent le corps au pied d’un rocher et s’empressent.
— Oh !…
— La Mendiante !…
Tous deux ils s’inclinent au-dessus d’elle ; ils relèvent sa tête, la soutiennent entre leurs bras.
— Elle respire encore…
— Le ciel soit loué…
Et pieusement ils la soignent.
ACTE TROISIÈME
Le matin.
Le soleil brille de tout son éclat.
Scène I
Entrent Melchior, Gaspard et Balthazar.
Voyez, frères,
Comme dans cette clairière
Brille une pure lumière.
Oh ! quelle clarté blanche,
Voyez ! luit à travers les branches !
Jamais je n’ai vu rayonnement pareil,
Jamais matin aussi vermeil.
C’est ici
Le pays béni.
L’est le lieu de splendeur
Et de douceur.
Le voilà, le site radieux
Que cherchaient nos yeux.
Oui nous a guidés
Par les sentiers ?
Quel charme évocateur
Enseignait la route à nos cœurs ?
N’était-ce pas l’astre de sereine flamme
Que seul voit l’œil de l’âme ?
Frères, combien la nuit fut pâle
Et fantomale !
Jamais nuit lumineuse
Ne fut aussi secrètement silencieuse.
Dans l’atmosphère importune
Nous regardions monter la blême image de la lune.
C’était une lune de maléfices,
Une lune aux sortilèges propice.
Et quel silence taciturne !
Quelle immobilité dans l’air nocturne !
Oui, des sabbats semblaient
Passer dans l’air muet.
Soudain,
À l’heure où se levaient les premières flammes du matin.
Dans la montagne nous avons entendu
Un cri éperdu,
Oh ! un cri terrible, un cri mortel,
Un cri d’horreur surnaturelle.
Et aussitôt
Nous avons quitté la cabane et les troupeaux
Et tous soucis,
Et nous sommes partis…
Pour fuir l’angoisse de la nuit,
Pour fuir l’influence de la magie,
Pour échapper à l’ombre qui nous enserrait,
À l’horreur où nos esprits s’engloutissaient,
Pour trouver la lumière,
Les cimes claires,
Les pures clairières…
Vers l’étoile du réveil,
Vers le soleil,
Vers la blancheur des deux,
Vers le matin joyeux,
Vers ce phare et ce guide,
Vers le renouveau limpide,
Oh ! tous trois
Nous marchions à travers les bois,
Au long des pentes,
Dans les sentes
Où croissait le divin retour
Du jour.
Après la nuit sépulcrale
Renaît le jour triomphal.
L’aurore
Surgit de l’ombre et de la mort.
Le jour, c’est la vie revenue,
C’est le salut.
Après l’horreur où sombre presque l’espérance,
C’est l’heure où la vie recommence.
C’est la fin des oppressions infinies,
C’est l’ère du Messie.
C’est le divin avènement,
C’est l’accomplissement.
Et las des livides solitudes,
Des inquiétudes
Et de l’émoi
Des ténébreux effrois,
Nous avons quitté le vallon
Et nous venons
Vers le soleil fécond.
Jour,
Nous t’avons cherché, le cœur rempli pour toi d’amour.
Tu t’es levé,
Jour bien-aimé,
Et nos âmes se noient
Dans un prodigieux courant de joie.
Ah ! regardez ! près de la grotte, là
Où le jour brille de son plus doux éclat…
Oui,
À l’endroit où le jour le plus pur reluit…
Oh ! dans la clairière où le jour a sa plus suave flamme,
Oui, oh ! voyez ! ces gens et cette femme.
Près de ces vieillards qui sur elle veillent,
Regardez cette blanche femme qui sommeille.
La clarté du midi
L’enveloppe d’une pureté inouïe.
Autour de son front
Se reflète l’azur le plus profond.
C’est autour d’elle
Qu’il semble que la flamme du jour ruisselle
Et que rayonne la lumière la plus belle.
Oh ! qu’elle est frêle et pâle !
Oh ! sur son front quelle sérénité hyménéale !
Elle repose… non, elle est évanouie, mes frères…
Oh ! quelle est-elle, la blanche et divine étrangère ?
Entre un Bûcheron.
Hommes, paysans, passants, ô vous venus
Par la splendeur de ce matin des élus,
Sous ce ciel ami,
En ce midi
Épanoui,
Hommes, c’est une femme
Qui fut lamentable et qui dort et dont l’âme
Après beaucoup souffrir
Tout à l’heure se va recueillir.
Et sachez,
Vous qui passez !
Un mystère infini
S’accomplit ;
Car nous qui l’avons trouvée dans la nuit noire
Et dans le désespoir,
Nous avons pénétré le secret
Qu’elle-même elle ignorait,
Et nos cœurs ont compris
Le mystère infini.
Ô paysans, dans cette âme qui dort
Et dans ce corps
Le sublime mystère
A pris son cours austère.
Et voici
Pourquoi le jour resplendit,
Voici pourquoi
Le ciel est pur de tout effroi,
Pourquoi
Le soleil
Est ainsi vermeil,
Et pourquoi les choses autour de nous
Montrent ce renouveau si doux.
… Inclinez-vous,
Hommes, un enfant
Dans le ventre de cette femme est vivant.
Les trois hommes s’inclinent dans une adoration muette, et le bon Vieux Bûcheron continue…
Mais elle vient…
Sous le doux soleil et l’air serein
La vie
Peu à peu rentre en ses membres endoloris ;
Ses yeux jusqu’à présent fermés
Vont revoir le jour qu’ils ont oublié
Et l’horizon
Si bon…
Oh ! la voici, hommes ! prions !
Scène II
Soutenue par le second Bûcheron, la Mendiante arrive, les
yeux à demi clos et encore insensible à ce qui l’entoure.
Viens !
Pauvre femme… le soleil est en son plein…
Rouvre tes yeux,
Rouvre ton âme à la douceur des cieux…
Le danger est passé,
La vie va revenir à ton corps blessé…
Oui, repose-toi…
Pauvre femme… reviens à toi…
La Mendiante s’est assise sur un bloc de pierre. Peu à peu, lentement, elle semble retrouver ses sens ; tous la suivent anxieusement du regard ; tout à coup, elle ouvre les yeux, et, sous le flot de lumière qui inonde ses pupilles, elle sursaute.
Cri déchirant.
Les deux Vieux Bâcherons la soutiennent, et, lentement toujours, elle revient à elle.
Long et faible gémissement.
Et sa tête se redresse ; ses bras se lèvent ; autour d’elle elle regarde ; elle reconnaît le jour, le soleil, la montagne ; ses yeux se reportent sur elle-même ; instinctivement, elle arrange ses vêtements, ses cheveux. Elle aperçoit tous ces gens qui l’environnent, les choses, partout, la vie… elle vit, elle vit encore ; et le souvenir maintenant lui revient.
Pourquoi, pourquoi est-ce que je vis ?…
À la nuit
Pourquoi m’a-t-on ravie ?
Voici le jour, le monde, l’avenir…
Hommes, j’allais mourir…
Pourquoi la vue
M’a-t-elle été rendue ?
À quoi bon cette nouvelle aurore ?
Pourquoi mon cœur vit-il encore ?
Nous t’avons sauvée,
À la mort nous t’avons arrachée.
Ah !
Vous ne saviez pas
Que c’est moi qui voulus m’en aller là-bas,
Là-bas,
Dans le néant,
Dans l’océan
Du vide et du silence,
Dans l’inconscience…
Vous ne saviez pas,
Pauvres cœurs, ce que je souffris ici-bas,
Et que j’étais damnée,
Et que c’est fini, ma destinée.
Oh ! ne dis point
De tels mots… n’aie point
Ces pupilles hagardes…
Sais-tu ce que le sort encor te garde ?
Non ! non !
C’en est fait des espoirs inféconds !
J’ai traversé les plus sombres époques,
Et malgré que je le veux fuir, mon souvenir t’évoque,
Ô suite des passés qui sans cesse en moi s’entrechoquent.
Pourquoi voudriez-vous que je revive ?
Ma vie s’en est allée à la dérive.
N’est-il donc pas temps de toucher le port ?
N’est-il pas temps d’atterrir en la mort ?
Amis,
Tout m’a trahie.
Au temps des premières épreuves
L’amour m’a laissée seule et veuve ;
Moi que vous avez vue tendre la main
Et mendier mon pain,
Ô cœurs simples, pouvez-vous concevoir
Qu’à mes pieds, qu’à ces pieds ont fumé les encensoirs ?
Pour la dernière fois,
Ô mon passé défunt, salut à toi !
L’humanité
Ne m’a pas accordé
La retraite où je me voulais exalter ;
Non, pas même
Le refuge d’être moi-même,
Pas même
Le silence et la solitude,
Après une route si rude
Pas même l’asile
Et l’exil
De la nuit tranquille.
Les fatalités sur mon passage
Ont suscité celui qui a remis mon être en esclavage ;
Et je n’ai pu m’enfuir
En l’avenir
De rêver loin du monde et du désir.
Et la vie renaîtrait ?
Le jour me reprendrait ?
Je me réveillerais ?
Tout ce qui m’a trahi,
Tout ce que j’ai maudit,
La vie,
La course sans merci,
L’errance sans fin et sans achèvement,
Tout aurait son recommencement ?
Non ! plus de la terre ! plus du monde ! plus des cieux !
J’ai voulu mourir, hommes, et je veux
Mourir… oh ! laissez-moi !
Rien ne peut plus rien en moi.
Morne silence.
La Mendiante reste les yeux vagues, le front sombre.
Alors les deux Bûcherons se rapprochent, et, le cœur plein d’apitoiement, vers elle ils se penchent.
Melchior, Gaspard et Balthazar, au fond, attendent, attentifs et recueillis.
Ô pauvre femme,
Que parles-tu de mourir ? tu ne peux pas mourir ! dans ton âme,
Sache, quelque chose est né
Oui te tient à tout ce que tu veux abandonner,
Quelque chose qui renoue le cours de ta destinée :
Oui, quelque chose est né
Qui est ce but que tu cherchais,
Ce terme où ta vie aboutissait
Et cette fin
Du destin.
Oh ! tu ne pouvais pas quitter la vie !
Tu ne peux pas quitter la vie !
Sache ! tu vas donner la vie !
Sache-le, ô femme ! dans tes flancs
Tu portes un enfant.
Un enfant…
Elle s’est levée, subitement illuminée, transfigurée.
Long silence.
Melchior, Gaspard et Balthazar s’avancent successivement.
Femme, je vous salue,
Vous conçue
Dans le péché originel
Et sous le poids des fatalités éternelles.
Car aujourd’hui
Vous voici,
Ô mère des races,
Vous voici toute pleine de grâce,
Et le salut est avec vous,
Vous qui portez la vie en vous.
Et parmi les créatures et l’infini,
Je le proclame, vous êtes bénie,
Et c’est ce fruit de votre flanc,
L’enfant,
Qui fait que telle vous voilà saluée et bénie à travers les temps.
Ô sainte femme,
Mère de l’âme des âmes,
Ayez en votre pitié
La vie qui va à vos pieds ;
Et qu’ainsi cela soit
En l’éternité de la loi !
Les deux Bûcherons :
Elle a désiré l’amour, et dans l’amour
Sa vie n’a pas fini son cours.
Elle a désiré la gloire, et la gloire a blessé
Son âme rassasiée.
Et puis la créature
A voulu s’en aller hors de la nature ;
La femme
Exorcisa l’humanité de son âme ;
La pauvre mortelle
S’est exaltée vers une vie spirituelle.
Et le fils de la nature
S’est rencontré avec la pâle créature ;
Et le fils de l’humanité
A rejeté
La femme dans le monde de l’humanité.
Mais aimer et souffrir, c’est la loi,
Et laisser après soi
D’autres pour vivre et souffrir comme soi.
Mais c’est la loi, rêver les plus folles merveilles,
Et que d’autres ensuite aient des errances toutes pareilles.
La loi, c’est tout vouloir,
C’est se hausser vers les cieux les plus illusoires,
Et que sans cesse d’autres
Du vouloir immortel soient les apôtres.
Au temps des amours fatidiques,
Celui que j’ai aimé me dit de sa voix prophétique,
De sa voix de mourant,
De sa voix d’idéal amant :
Notre amour,
C’eût été que ne périsse pas notre jour ;
Notre amour, c’eût été que ce que nous étions
Se perpétue parmi les générations ;
Notre amour, que n’a-t-il donc été
La continuité
Des joies et des douleurs par où nous avons passé 3
Notre amour, oh ! c’était, femme, que je sois père,
C’était que tu sois mère.
Et puis,
Au sein des fards, des fleurs et des folies,
Le chevalier de mon âme meurtrie,
Le chevalier du passé de ma vie,
Oui, celui qu’évoquèrent mes mélancolies,
Il a dit, il a dit :
Va et cherche ta route !
Elle fleurira, ton âme absoute.
Alors, comme j’allais quitter
L’humanité,
Du fond de l’inconnu sur mon chemin
S’est levé le jour du destin,
Et voici que s’accomplit la fin.
Je vais être mère ;
Sur la terre
Je ne mourrai pas tout entière.
Ô mon enfant, dans ton âme
J’enfanterai et je mettrai et je reposerai mon âme,
Dans ton jeune cœur
Battra mon cœur,
Et ta chair
Ce sera ma chair.
Chair
De ma chair,
Cœur
De mon cœur,
Âme
De mon âme,
Toi, toi, toi
Qui vas être moi,
Ô inconcevable joie !
Et comme moi
Tu iras ta destinée
Et ta destinée
Sera que se perpétue ma destinée ;
Et de toi-même un jour
L’enfant viendra au jour
Et ce sera ton tour
Et ce sera son tour
D’aimer
Et de souffrir parmi l’humanité.
…Oh ! que le cours des choses soit béni !
Ma vie
Est accomplie…
L’enfant naîtra,
L’enfant vivra,
L’enfant sous les cieux immortels respirera.
FINALE
Midi, roi du jour, roi du monde,
S’épanouit en splendeurs profondes,
En chaleurs fécondes.
Le soleil rayonne au zénith
Et les plus antiques rites
Accomplissent leur orbite.
La vie universelle
Parmi les choses et dans les âmes se révèle.
L’amour ne meurt pas, l’amour règne
Heureux le cœur qui saigne !
Les proscrits sont triomphateurs ;
Heureux le cœur qui pleure !
Le verbe traverse les gouffres ;
Heureux le cœur qui souffre !
Que s’épandent les chants,
Que l’encens
Monte des hymnes concertants !
Que dans les yeux
Reluise l’or des cieux !
Cueillons les fleurs,
Et que les cœurs
S’ornent de la myrrhe des pensers rêveurs !
Il fallait le martyre
Pour continuer le devenir.
Il fallait, ô femme,
Que le glaive transperce ton âme…
Afin que la conscience
Au fond des cœurs ait sa délivrance.
Versons les arômes,
Les plus suaves baumes,
L’encens des plus célestes psaumes.
Que les regards
D’or éclatant se parent !
Que la myrrhe en blanches floraisons
Monte à travers les horizons
Dans les rêves les plus profonds !
Le cycle des fatalités
Peu à peu s’est déroulé.
Les épreuves ont suivi leur cours ;
Chaque sacrifice a eu son jour.
Et maintenant
Tout a son achèvement.
Absolu ! absolu !
Toi l’inobtenu !
Toi l’inconçu !
Absolu, tu résides aux cieux
Et nos yeux
Voguent vers ton fanal miraculeux.
Absolu, l’inatteignable,
Phare des mers innavigables !
Tu sièges dans l’infini,
Et nos êtres éblouis
Courent vers toi les courses sans merci.
Absolu, roi des cœurs,
Dieu, qui veux que pour toi l’on meure,
Absolu, rêve de nos frêles heures,
Tu règnes dans l’impossible,
Et nos tristes esprits brûlés d’ardeur inextinguible
Se brisent et se disséminent
Dans l’océan que ton rayonnement illumine.
Absolu, ô notre foi,
Absolu, ô notre loi,
Absolu, c’est pour toi
Et c’est par toi
Que tout marche dans le destin
Et que tout va vers sa fin
Et que rien n’est perdu
Et que la vie va vers le but,
Absolu, ô absolu !
Ô visions !
Ô dilections !
Ô réalisations !
Viennent les blancs quadrilles
Des jeunes filles…
Les futures femmes
Avec des âmes
Où passeront les flammes…
Les futures mères
Aux yeux austères,
Aux cœurs de tendresse séculaire…
Toutes,
Au long de la route,
Sous la divine voûte…
Viennent les fiancés
Qui seront les mariés…
Les jeunes époux
Les bras noués aux cous
Des bien-aimées aux cœurs fous…
En de mélodiques arpèges,
Avec des fleurs de neige,
En immenses cortèges…
Et les ancêtres,
Les maîtres,
Au point de disparaître…
Les aïeux
Joyeux
Quand les races se multiplient sous les cieux…
Qu’ils viennent
Et qu’elles viennent
Et que chacun s’en vienne…
Et répande des fleurs
Et répande ses pleurs
Et répande son cœur…
Femme, à ta divinité d’amante
J’offre l’encens aux fumées glorifiantes…
Femme, à la reine que tu étais
J’offre l’or aux suprêmes reflets…
J’offre, ô femme, à la mère que tu deviens
La myrrhe, ainsi qu’aux temps anciens.
La Fin d’Antonia a été composée pendant la seconde moitié de l’année 1892 et le commencement de 1893, et publiée en 1893.
Elle a été représentée pour la première fois à Paris, au Théâtre du Vaudeville, le 14 juin 1893. La distribution était :
Mlle Mellot (la Mendiante), MM. Lugné-Poe (le Jeune Berger), Raymond et Ravet (les Bûcherons), Magnier, Desmart et Daumerei (Melchior, Gaspard et Balthazar).
Le décor et les costumes étaient de M. Maurice Denis.