Aphrodite/Livre III/Chapitre VII.

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Slatkine reprints (p. 213-221).


VII

CLÉOPÂTRE


La reine Bérénice avait une jeune sœur nommée Cléopâtre. Beaucoup d’autres princesses d’Égypte s’étaient appelées du même nom, mais celle-ci fut plus tard la grande Cléopâtre, qui assassina son empire et se tua sur le cadavre.

Elle avait alors douze ans, et nul ne pouvait dire quelle serait sa beauté. Son corps maigre et long, dans une famille où toutes les femmes étaient grasses, déconcertait. Elle mûrissait comme un fruit bâtard, de souches étrangères, obscures, surgreffées. Certains de ses traits étaient violents comme ceux des Macédoniens ; d’autres lui semblaient venus du fond de la Nubie douce et brune, car sa mère avait été une femme de race inférieure et son origine restait douteuse. Sous un nez courbe, assez fin, on s’étonnait de lui voir des lèvres presque épaisses. Ses tout jeunes seins, très ronds, très petits et très séparés se couronnaient de grosses aréoles en boule : par là elle était fille du Nil.

La petite princesse habitait une chambre spacieuse, ouverte sur la vaste mer, et unie à celle de la reine par un vestibule à colonnes.

Elle y passait les heures nocturnes sur un lit de soie bleuâtre où la peau de ses jeunes membres, déjà finement teintée, prenait une coloration encore plus sombre.


Or dans la nuit où éclatèrent, très loin d’elle et de ses pensées, tous les événements qu’on vient de lire, Cléopâtre se leva bien avant l’aurore. Elle avait mal et peu dormi, inquiète de sa puberté récente, dans l’extrême chaleur de l’air.

Sans éveiller ses gardiennes, elle posa doucement ses pieds sur le sol, y attacha des anneaux d’or, ceignit son petit ventre brun avec un rang d’énormes perles et, ainsi vêtue, sortit de la pièce.

Dans le vestibule monumental, les gardes, eux aussi, dormaient, sauf un qui faisait sentinelle à la porte de la reine.

Celui-ci tomba sur les genoux et murmura en pleine épouvante, comme s’il ne s’était jamais trouvé aux prises avec un pareil conflit de devoirs et de périls :

« Princesse Cléopâtre, pardonne-moi… Je ne peux pas te laisser passer. »

La petite se redressa, fronça violemment les sourcils, donna un coup de poing sourd à la tempe du soldat et lui dit à voix basse, mais avec une espèce de férocité :

« Toi, si tu me touches, je crie au viol et je te fais couper en quatre ! »

Puis, elle entra silencieuse dans la chambre de la reine.

Bérénice dormait, la tête sur le bras, et la main pendante. Une lampe suspendue au-dessus du grand lit rouge mêlait sa lueur faible à celle de la lune que réfléchissait la blancheur des murs. La souple nudité de la jeune femme baignait ses contours lumineux et vagues dans une ombre légère, entre deux clartés.

Svelte et droite, Cléopâtre s’assit au bord du lit. Elle prit le visage de sa sœur entre ses petites mains, l’éveilla du geste et de la voix, disant :

« Pourquoi ton amant n’est-il pas avec toi ? »

Bérénice ouvrit en sursaut deux yeux admirables :

« Cléopâtre… Que fais-tu là ?… Que me veux-tu ? »

La petite répéta plus vivement :

« Pourquoi ton amant n’est-il pas avec toi ?

— Il n’est pas…

— Mais non, tu le sais bien.

— C’est vrai… Il n’est jamais là… Oh ! Cléopâtre, que tu es cruelle de m’éveiller et de me le dire.

— Et pourquoi n’est-il jamais là ? »

Bérénice poussa un soupir de douleur :

« Je le vois quand il le veut… le jour… un instant.

— Tu ne l’as pas vu hier ?

— Si… Je l’ai rencontré sur le chemin… J’étais dans ma litière. Il y est monté.

— Pas jusqu’au Palais.

— Non… pas tout à fait ; mais presque à la porte je le voyais encore…

— Et tu lui as dit…

— Oh ! j’étais furieuse… Je lui ai dit les choses les plus méchantes… oui, ma chérie.

— Vraiment ? » fit la petite avec ironie.

— Trop méchantes, sans doute, il ne m’a pas répondu… Au moment où j’étais toute rouge de colère, il m’a raconté une longue fable et comme je ne l’ai pas bien comprise je n’ai pas su comment lui répondre à mon tour… Il s’était glissé hors de la litière quand j’ai pensé à le retenir.

— Tu ne l’as pas fait rappeler ?

— De peur de lui déplaire. »

Cléopâtre, soulevée d’indignation, prit sa sœur par les deux épaules, et lui parla, les yeux dans les yeux :

« Comment ! tu es reine, tu es déesse d’un peuple, tu possèdes une moitié du monde, tout ce qui n’est pas Rome est à toi, tu règnes sur le Nil et sur toute la mer, tu règnes même sur le ciel puisque tu parles aux dieux de plus près que personne, et tu ne peux pas régner sur l’homme que tu aimes ?

— Régner… dit Bérénice en baissant la tête, c’est facile à dire, mais vois-tu, on ne règne pas sur un amant comme sur un esclave.

— Et pourquoi pas ?

— Parce que… mais tu ne peux pas comprendre… Aimer, c’est préférer le bonheur d’un autre à celui que jadis on voulait pour soi-même… Si Démétrios est content, je le serai, même en larmes, et, loin de lui… Je ne puis pas désirer une joie qui ne soit pas en même temps la sienne, et je me sens bienheureuse de tout ce que je lui donne.

— Tu ne sais pas aimer, dit l’enfant.

Bérénice lui jeta un regard attristé, puis elle étendit ses deux bras raidis de chaque côté de sa couche et gonfla sa poitrine en cambrant les reins :

« Ah ! petite vierge présomptueuse ! soupira-t-elle. Quand tu seras évanouie pour la première fois au milieu d’une étreinte aimante, alors tu comprendras pourquoi on n’est jamais la reine de l’homme qui vous la donne.

— On l’est quand on le veut.

— Mais on ne peut plus vouloir.

— Moi je le peux bien ! pourquoi ne pourrais-tu pas, toi qui es mon aînée ? »

Bérénice sourit de nouveau.

« Et sur qui ma petite fille, exercés-tu ton énergie ? sur laquelle de tes poupées ?

— Sur mon amant ! » dit Cléopâtre.

Puis, sans attendre que la stupéfaction de sa sœur eût trouvé des mots pour s’exprimer, elle reprit avec une exaltation croissante :

« Oui ! j’ai un amant ! Oui ! j’ai un amant ! Pourquoi, n’aurais-je pas un amant comme tout le monde, comme toi, comme ma mère, comme mes tantes, comme la dernière des Égyptiennes ? Pourquoi n’aurais-je pas un amant, puisque je suis femme depuis six mois et que tu ne me donnes pas un mari ? Oui, j’ai un amant, Bérénice, je ne suis plus une petite fille, je sais ! je sais !… Tais-toi, je sais mieux que toi-même… Moi aussi, j’ai serré mes bras à les briser sur le dos nu d’un homme qui se croyait mon maître. Moi aussi, j’ai crispé mes orteils sur le vide, avec le sentiment de lâcher prise dans la vie et je suis morte cent fois comme tu t’évanouis, mais aussitôt après, Bérénice, j’étais debout !… Tais-toi ! je suis honteuse de t’avoir pour souveraine, toi qui es l’esclave de quelqu’un ! »

La petite Cléopâtre toute droite se faisait aussi grande que possible et elle prenait sa tête dans les mains comme une reine d’Asie qui essaye une tiare.

Sa grande sœur qui l’écoutait, assise sur le lit et les pieds ramenés, se mit à genoux pour se rapprocher d’elle et posa les deux mains sur ses fines épaules.

« Tu as un amant, Cléopâtre ? »

Elle parlait maintenant avec timidité, presque avec respect.

La petite répondit sèchement :

« Si tu ne me crois pas, regarde. »

Bérénice soupira :

« Et quand le vois-tu ?

— Trois fois par jour.

— Où cela ?

— Tu veux que je te le dise ?

— Oui. »

Cléopâtre à son, tour interrogea :

« Comment ne le savais-tu pas ?

— J’ignore tout, même ce qui se passe au Palais. Démétrios est le seul sujet dont j’entende que l’on m’entretienne. Je ne t’ai pas surveillée, c’est ma faute, mon enfant.

— Surveille-moi si tu veux. Le jour où je ne pourrai plus faire ce qui est ma volonté, je me tuerai. Donc tout m’est égal. »

En secouant la tête, Bérénice répondit :

« Tu es libre… D’ailleurs, il serait trop tard pour que tu ne le fusses plus… Mais… réponds-moi, ma chérie… Tu as un amant… et tu le gardes ?

— J’ai ma façon de le garder.

— Qui te l’a apprise ?

— Oh ! moi seule. On sait cela d’instinct ou on ne le sait jamais. À six ans, je savais déjà comment je garderais mon amant plus tard.

— Et tu ne veux pas me le dire ?

— Suis-moi. »

Bérénice se leva lentement, mit une tunique et un manteau, aéra ses lourds cheveux collés par la sueur du lit, et ensemble toutes deux sortirent de la chambre.

D’abord la jeune fille traversa le vestibule et alla droit au lit qu’elle venait de quitter. Là, sous le matelas de byssos frais et sec, elle prit une clef ciselée à neuf. Puis, se retournant :

« Suis-moi. C’est loin, » dit-elle.

Au milieu du vestibule, elle monta un escalier, suivit une longue colonnade, ouvrit des portes, marcha sur les tapis, les dalles, le marbre pâle et vingt mosaïques de vingt salles vides et silencieuses. Elle redescendit un escalier de pierre, franchit des seuils obscurs, des portes retentissantes. De place en place il y avait sur des nattes deux gardes endormis, leurs lances à la main. Longtemps après, elle traversa une cour illuminée par la pleine lune, et l’ombre d’un palmier lui caressa la hanche. Bérénice suivait toujours, enveloppée dans son manteau bleu.

Enfin, elles arrivèrent à une porte épaisse, bardée de fer comme un torse guerrier. Cléopâtre glissa la clef dans la serrure, tourna deux fois, poussa la porte : un homme, un géant dans l’ombre se leva tout entier au fond de sa prison.

Bérénice regarda, eut une émotion et, penchant le col, dit très doucement :

« C’est toi, mon enfant, qui ne sais pas aimer… Du moins pas encore… J’avais bien raison de te le dire.

— Amour pour amour, j’aime mieux le mien, dit la petite. Celui-là du moins ne donne que de la joie. »

Puis, toute droite au seuil de la chambre et sans faire un pas en avant, elle dit à l’homme debout dans l’ombre :

« Viens baiser mes pieds, fils de chien. »

Quand il eut fait, elle lui baisa les lèvres.