Aout 1914 - Aout 1918

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Aout 1914 - Aout 1918
Revue des Deux Mondes6e période, tome 46 (p. 481-486).
AOÛT 1914 - AOÛT 1918

La cinquième année de la guerre a commencé.

L’heure n’est-elle pas propice à jeter un regard sur le panorama des quatre années que nous venons de vivre ?

Du 1er août 1914 au 1er août 1918, quelle succession tragique de péripéties ! La mobilisation : spectacle d’une émotion, d’une beauté inoubliables, qui portait en soi la promesse de toutes les merveilles de dévouement et d’héroïsme qui l’ont suivi. Le sacrifice belge : l’immolation sans une réticence de tout un peuple au devoir et à l’honneur. La réponse britannique à la félonie allemande retentissant aux oreilles de M. de Dethmann Hollweg comme le présage de la défaite. Nos espoirs des premières semaines tout d’un coup dissipés à la lecture, un matin de la fin d’août, du communiqué cruellement et volontairement brutal : « De la Somme aux Vosges… » Le retournement. La victoire de la Marne qui fixe le destin !

L’empire britannique déploie son incomparable effort. Quelle vision, en janvier 1915, que celle des superbes bataillons accourus volontairement à l’appel de Lord Kitchener qui les passe en revue ! Des soldats magnifiques, — sans armes.

L’Entente doit forger son armure en pleine bataille. Au mois de juin 1915, pas un fusil n’est sorti des manufactures anglaises. Chez nous, il a fallu d’abord donner du pain aux 75, improviser toutes les fabrications qui, en ces mois de début, se commandent et se gênent l’une l’autre. Peu à peu, la clarté et l’ordre se dégagent du chaos et des ténèbres. Grâce à nos ouvriers et à nos ouvrières, à nos ingénieurs, à nos industriels tendus d’un effort désespéré vers le but qu’il faut atteindre sous peine de mort, des miracles se réalisent. Notre industrie chimique sort des limbes. Les explosifs se font. La fabrication du 75 et de ses obus se régularise. A l’anniversaire de la déclaration de guerre, au seuil de la seconde année, notre armée compte 272 batteries d’artillerie lourde au lieu des 68 du début. Fin, octobre 1913, les trois quarts des pièces de gros calibre sur lesquelles nous vivrons jusqu’au milieu de 1917, sont en commande.

En mai 1915, aux accents d’un poète de génie, sous l’inspiration d’un Roi imbu des traditions de sa maison, par la volonté bienfaisante d’hommes d’Etat comme les Salandra et les Sonnino, l’Italie, accomplissant son destin, se range à nos côtés. Le 24 août 1915, à la nouvelle de la mobilisation bulgare répond l’ordre lancé de la rue Saint-Dominique au général Bailloud de prendre toutes les mesures pour envoyer par Salonique une première division au secours de la Serbie. L’expédition de Salonique est faite.

Le second hiver de la guerre. L’année 1916, l’année de Verdun ! En arrêtant l’Allemand devant la ville qu’il voulait à tout prix conquérir, notre Poilu a dépassé le but qui lui était assigné. Il n’a pas seulement conservé à la France sa citadelle : il a gagné la guerre. L’entrée en scène des Etats-Unis fut le prix de son héroïsme. Avant qu’elle ne se produisît, un grand espoir vite éclipsé a illuminé les premiers jours de la troisième année de guerre : la Roumanie s’est jetée dans la lutte. L’Allemagne ne négligera rien pour l’écraser. La vaillante armée roumaine, après avoir cueilli de brillants succès, puis subi de durs revers, s’était reprise. Elle le devait pour une grande part, — sa gratitude l’a maintes fois proclamé, — à l’appui de la mission française.

Saluons après nos poilus leurs chefs, ces officiers formés à notre Ecole de guerre, auxquels la France et l’Entente devront pour une grande part la victoire. Sans désigner personne, qui ne sait l’œuvre que nos états-majors ont silencieusement accomplie dans les jours les plus tragiques ? Depuis les transports par chemin de fer de la mobilisation jusqu’à l’organisation de la navette automobile sur la Voie sacrée de Bar-le-Duc a Verdun, — pour ne citer que deux faits entre mille, — quelle valeur professionnelle, quelle maîtrise affirmées ! Qui a vu fonctionner en pleine retraite de Charleroi le grand Quartier Général, avec la sûreté et la précision d’un mécanisme bien réglé, ne l’oubliera de sa vie.

Sous l’impulsion et le contrôle de chefs tels que ceux-là, on pouvait beaucoup attendre des divisions roumaines. C’était compter sans la défection russe. L’Entente n’y eût sans doute pas résisté, si à la même époque n’avaient surgi la décision du président Wilson et la déclaration de guerre des Etats-Unis.

La quatrième année des hostilités a vu se développer les conséquences fatales de la défection russe et poindre, plus rapidement qu’il n’était permis de le prévoir, les premiers résultats de la coopération des Etats-Unis. Paris, sous le canon ennemi, comme Londres sous les Gothas, a gardé le calme et la tenue qui conviennent à des capitales dignes de leurs peuples et de leurs armées. La cinquième année de guerre trouve tous les peuples de l’Entente maîtres de leurs nerfs, sûrs de leur volonté, résolus à aller jusqu’au bout.


Comment oublieraient-ils que les maux subis depuis quatre ans passés, les deuils innombrables infligés, les pertes de toute nature accumulées, l’ont été par la volonté d’un homme et d’un peuple étroitement unis dans une folie de domination ?

La responsabilité de la guerre, l’Allemand a tout tenté pour la rejeter de ses épaules. La diplomatie tudesque a d’abord essayé d’attribuer à la Belgique l’initiative et la préparation du conflit : réédition sans grâce et sans profit d’une fable trop connue. Elle a voulu imputer à la France l’odieux de l’agression ; ses propres compatriotes l’ont saisie en flagrant délit de mensonge : la légende de l’avion français survolant Nuremberg fut démentie par le bourgmestre de la cité allemande. Elle a accusé l’Angleterre : invention ridicule, lorsqu’on se rappelle les initiatives multiples, les efforts incessants du gouvernement britannique au long des douze jours qui séparèrent l’ultimatum autrichien de la déclaration de guerre afin d’obtenir une solution pacifique. En désespoir de cause, l’ingénieux M. de Kühlmann dans le discours qui fut son chant du cygne, s’est avisé de dénoncer le tsarisme : c’était bien joué. Un léger détail s’oppose à ce que cette dernière invention trouve même un instant créance près de l’auditoire le mieux disposé. Je veux parler de la dépêche que, le 29 juillet 1914, Nicolas II adressait au Kaiser pour lui demander de soumettre le différend austro-serbe au Tribunal de la Haye. Le gouvernement impérial allemand a, il est vrai, négligé de faire figurer ce télégramme trop significatif à son Livre Blanc… Ainsi s’écroulent l’un après l’autre, l’un sur l’autre, les mensonges de l’Allemagne. L’accumulation même de ses fourberies démontre assez le prix qu’elle met à tromper l’opinion universelle.

Elle a raison. Question capitale en effet qui doit toujours être présente à nos esprits, que celle de l’origine de la guerre. S’il est exact, comme il l’est, qu’un gouvernement et un peuple aient déchaîné sur le monde le fléau dont il est dévoré, qui doutera que la paix ne peut être réellement établie que le jour où ce peuple et ce gouvernement criminels auront été mis dans l’impuissance de renouveler leur forfait ?


Ainsi la connaissance des origines de la guerre dicte sa conclusion nécessaire.

Depuis quatre ans, on a souvent, et d’autant plus souvent qu’on s’éloignait davantage du début des hostilités, posé ce point d’interrogation : quels sont nos buts de guerre ? — Rectifions avant tout une terminologie impropre. Que l’Allemagne, qui a voulu et déclaré la guerre, se propose des buts de guerre, d’accord. L’Entente, qui l’a subie, ne connaît que des conditions de paix. — Quelles sont donc les conditions de paix qu’elle serait disposée à accepter ?

Notons qu’elle n’a pas eu jusqu’ici à en refuser. Des esprits inquiets se sont parfois demandé si les gouvernements de l’Entente n’auraient pas laissé d’aventure échapper le rameau d’olivier qui leur aurait été tendu. De récents événements ont dû apporter quelque apaisement à leur souci. L’Allemagne a montré avec éclat, par deux fois, coup sur coup, ce qu’elle cache sous le nom de paix. La paix de Brest-Litovsk en premier lieu : Ubi servitudinem faciunt, pacem appellant. Et la paix de Bucarest a, j’imagine, achevé de convaincre ceux que l’expérience précédente n’aurait pas encore éclairés.

En présence de tels actes, quelle imagination serait assez folle pour rêver que le militarisme prussien ait pu jamais concevoir la pensée de se condamner lui-même, de se suicider, en offrant à la France la restitution de l’Alsace-Lorraine, symbole vivant de sa puissance ? Il est d’ailleurs d’autres Alsaces-Lorraines. Quand l’Italie est entrée en guerre, n’est-ce pas dans l’espoir de libérer les terres irredente ? Le jour où la Roumanie a pris la résolution de se joindre à l’Entente, ne se proposait-elle pas de délivrer du joug hongrois pour les réunir à elle ses frères de Transylvanie ? L’Entente ne l’ignorait pas. La force et l’honneur de notre cause, ce qui en assure le triomphe, c’est que notre salut est lié au salut, à la libération des nationalités opprimées.

La conséquence la plus heureuse sans doute du retentissant incident Czernin aura été de dissiper l’illusion autrichienne. Des politiques subtils, autant que bien intentionnés, nourrissaient l’espoir de se faire une alliée de l’Autriche délivrée, grâce à nous, du pesant joug de l’Allemagne. Ils ne mettaient pas en doute que le jeune empereur ne subit avec impatience le rôle qui, pour « brillant » qu’il soit, ne laisse pas d’être humiliant, d’éternel second. A supposer exacte l’analyse psychologique des sentiments prêtés à l’impérial et éventuel interlocuteur, restait à mettre sur pied la solution destinée à établir l’accord entre l’Entente et lui. Se figurait-on bonnement qu’en même temps qu’il offrait à la France l’Alsace-Lorraine qu’il ne détenait pas, il était prêt à amputer son empire de Trente et Trieste en faveur de l’Italie et à abandonner à la Roumanie les parties qu’elle réclame ? Y eût-il été par impossible disposé, comment l’aurait-il pu ? L’explosion de l’affaire Czernin a fait évanouir ces imaginations dont le moindre inconvénient n’était pas de nous détourner de la seule politique réaliste, loyale et susceptible d’aboutir.

Pour combattre l’Allemagne, on s’est enfin résolu à faire appel sans ambages aux éléments anti-allemands. Aux Tchèques, aux Tchéco-Slovaques qui réclament l’accès à une vie nationale et libre, l’Entente s’est décidée à répondre publiquement qu’elle faisait siennes leurs revendications. De même pour la Pologne. Ainsi s’éclairent et se coordonnent les conditions de paix acceptables par l’Entente. Elles s’opposent par une suite naturelle et logique aux desseins ennemis.

L’Allemagne a mis le monde en feu pour fonder sa domination économique et politique. Dès avant la guerre, ses dirigeants avaient prononcé l’arrêt de mort des petites nationalités. Fidèle aux principes formulés avec tant de précision et d’élévation parle Président Wilson, l’Entente lutte pour la réparation des crimes du passé par la délivrance des nationalités opprimées. Elle leur fait appel pour l’aider à atteindre la solution d’où découleront tous les autres résultats : la barrière posée pour jamais aux empiétements des insatiables ambitions germaniques, l’avènement d’une Société des Nations entre nations libres et maîtresses de leur sort.


Six mots résument les conditions de paix acceptables par l’Entente : « Il faut détruire le militarisme prussien. »

Que ce soit jusqu’à la fin de la guerre notre unique pensée, notre immuable mot d’ordre ! Rendre l’Alsace-Lorraine à la France ; réunir à l’Italie les terres irredente, à la Roumanie ses fils gémissant sous la domination hongroise ; appeler à l’indépendance les Tchèques, les Tchéco-Slovaques ; restaurer, avec les réparations qui lui sont dues, la glorieuse et infortunée Belgique ; relever la Serbie ; reconstituer la Pologne écartelée entre la Russie, l’Autriche et la Prusse, qu’est-ce donc sinon détruire le militarisme prussien ?

Ce n’est un paradoxe qu’en apparence de dire qu’il ne dépend plus de nous d’être vaincus.

Le Nouveau Monde n’est pas entré en scène, il ne franchit pas l’Atlantique, il n’accomplit pas les miracles quotidiens dont nous sommes les témoins émerveillés et reconnaissants, pour se contenter d’une paix bâtarde et trompeuse, grosse de tous les périls. Les Etats-Unis, et nous avec eux, nous ne nous arrêterons que le but atteint : le militarisme prussien détruit.

Si la partie est virtuellement gagnée, nos erreurs, nos fautes peuvent en retarder l’issue, prolonger les souffrances, augmenter les deuils. Quel moyen d’éviter, autant que possible, les fautes et les erreurs ? Un seul : tout oublier, tout écarter qui n’est pas le gain de la guerre.

Demain nous reviendrons, si nous en avons par malheur gardé le goût, aux mœurs et aux discussions d’antan. Aujourd’hui et jusqu’à la fin de la guerre, que rien n’existe pour nous que la victoire à remporter.

« Il faut détruire le militarisme prussien. »


A. MlLLERAND.